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Les lauriers de l’obscurantisme

Publie le jeudi 20 avril 2006 par Open-Publishing
11 commentaires

Le choix du jury du livre politique de l’Assemblée nationale s’est porté en 2006 sur l’ouvrage de Caroline Fourest (La Tentation obscurantiste, Grasset, 2005). Ce choix ne peut manquer de laisser pantois les chercheurs en sciences sociales, politologues, historiens, universitaires qui ont la faiblesse de considérer que l’intelligibilité de notre société, le présent comme le futur de ses rapports avec d’autres cultures, notamment musulmanes, mais pas uniquement, requièrent une analyse minutieuse, un investissement effectif dans la complexité du terrain.

L’intérêt des analyses divergentes d’un phénomène politique complexe et multiple dans ses expressions (l’islamisme) reposant sur des méthodes d’investigation rigoureuses, n’est évidemment pas en cause. Cette diversité de vues est éminemment souhaitable. Elle fait partie intégrante de nos ambitions scientifiques quotidiennes. Et nous sommes trop viscéralement attachés à la liberté de la recherche pour contester à qui que ce soit le droit de penser autrement. Le problème tient bien à l’intronisation officielle accordée à un pamphlet qui s’érige frauduleusement en argumentaire rationnel, alors qu’il ne repose que sur le trafic des émotions, des peurs, permettant d’ânonner des lieux communs sur l’islam et les musulmans.

Des philosophes autoproclamés, des essayistes, ont entrepris, depuis quelques années, sous couvert de la "défense des Lumières" de la laïcité, de condamner ceux qui refusent de se plier au moule de leurs catégories sectaires. Ils jettent en pâture des listes de personnes accusées de "trahir les idéaux de la République" et d’être les "faire-valoir du radicalisme islamique". L’ouvrage de M me Fourest appartient à ce triste genre littéraire.

Ce tour de passe-passe essayiste consiste à disqualifier comme "islamiste", c’est-à-dire comme un danger social, tout musulman refusant de se démarquer explicitement de son appartenance religieuse. Il considère comme complices tous ceux qui refusent le simplisme de ces qualifications. La vieille rhétorique conspirationniste des élites intellectuelles contre la France est remise au goût du jour. Et, sous les habits du "progressisme", elle s’abreuve ainsi au mythe de l’anti-France. Ceux qui prétendent que la réalité de l’islam politique dans le monde musulman n’est accessible que par l’analyse de paramètres multiples observés dans les dynamiques locales (régimes corrompus, démocratisation avortée, répression aveugle...) et internationales (mondialisation libérale, conflit israélo-palestinien, invasion de l’Irak, appétits pétroliers du monde occidental...) et refusent l’amalgame "criminogène" de l’islam sont mis à l’index par le tribunal des raccourcis et de l’invective gratuite.

On a longtemps fustigé les partisans du cosmopolitisme. Aujourd’hui, on dénonce la cinquième colonne de ceux qui, à propos de l’islam et des musulmans, refusent le sens commun. Pierre Bourdieu a en son temps forgé, pour cette catégorie de philosophes autoproclamés plus prompts à flatter les ventres pleins de préjugés qu’à nourrir les cerveaux, la catégoried’ "intellectuel négatif".

La "méthode" (éminemment non scientifique) de sélection de la "vérité" consiste à prendre pour pertinent un discours caricatural, inquisitorial, pamphlétaire, truffé de préjugés, accessoirement d’erreurs, et essentiellement destiné à dénoncer les "autres" : musulmans, islamologues refusant de se soumettre au sens commun, journalistes, hommes politiques, militants antiracistes, laïques pragmatiques.

Bien moins que la paix sociale, cette désignation de l’autre (et accessoirement de "sa" religion) permet d’éviter d’assumer ses propres turpitudes, ses propres préjugés. Elle permet d’éluder la question des alliances surprenantes entre les héros (hérauts) d’un républicanisme forcené et les nostalgiques d’une France éternellement monoconfessionnelle et mono-ethnique. Elle permet d’exploiter tranquillement, et avec la bonne conscience de la morale pseudo-universaliste, le vieux fonds de commerce de la peur de l’autre.

