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Les intellectuels dans le fascisme, des complices ou des frondeurs ?

Publie le vendredi 30 septembre 2005 par Open-Publishing

Engagé dans l’écriture d’un livre de mémoires, le réalisateur intervient dans la polémique sur les organisations universitaires fascistes, récemment soulevée par un livre de Mirella Serri et ensuite par le Corriere. Une époque vécue à la première personne.

de Carlo Lizzani Traduit de l’italien par Karl&Rosa

S’étonner encore que dans ce territoire confus de poussées innovatrices et conservatrices, d’invectives antibourgeoises et anticapitalistes et de rappels à l’ordre, aient pu aussi se trouver en position de protagonistes ou de soutiens des poètes ou des philosophes, des peintres ou des cinéastes signifie ignorer les traits originaux du mouvement mussolinien.

Le totalitarisme fasciste - tant qu’on n’arriva pas à la catastrophe de la guerre - réussit à harmoniser (voilà le vrai mystère, ou en tout cas le problème historique sur lequel devraient vraiment réfléchir les révisionnistes d’aujourd’hui) toutes les poussées à l’origine de la "modernisation" qui en constituaient le trait de fond, (avec le "social"), avec un horizon de fin dix-neuvième siècle encore restreint au cadre de la "nation prolétaire" et dans les limites - déjà sur le déclin dans le monde entier - de nouveaux, velléitaires rêves coloniaux.

Le fascisme, en somme, comme route vers un socialisme "national", à une époque où est en train de commencer, irréversible, le déclin des nations et de leur logique d’expansion. Une logique qui voit (qui vit, jusqu’aux premières années du XX siècle) la réponse pour son propre bien-être dans la prédation d’autres nations plus faibles, dans la recherche d’un "espace vital" de plus en plus ample légitimant la colonisation de ses voisins ou même dans la destruction d’autres races "inférieures" (les Juifs, les Slaves de l’Est, pour ne pas parler des Noirs etc. Et comme sommet, donc, le national-socialisme).

Oui, le fascisme comme processus de modernisation. Mais un homo (social patriote) homini lupus qui rend vaines - à cause de sa cécité par rapport au contexte - les valeurs de cette "modernisation" qu’il est pourtant en train de réaliser. Une tête qui met en œuvre la modernisation, tout le corps encore immergé dans le XIXème siècle.

N’ayons donc pas peur de reconnaître certaines intuitions et la valeur de certains "ouvrages du régime", que parfois l’antifascisme traditionnel a dû, sinon occulter, diminuer ou même ridiculiser. En somme, oui, les jeunes n’eurent pas seulement à Rome, mais aussi dans nombre de provinces des instruments de promotion (Cineguf, Teatroguf) dignes des universités américaines.

Il n’y avait pas besoin, pour percer, ou du moins pour se rapprocher du monde du spectacle, du journalisme etc. - même en partant des provinces les plus lointaines de Rome - de ce long calvaire que la démocratie n’est pas arrivée à épargner aux jeunes. Déjà en ’42, la petite ville de Trente catapulte vers le succès un jeune comme Luciano Emmer. L’enfant prodige de la scène italienne, Enrico Fulchignoni, est le lauréat du Teatroguf de Messine, avant Rome. Et il en va ainsi pour des centaines d’autres cas. Mais avec quelle contrepartie ? La guerre, le pillage des voisins.

Après, dans ces mêmes organismes, dans la presse juvénile, dans les littoriali [grandes rencontres universitaires sportives, artistiques ou culturelles organisées par le régime, Ndt] les parcours commencent à diverger. Et ils sont nombreux. De Ugo Spirito on peut remonter -à rebours - à Gentile, de Gentile à Croce et de là à une autre bifurcation : le libéralisme, le libéral socialisme ou, encore en arrière, Labriola et ensuite le marxisme. Et ici la rencontre entre fascisme de gauche (le fascisme social, l’anticapitalisme) et le marxisme.

