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Le vrai problème, c’est le chômage.

Publie le mardi 17 juin 2003 par Open-Publishing

http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3232--324082-,00.html

Aucune bonne réforme des retraites ne sera possible tant que le chômage et la précarité resteront à un tel niveau. Dans l’état actuel du marché du travail, demander aux salariés de travailler deux ans de plus, c’est faire 1 400 000 chômeurs en plus. Si l’on repousse le départ en retraite de deux années, en effet, non seulement la population active ne va pas diminuer (comme on nous l’a si souvent dit), mais elle va augmenter dans ces proportions. Ce ne serait pas très bon pour les chiffres du chômage. Et cela n’aurait qu’un effet virtuel sur le financement des retraites si ces 1 400 000 bientôt retraités ne cotisent pas parce qu’ils sont au chômage... On va remplacer des retraités mal pensionnés par des chômeurs mal indemnisés !

Aujourd’hui, quand un salarié solde sa retraite (à 61 ans en moyenne), il est au chômage, en préretraite ou au RMI depuis trois ans en moyenne. Rendre obligatoires deux années de cotisation supplémentaires sans avoir fait radicalement reculer le chômage ne sert à rien : cela revient à demander aux gens de travailler plus longtemps alors qu’ils manquent déjà de travail. Le vrai problème, c’est le chômage.
Une deuxième raison nous force à lier le dossier des retraites et celui du chômage : il y a aujourd’hui plus de 3 900 000 inscrits à l’ANPE (toutes catégories confondues), 1 million de RMistes et 4 millions de salariés précaires. A un tel niveau, chômage et précarité déséquilibrent complètement la négociation entre salariés et entreprises : le "si t’es pas content, tu peux aller voir ailleurs", dit ou non dit, remplace souvent toute vraie négociation.

Combien de millions de salariés doivent se contenter des conditions de travail et du salaire qui leur sont imposés ? De ce fait, la part des salaires dans la richesse nationale a chuté de 76,6 % en 1980 à 68 % aujourd’hui. Plus de 8 % de chute sur un PIB de 1 500 milliards d’euros, ce sont, cette année, quelque 120 milliards d’euros qui vont rémunérer le capital, alors qu’ils iraient aux salariés si le marché du travail retrouvait l’équilibre de 1980. Il ne faut pas s’étonner que la bulle financière ait autant enflé et que le salaire moyen stagne.
Oui, si nous étions capables de ramener le chômage et la précarité à leur niveau de 1980, les salaires remonteraient nettement et nous nous donnerions des marges de manœuvre considérables pour financer l’action publique, la "Sécu" et les retraites... Les deux dossiers (retraites et chômage-précarité) sont totalement liés. On ne pourra pas sauver les retraites si l’on n’arrive pas à sortir du chômage de masse.
Depuis vingt ans, les premiers mois de tout gouvernement (de droite comme de gauche) ont été systématiquement marqués par l’annonce d’un grand "plan pour l’emploi". Un an après l’arrivée de Jean-Pierre Raffarin, nul ne peut dire si le gouvernement a conscience que chômage et précarité sont la première préoccupation des Français. Aucune politique n’a encore été définie dans ce domaine !
Comment sortir du chômage ? La baisse des charges qui fut longtemps le leitmotiv de la droite - et d’une partie de la gauche - semble rangée aux oubliettes. Son rapport coût/efficacité a toujours été mauvais, et l’énormité des déficits sociaux ("Sécu" et retraites) fait que nul, même au Medef, ne demande plus une baisse des charges. Le gouvernement en est réduit à attendre le retour de la croissance comme d’autres attendent Godot.

Il y a un an, débattant avec Jean- Pierre Raffarin, je lui demandais comment il pensait financer les baisses d’impôt qu’il annonçait ; comment il pensait s’attaquer au chômage ou financer les retraites. A chaque fois la réponse était la même : la croissance ! La croissance va revenir ! Je lui mis sous les yeux la courbe de la croissance en France depuis quarante ans. Il me l’arracha des mains. La courbe, en effet, est très parlante : la croissance, qui était en moyenne de 5,6 % dans les années 1960 et de 3,7 % dans les années 1970, n’était plus que de 2,2 % dans les années 1980 et de seulement 1,8 % en moyenne dans les années 1990 (source Insee). D’ici à 2010, on peut craindre que la croissance moyenne ne soit inférieure à ce 1,8 % : comme les Etats-Unis et l’Allemagne, notre pays vient en effet d’atteindre le niveau maximum d’endettement autorisé (60 % du PIB). On commence à couper dans les budgets de recherche, dans les investissements d’infrastructures (TGV, routes nationales...), dans les retraites. Ces décisions auront toutes un effet négatif sur la croissance.
Comment peut-on croire encore que la croissance va revenir et va régler tous nos problèmes ? En réalité, la crise sociale finira par provoquer une vraie crise économique : comme le disait Henry Ford au début des années 1920, la société de consommation a besoin de consommateurs.

C’est une erreur dramatique que de croire que de la croissance viendra la solution de la crise sociale. C’est au contraire d’une action radicale contre le chômage et la précarité que l’on peut espérer le retour de la croissance (et la sauvegarde des retraites).
Nous produisons de plus en plus de richesses avec de moins en moins de travail. En soi, c’est une bonne nouvelle. Mais comme la durée du travail a très peu baissé depuis trente ans, cette bonne nouvelle aboutit à un scandale, à un non-sens absolu : au lieu de profiter à tous, ce surcroît d’intelligence collective débouche sur un chômage massif pour certains et sur une stagnation des salaires (et un stress croissant) pour beaucoup d’autres.

On ne pourra pas sortir du chômage et sauver les retraites sans un vrai débat sur le temps de travail tout au long de la vie. Travailler moins - nettement moins -, mais plus longtemps ? C’est sans doute la meilleure (ou la seule) solution si nous voulons construire un nouveau contrat social garantissant à chacun un travail, un salaire puis une retraite lui permettant de vivre dignement. La droite est incapable d’ouvrir ce débat. C’est à la gauche, une gauche renouvelée, de le faire.

Pierre Larrouturou est le promoteur de la "semaine de quatre jours".