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Les salariés et la Constitution Européenne : le débat confisqué .

Publie le vendredi 27 mai 2005 par Open-Publishing

Parmi les arguments du camp du oui les plus malhonnêtes , il y a la dissociation du contexte local et du contexte européen . Le vote sur la constitution ne doit pas être l’occasion de sanctionner l’action du gouvernement, aussi néfaste soit-elle . Pas question d’associer l’Europe à nos turpitudes nationales. Et le doigt tutélaire et accusateur pointé vers ces masses qui osent parler du local, du pouvoir d’achat, forcément hors-sujet, forcément pusillanimes , face aux nobles considérations européennes . En résumé, le référendum ne doit pas se transformer en « raffarindum » .

Pourtant, un des ces raccourcis dont l’Histoire raffole vient justement nous rappeler le contraire . D’un côté , 9 salariés de l’ entreprise Sem-Suhner de Schirmeck (Bas-Rhin), dont certains avec plus de 25 ans d’ancienneté, à qui leur patron propose de gagner 110 euros par mois en Roumanie (un effet pré-Bolkestein ?) . De l’autre côté , M. Daniel Bernard, Président du CA de Carrefour, s’en va avec un matelas estimé à 38,9 millions d’euros : 9,9 millions d’indemnité de départ, l’équivalent de trois ans de salaire, auxquels s’ajoute , au titre de la retraite, le versement annuel de 40% du dernier salaire, soit 1,2 million d’euros bruts . Tout cela sans avoir réussi à redresser le cours de l’action carrefour (ce pourquoi il avait été mandaté). Enfin, une étude qui arrive à point nous rafraîchit la mémoire : le CERC-association , enfant du CERC ( Centre d’étude des revenus et des coûts) jadis supprimé par le gouvernement Balladur à cause des ses brûlots, publie ces derniers jours une note titrant sur 25 ans de stagnation du pouvoir d’achat des salariés (1) et démontrant « le grand bond en arrière de la condition salariale » (sic)...

Existe-t-il un sens caché derrière tous ces évènements ? S’agit-il d’une simple succession de coïncidences ou doit-on chercher un fil d’Ariane ? Pour ma part, je crois que ces faits sont les stigmates, dans un contexte de mondialisation économique, de plus de 20 ans de politiques économiques libérales dont l’essentiel au nom de l’Europe .

Les politiques conjoncturelles : plus de 20 ans de soumission française à l’Europe libérale .

Les partisans du non ne sanctionnent pas seulement 3 ans de politique conservatrice chiraquienne et 3 ans de soumission aux volontés du MEDEF : ils sanctionnent 30 ans de gestion libérale des affaires françaises (depuis les plans d’austérité Barre sous VGE) dont près de 20 au nom de L’Europe . Si l’on ôte les 2 premières années Mitterrand, la loi sur les 35 heures et la CMU (couverture médicale universelle), la politique économique et sociale française s’est toujours débattue entre néo et ultra-libéralisme . Cela a commencé par le « tournant de la rigueur » de 1982 à 1984 : face aux faiblesses concomitantes du commerce extérieur et du franc dans le SME , J.Delors, alors Ministre de l’économie et des finances dans le Gouvernement Mauroy décide d’un blocage des prix et des salaires en juin 1982 . Point d’orgue en mars 1984 : à la suite de la dévaluation de 2.5% du franc opérée par les ministres des finances des dix, les socialistes lancent un plan de rigueur visant au rétablissement des grands équilibres, qui se traduit par une restriction du déficit budgétaire ( baisse des dépenses et hausse des taxes sur les carburants) , le gel des embauches et la désindexation des salaires sur les prix, dans la fonction publique.

C’est le début de la désinflation compétitive et le signe de la victoire du dogme monétariste en France . Les socialistes devenus « gestionnaires » (noter la sémantique propre au secteur privé qui fait irruption dans la vie publique) adoptent cette politique dont les effets sont redoutables pour les salariés . Panel non exhaustif de mesures adoptées :

  désindexation des salaires sur les prix : avec pour conséquence la perte de pouvoir d’achat pour tous les salariés.
  Hausse brutale des taux d’intérêt (nominaux puis réels) afin de lutter contre l’inflation : avantage donné aux rentiers et au « franc fort », désavantage pour le crédit à la consommation et pour les entreprises qui désirent emprunter pour investir.
  Compression des dépenses publiques : au nom d’une idéologie rétrograde selon laquelle l’Etat doit se comporter « en bon père de famille » et ne pas connaître le déficit et s’endetter . Keynes se retournait dans sa tombe et ses fines analyses enterrées au profit d’une vulgate libérale qui remonte à Adam Smith, donc au 18ème siècle ...