Mais comment est-il pensable que ces parcours deviennent clairs, visibles dans un régime "modernisateur" mais totalitaire et encore plus dictatorial à cause de la guerre en cours ? Pourquoi ne pas se servir des rares fenêtres laissées ouvertes précisément à cause de cette profonde ambiguïté imprimée dans son code génétique ?

Il y en a une trace dans le lexique de la presse juvénile, de primauté, du cinéma.

Le lexique des Littoriali, des Guf, étudié de prés, mot par mot, raconte le passage d’un fascisme de gauche ("social", "révolutionnaire" qui prenait à la lettre les invectives antibourgeoises de la doctrine officielle) à des réflexions sur le pré fascisme et, pour certains jeunes déjà critiques du régime, à quelque formes transparentes d’opposition.

En feuilletant, par exemple, les pages de tant de journaux des Guf à partir de 1940, on rencontre souvent, à la place du mot "Nation" le mot "Pays".

"Nation" était une chose (le mot évoquait le nationalisme, le sang, la race). Quelques-uns - qui aura-t-il été le premier ? - commençaient à écrire pays. Un écho pigé de quelques pages de Vittorini ? Etait-ce une façon de se distinguer ? Certainement, et aucune censure ne pouvait rien y trouver à objecter.

Un autre terrain d’ambiguïté : celui du rapport individu société. Dans le langage fasciste il y avait la soi-disant bataille anti individualiste, antibourgeoise... On pouvait donc utiliser "anti individualiste" ( évoquant cependant un sens social différent). "Expérience individuelle" (une expression qu’on trouve dans quelques uns de nos articles), c’était encore quelque chose en plus. Le mot "expérience" veut déjà dire "se faire tout seul", "se déplacer de façon indépendante".

"Responsable", "se sentir responsable et promoteur" : l’adjectif "responsable" n’apparaissait jamais dans le lexique fasciste, parce que la responsabilité était le pouvoir. Toutefois, même en ce cas il était difficile qu’un censeur pût soupçonner une transgression.

"Humanité", par exemple, évoque plutôt le surnationalisme ; le fascisme n’en parlait jamais. Cela donnait le sens de quelque chose qui allait au delà des limites, des frontières. Et puis voilà, à la place du mot "Peuple", un autre genre de vocables : les "travailleurs", "les masses"...
Tout cela pour vous dire combien il était, dans le fond, fascinant de se lire et de découvrir des parentèles à travers des mots qu’à tâtons, dans une totale obscurité, nous arrivions à repérer et qui nous servaient de radars pour nous signaler les uns aux autres.

Reste le problème du refoulement, de l’auto absolution. Dans une saison où les évènements se précipitent et où la linéarité de l’histoire avec ses longs processus semble exploser, peut-être nombre d’entre nous, miraculés par le communisme et ayant été reçus à l’examen très dur de la Résistance, se sentirent-ils absous et sans risque d’appel de la part de quiconque.

Ce fut aussi grâce à cela que dans le bref délai de deux ans (de ’43 à ’45) se vérifia l’autre phénomène extraordinaire du XXème siècle italien : la transformation d’un parti de cadres (le PCI) en un parti de masse avec des millions de militants.

Oui, l’Histoire est schizophrène elle aussi et elle vit de ruptures, de sauts en arrière et de brusques sauts en avant, de moments di circularité et d’irrationalité qui voient cohabiter (non pas dialectiquement) des extrêmes opposés. Ce n’est qu’avec cet éclairage que l’on pourra comprendre les traits fondamentaux profonds du phénomène fasciste, ses ambiguïtés, ses paradoxes. Encore une idée justificationniste ? Non, seulement une clef de lecture pour les si nombreux paradoxes que nous livre l’histoire. Voulons-nous parler, par exemple, d’une théorie comme la théorie marxiste, née pour délier les nœuds du monde capitaliste le plus avancé et qui devient le petit livre rouge, Bible d’un monde paysan arriéré et nourriture pour les délires de Pol Pot et de la dynastie nord-coréenne ?

http://www.liberazione.it/giornale/050927/LB12D6E4.asp