Pour pouvoir comprendre un phénomène, encore faut-il chercher sérieusement, étudier les composantes et les causes historiques, sociales, économiques qui ont favorisé sa percée, son essor et ses mutations. Et analyser scientifiquement - il faut le répéter en ces temps d’obscurantisme et de délation - ne vaut ni adhésion ni rejet, y compris pour l’islam ! A l’inverse, les grandes vues eschatologiques et condamnatoires, aucunement fondées sur la connaissance du terrain, comme pour ne pas s’en trouver souillé, relèvent de la passion, que ce soit l’attachement excessif ou, comme dans le cas qui nous intéresse, l’antipathie aveugle.

Au Moyen Age, l’Eglise refusait au chercheur le droit de disséquer le corps humain, de relativiser son fonctionnement : elle imposait la méconnaissance.

Si tentation obscurantiste il y a, elle est parfaitement incarnée aujourd’hui par la haine viscérale de la connaissance scientifique qui se manifeste depuis quelques années à travers des essais comme celui de Caroline Fourest. En tout cas, et pour finir, nous aurions attendu du livre politique de l’année, peut-être avec trop de naïveté, qu’il invite à réfléchir les évidences, les clichés, et non à les intérioriser plus encore.

Jean Baubérot, directeur d’études à l’EPHE ;

Bruno Etienne, professeur émérite ; Franck Fregosi, chargé de recherche au CNRS ;

Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS ;

Raphaël Liogier, professeur des universités.

http://www.lemonde.fr/web/article/0...

Messages

  • merci pour cette déclaration
    qu’enfin les yeux s’ouvrent !

    • Attendez vous avez ouvert le livre ???? Il ne s’agit pas du tout de l’islam et des musulmans dans le livre mais de la manière dont une certaine gauche et sarkozy ont cloué au pilori les musulmans laiques et de gauche au profit des intégristes.

    • ... les musulmans laiques et de gauche au profit des intégristes. citez-vous.

      Mais pouvez-vous préciser ce que ces concepts recouvrent ?

      Car hélas, j’ai peur que les musulmans laïques et de gauche représente pour vous les personnes qui se sont dés-intégrées d’une partie de leur identité (leur religion)

      Ce qui est leur droit le plus strict

      Et que les intégristes sont ceux qui sont laïque, de gauche ou de droite et musulman.

      Ce qui n’est absolument pas contradictoire.

      Mais peut-être me trompe-je quant à votre interprétation.

      Si c’est la cas, je serais ravie de vous lire afin de comprendre votre point de vue.

      Louise

  • Il me semble que vous vous coulez vous aussi dans ce que vous dénoncez : jetez en pature un ou des individus, sur la base de préjugés. Vous dénoncez le manque de données objectives dans le livre de C. Fourest, mais vous n’en apportez pas plus dans votre critique. Du coup, votre papier ressemble à un reglements de comptes personnel et perd toute sa crédibilité.
    Par ailleurs, et si vous aviez lu les ouvrages précédents de l’auteure, vous auriez compris que son propos s’inscrit dans une démarche largement documentée et argumentée entreprise il y a déjà plusieurs années.

    Mais revenons sur vos propos :
    "Ce tour de passe-passe essayiste consiste à disqualifier comme "islamiste", c’est-à-dire comme un danger social, tout musulman refusant de se démarquer explicitement de son appartenance religieuse".
    Visiblement, nous n’avons pas lu le même ouvrage. C. Fourest dénonce non pas les musulmans, mais la complaisance envers un islam radical (surtout de la part d’une certains groupes de gauche).

    Plus loin, vous dites : "Pour pouvoir comprendre un phénomène, encore faut-il chercher sérieusement, étudier les composantes et les causes historiques, sociales, économiques qui ont favorisé sa percée, son essor et ses mutations.". Il ne me semble pas que l’explication d’un phénomène amène obligatoirement son adhésion. Je n’ai pas l’impression que C. Fourest cautionne le racisme latent ou patent dont souffre les musulman-es ou la ’comunauté arabe’(si vous me permettait le terme). Elle dénonce principalement le fait que, par ’culpabilité’ ou par ignorance, certains sont complaisants vis à vis de dérives intégristes.