L’Europe donc, celle du SME, celle de l’Acte unique de 1986, celle des critères de Maastricht et du pacte de stabilité, a guidé l’essentiel du discours et de la pratique de nos hommes politiques au pouvoir , qu’ils soient de droite ou de gauche .

Institutionnalisation des politiques conjoncturelles dans le TCE : l’invention du « structuro-conjoncturel » ?

Or ces « critères constitutionnels de politique conjoncturelle » sont aujourd’hui institutionnalisés . N’est-ce pas un nouvel oxymore ou, du moins, un paradoxe ? Le conjoncturel sur le plan économique devenant structurel sur le plan juridique . Florilège :

  Article I-53/2 (partie 1, titre VII « , le fonctionnement de l’union ») : « Le budget doit être équilibré en recettes et en dépenses » . Interdiction au niveau européen de toute politique keynésienne de relance de la consommation et de l’investissement à l’aide du déficit et consécration, de facto, des politiques ultra-libérales de rigueur .
  Article III/156 (Partie III, Titre III, Chap. 1, Section 4) : « Dans le cadre de la présente section, les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont INTERDITES. » . De quelles restrictions parle-t-on ? Du contrôle des mouvements de capitaux . Mais tout est contenu dans le flou du mot « restrictions » : quantitatives, tarifaires , fiscales ? Le message est pourtant clair : que ceux qui espèrent voir un jour une « taxe TOBIN européenne » renoncent . Et la CJCE se chargera probablement un jour de le rappeler .
  Article III-179/3 (Partie III, titre III, Chap. 2, Section 1) : « (...) , le Conseil, sur la base de rapports présentés par la Commission, SURVEILLE l’évolution économique dans chacun des États membres et dans l’Union, ainsi que la conformité des politiques économiques avec les grandes orientations visées au paragraphe 2 » . Principe de méfiance vis-à-vis de toute politique interne qui sortirait des principes libéraux établis par l’union.
  Article III-184/1(partie III, titre III, chap. 2 Section1) : « les Etats-membres évitent les déficits publics excessifs ». Pas nouveau depuis Maastricht, mais une consécration au plus au niveau de l’abandon de souveraineté en matière de politique budgétaire après celui de la politique monétaire .
  Article III-184/2 : « La Commission SURVEILLE l’évolution de la situation budgétaire et du montant de la dette publique dans les États membres POUR DECELER LES ERREURS MANIFESTES (...) » . Bien entendu , la commission qui n’a jamais fait « d’erreur manifeste » d’appréciation contrôle des gouvernements légitimes . Mais sur quelle base ?
  Article III-185/1 (partie III, titre III , chap.2, section 2 ) : « L’objectif principal du Système européen de banques centrales est de MAINTENIR LA STABILITE DES PRIX » . Institutionnalisation de la primauté de la lutte contre l’inflation sur tout autre objectif (croissance, lutte contre le chômage ...) .

C’est au nom de l’Europe que les salariés français (plus de 85 % de la population active française , peut-on parler de corporatisme comme certains font ?) ont avalé des couleuvres pendant deux décennies . Il s’agit maintenant de resservir le plat , mais en plus épicé . Pas étonnant dès lors qu’ils désirent sanctionner la politique économique française (et pas seulement le gouvernement Raffarin) . Cette dernière n’est que LE DOUBLE LOCAL, de la politique européenne contenue dans la partie III du TCE . On a dit aux français : pour participer à l’euro, respectons les critères de Maastricht et serrons nous la ceinture : « cela ira mieux demain » . Quelques années plus tard et malgré les statistiques rassurantes de l’INSEE, les français ont ce sentiment diffus mais tenace d’avoir été floués . Oui , l’inflation est vaincue mais en même temps, ils ressentent quotidiennement cette impression que les prix ont fortement augmenté , que la boite de lentilles à 5 francs , ne vaut pas 0,76 euros mais 0,99 ou 1 euro . D’où une méfiance très légitime .

Cette méfiance que plusieurs pays d’Europe à l’instar de la Norvège et du Danemark ont transformé par le passé en un « non » à L’Europe (à des occasions différentes) . Ces deux nations sont-elles aujourd’hui vivent-elles le marasme que nous prédisent certains ? La Norvège dispose de l’IDH (indicateur de développement humain) le plus élevé au monde (0,956/1) et d’un PIB par habitant de 36600 dollars (2). Pour mémoire , la France est 16ème dans le classement IDH avec 0,932 et un PIB par tête de 26920 dollars . Quant au Danemark, qui fait jeu égal avec la France (IDH 0,932) mais un PIB par tête de 30940 USD, en refusant de ratifier le traité de Maastricht le 2 juin 1992, il a obtenu plusieurs annexes protectrices insérées dans le TCE (3) . Si l’UE n’a pas su se passer du Danemark, saura-t-elle se passer de la France ?

Politiques structurelles : le marché ou les électriciens d’EDF après la tempête de l’an 2000 ?

Concernant les politiques structurelles (marché du travail, privatisations...) , l’ Article III-203 dispose : « L’Union et les États membres s’attachent, conformément à la présente section, à élaborer une stratégie coordonnée pour l’emploi et en particulier promouvoir une main-d’œuvre qualifiée, formée ET SUSCEPTIBLE DE S’ADAPTER AINSI QUE DES MARCHES DU TRAVAIL APTES A REAGIR RAPIDEMENT A L’EVOLUTION DE L’ECONOMIE » : institutionnalisation de la flexibilité du travail et , pour la France , remise en cause future et probable des dispositions protectrices du Code du Travail . Nul doute que M. Seillière, lorsqu’il prendra en charge la présidence de l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (UNICE), se fera fort de demander le respect de cette disposition .

Certes, dans tout cela, rien de bien nouveau : il s’agit de la poursuite d’une logique ancienne de 20 ans que nous avons l’occasion unique d’infléchir . A titre d’exemple , la libéralisation des marchés commence avec la loi bancaire du 24 janvier 1984 (par un partisan du non, certes...) qui a décloisonné, désintermédié le secteur des institutions financières et promu l’économie des marchés financiers en France, renforcée deux ans plus tard par l’émergence d’ un actionnariat « populaire » (à la suite des premières privatisations d’entreprises publiques sous la cohabitation Mitterrand/Chirac 1) . C’est à cette époque que « économie » a commencé à rimer avec « bourse » dans l’imaginaire de beaucoup de français . Mais après 20 ans d’Eurotunnel, beaucoup ont déchanté . Or le TCE nous propose une libéralisation du marché du travail sur le même modèle que la libéralisation des marchés financiers : décloisonnement quand tu nous tiens !

Quant aux services publics, c’est encore et toujours le même procédé qui est à l’œuvre : confer l’article III-148,Section 2 , Partie 3 : « les Etats membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services AU-DELÀ DE LA MESURE QUI EST OBLIGATOIRE en vertu de la loi-cadre adoptée en application de l’article III-147 ») . Voulons-nous des lignes de chemin de fer qui déraillent comme en Angleterre, des coupures d’électricité durant une semaine comme en Californie (pour mémoire, les sociétés de distribution d’électricité sont privées et la Californie doit acheter son électricité à d’autres Etats , tels l’Utah, qui ne peuvent pas toujours lui en fournir) ? Avons-nous la mémoire courte ? Rappelons-nous plutôt du travail formidable de ces électriciens, le lendemain des fêtes du nouvel an 2000 et de sa meurtrière tempête . Si EDF était une entreprise privée , nous aurions dû attendre que « le marché » vienne redresser les poteaux et réparer les lignes électriques ...