    Enfin vous dites : "En tout cas, et pour finir, nous aurions attendu du livre politique de l’année, peut-être avec trop de naïveté, qu’il invite à réfléchir les évidences, les clichés, et non à les intérioriser plus encore".
    Là encore, ce sont vos préjugés qui dominent. POurquoi ne vous lancez vous pas tout simplement dans un débat d’idées au lieu de fermer la porte à la contradiction ? POurquoi votre point de vue, vos préjugés et vos clichés seraient prépondérants sur ceux des autres ? Il m’a semblé au contraire que ce livre analysait la déterioriation du champs militant à gauche bien au delà des clichés. Oui, les traditionnels clivages trépassent dès qu’il est question d’intégrisme, et je préciserais d’intégrisme islamique parce que contre l’intégrisme chrétien, nous sommes encore tous d’accord.

    En tant que militante libertaire, j’ai eu la satisfaction, dans cet ouvrage, de trouver des éléments de réponse qui m’ont permis de mieux comprendre le délitement que je vis au quotidien, au sein des associations et organisations que je cotoie. Nous n’avions plus le droit, depuis quelques années, de dénoncer les dérives intégristes, sous prétexte qu’elles concernent ceux qui, par ailleurs, sont des victimes. Je suis personnellement ravie que le livre de C. Fourest prennne clairement position la dessus. Je suis féministe et je condamne le comportement de Condoleeza Rice ; je suis antiracite et je condamne le comportement des musulmans intégristes. Je ne vois ni cliché ni contradiction là dessous.

    Mais tout ceci est certainement a-scientifique, et si peu universitaire que vous vous contenterez surement, Messieurs, de sourire à la lectre de mon commentaire...
    Je vous laisse votre mépris, car j’ai la certitude que le progressisme ne sortira des mandarins de l’université.
    A bon entendeur !

    • Effectivement il est bien peu scientifique de justifier l’absence de faits et de données objectives d’un ouvrage par son inclusion dans une démarchequi serait elle (?) documentée.
      Par ailleurs c’est quoi pour vous exactement un "intégriste" ?

      Jips

  • "une France éternellement monoconfessionnelle"... dit Geisser, partisan de l’invention de l’"islamophobie" émanant voici une trentaine d’années de la République islamique d’iran. Geisser semble ignorer qiue la Loi de 1905 a fait un Etat laïque.
    Une laïcité attaquée par les religions revanchardes. Mais une laïcité qui a le mérite d’exister.
    Existe-t-il un pays où la majorité des croyants sont musulmans qui accorde un peu de place à la laïcité ?

    • Ce type de réponse montre bien la dangerosité des campagnes anti-mulsulmanes qui ganggrènent les publications comme l’ex-libertaire et neo-cons Charlie Hebdo. Merci à l’auteur de l’article de contribuer à à démasquer ces artisans d’un rapprochement entre une certaine frange de la gauche et les partisans de la défense d’une "l’identité française" complètement fantasmée.

      Pour répondre à 86.***.129.*** qui croit que les musulmans sont incapables de penser et de mettre en pratique la laicité, oui il y a des exemples : la turquie est un etat laique depuis plus de 80 ans et à 97% musulman, l’Irak de Saddam Hussein l’était également jusqu’à l’intervention des "défenseurs de la civilisation occidentale", la Palestine malgrés la victoire du Hamas reste laique (par ailleurs, les choses ne sont pas si simples, des chrétiens ont été élus sur les listes du Hamas), l’Afghanistan de Nagi Bullah était laique (jusqu’à ce que Nagi Bullah soit exécuté par les protégés de Washington qui ont mis en place la charia),etc...

      Jips

    • T’as plus qu’a t’abonner à Géo. Nan parce que c’est pas dans les livres de C. Fourest que t’aura la réponse à ta question ! :-)

      Un indice : ouais, yen a.

      Julien.

      Par ailleurs, il faut bien comprendre que pour une bonne partie de la planète, c’est bein notre version de la laicité qui est légèrement "revancharde", et non l’inverse...

      Philou, c’est toi filou...?

  • L’attachement à l’égard de l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi qu’à l’émancipation des individus semble respectable et C.Fourrest défend ses idées à juste titre.

    En revanche, l’amalgame réalisé entre la gauche pro-palestinienne et l’intégrisme musulman demeure abusif. Les militants sincères ne peuvent etre assimilés aux manipulateurs islamistes.

    Enfin, le prix du livre politique était déjà décridibilisé avant ce lauréat. Le jury se composent souvent des ténors de la médiacratie libérale et bien-pensante qui se récompensent eux-meme.