Primauté du Droit européen et risque de judiciarisation : des dangers pour le monde du travail

Dernière remarque , beaucoup de salariés et de syndicalistes se disent que des tribunaux existent pour nous protéger . Mais il convient de se rappeler que le principe de primauté de la constitution est énoncé dans l’Article I-6 (Partie 1, Titre I ) : « La Constitution et le droit adopté par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, PRIMENT LE DROIT DES ETATS MEMBRES. » et « la Conférence constate que l’article I-6 REFLETE LA JURISPRUDENCE EXISTANTE de la Cour de Justice des Communautés européennes et du Tribunal de première instance » (déclaration n° 1 ad article I-6 en annexe du traité). En réalité, ce principe était déjà admis par nos cours supérieures (même si certaines , à l’image du conseil d’Etat, ont plus longtemps résisté) . Mais la force du TCE, norme supérieure d’un système pyramidal au sens kelsenien du terme , ne peut que renforcer cette logique . Les travailleurs ont donc légitimement le droit de s’inquiéter quant à l’interprétation jurisprudentielle des articles III-148 (libéralisation des services publics) et III-203 (flexibilité et déréglementation du marché du travail) précédemment cités . Ne doutons pas qu’un projet aussi complexe, contradictoire et pour tout dire mal fichu (ceux qui l’ont lu se repèrent-ils facilement dans cette avalanche de sections et de chapitres ?) suscitera une lourde jurisprudence qui devrait s’imposer à moyenne échéance à la Chambre sociale de la Cour de Cassation (pour les salariés du privé) et au Conseil d’Etat (pour les salariés du public) . Last but not least, comment ne pas imaginer, avec un tel texte , une judiciarisation accrue favorisée par l’action de cabinets internationaux d’avocats alliés des multinationales, dont les plus faibles risquent d’être les victimes ?

Alors certes, on présente la suppression de « l’opt-out » par le parlement européen comme le signe d’une avancée démocratique , ou comme les prémisses d’une Europe sociale protégeant les salariés . Grâce au parlement en effet, la clause de dérogation générale, dite « d’opt-out », permettant de dépasser le maximum de 48 heures hebdomadaires de travail, si l’employeur obtient « l’accord du travailleur » (article 22) , proposée le 22 septembre 2004 par la Commission européenne et modifiant la directive de 1993 (93/104/CE) concernant l’aménagement du temps de travail, est supprimée . Les partisans du oui veulent y voir une avancée : nos parlementaires sauront nous défendre contre les excès de la Commission . Peut-être... Mais permettez-moi de voir en cela un effort désespéré et courageux de nos parlementaires pour maintenir à flots notre modèle social issu de l’après-guerre . Ne s’agit-il pas d’une victoire à la Pyrrhus ? Si demain le parlement empêche le retour du travail des enfants ou de l’esclavage , doit-on y voir une avancée ?

Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres , mais ils se résument en une idée : les salariés français ne doivent pas avoir honte de sanctionner la politique française à travers le TCE en votant non . Ils sanctionnent en fait 20 ans ( certains économistes parlent de 40 ans) de soumission française à l’Europe libérale, 20 ans de stagnation du pouvoir d’ achat , 20 ans de stagnation des retraites, 20 ans de privatisation et de régression des services publics, 20 ans de chômage de masse, 20 ans de précarisation de l’emploi, 20 ans d’exclusion . Tout cela au nom (ou plutôt, au oui) de l’Europe .

A long terme, cela devrait certes aller mieux : on nous les promet au moins depuis Maastricht (si ce n’est le traité de Rome) ces lendemains qui chantent (la version de droite du grand soir) . Mais comme disait Keynes « A long terme, on est tous morts » .

Patrice MOTHES, Economiste .

(1) la note de CERC-association n° 11, mai 2005, le niveau de vie des salariés : de la « modération à la régression » ? Par Pierre Concialdi .
(2) Source : site PNUD , lien : http://hdr.undp.org/reports/global/2004/pdf/hdr04_HDI.pdf .
(3) Protocole annexé au TCE n° 14 traitant de certaines dispositions relatives au Danemark à l’égard de l’Union économique et monétaire et instituant un régime dérogatoire pour ce pays . On pourrait citer aussi le protocole n° 15 qui garantit dans son article unique une certaine autonomie de la Banque centrale danoise vis-à-vis du SEBC et de la BCE .