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« Les traders : des animaux de proie qui mangent ce qu’ils tuent »
Publie le dimanche 3 février 2008 par Open-Publishing2 commentaires
Le Temps I Economie I Article
« Les traders ressemblent à des animaux de proie qui mangent ce qu’ils tuent »
Martin Baker, écrivain et journaliste financier, auteur de « Meltdown », livre prémonitoire sur la débâcle de la Société Générale.
Eric Albert, Londres
Samedi 2 février 2008
Avec l’affaire du trader Jérôme Kerviel dont les spéculations irrégulières ont fait perdre 4,9 milliards d’euros à la Société Générale (GLE.PA), on croyait que la réalité avait dépassé la fiction...
Eh bien non. Un roman paru en janvier 2008, intitulé Meltdown (« La Débâcle ») raconte précisément... comment un trader français provoque l’implosion du système financier !
Son auteur, Martin Baker, est un journaliste financier, marié de surcroît à une « star » de la finance londonienne qui a travaillé plusieurs années pour... la Société Générale. Il jette sur le monde des traders et sur la France un regard sans complaisance, c’est le moins qu’on puisse dire.
Le Temps : Votre livre raconte l’histoire d’un courtier en France qui réalise d’énormes pertes et les dissimule. L’intrigue se complique ensuite sur un complot mondial pour mettre à bas le capitalisme. C’était prémonitoire...
Martin Baker : J’ai écrit treize versions de ce livre pendant onze ans avant de le publier. Mais ce qui est incroyable, c’est que dans la version douze, le héros investissait via un véhicule qui s’appelait Delta Quadrant, alors que Jérôme Kerviel investissait dans Delta One. C’est vraiment étrange. La raison pour laquelle j’ai écrit cela est que je suspecte qu’il s’est passé quelque chose de similaire dans le système financier français il y a treize ou quatorze ans. Le chef des produits dérivés d’une large banque française, qui était révéré comme un dieu et qui était un génie des mathématiques, a un jour disparu dans un nuage de fumée. Un jour, un communiqué de la banque a annoncé qu’il avait démissionné par consentement mutuel. Je me suis dit : comment est-ce possible ? J’ai alors imaginé une histoire où d’énormes pertes avaient été dissimulées.
– Qu’est-ce qu’il se passe dans l’esprit des courtiers ? Quelle est l’ambiance dans laquelle ils travaillent ?
– Ces types sont dépendants de l’adrénaline. Ils vivent en permanence survoltés, pour le marché. Comme dans un safari, ils sont à la recherche de proies à tuer. S’ils pensent que vous avez par accident sous-évalué un actif, ils l’achètent, le revendent, et mangent le profit. Ce sont des animaux de proie. Leur style de vie est incroyable. Il y a beaucoup de sexe dans mon livre, avec une scène dans un club échangiste. C’est ce que ces types font : ils vivent à coups d’adrénaline et ils utilisent des substances chimiques pour tenir. La consommation de cocaïne est énorme. A la City de Londres, il est raisonnable de dire qu’au moins la moitié des courtiers sont des utilisateurs réguliers de cocaïne. Ils aiment les alcools forts et ils aiment le sexe immédiat. Ils sont à la recherche de gratifications immédiates. Leur vie sociale reflète leur vie professionnelle : manger, tuer, avancer.
– Tout cela ne relève-t-il pas de la légende ? Est-ce qu’il y a des exemples réels ?
– A Wandsworth (au sud de Londres), le chef du département des devises d’une grande banque a eu des problèmes avec la police, parce qu’il avait commencé à se faire des lignes de cocaïnes sur sa voiture, devant tout le monde. La drogue était tellement courante qu’il ne se cachait plus. J’ai aussi assisté à une soirée privée organisée par des courtiers d’une grande banque américaine, à Londres. Ceux-ci avaient fait venir des prostituées, qui faisaient des strip-teases. Les deux femmes de la banque qui étaient présentes étaient traumatisées, mais elles étaient obligées de commenter les formes des prostituées. L’objectif des banquiers était d’humilier les femmes, et ils ont réussi.
– Pourquoi est-ce que les courtiers sont comme cela ?
– C’est un métier qui se fait en groupe. Dans les salles de courtage, quand il se produit un mouvement très important sur les marchés, vous pouvez voir les gens réagir comme une foule. Quand un courtier va subir une très grave perte, vous voyez les autres courtiers s’éloigner physiquement. Ce sont des animaux.
La finance n’est pas une science, c’est un art. La clé n’est pas dans les statistiques, mais comment nous, en tant qu’êtres humains, nous manipulons et réagissons à ces statistiques. Connaître le système informatique ou les régulations ne compte absolument pas. Ce qui est important, c’est le « star-system » : une série d’attitudes peut mener à une catastrophe financière. C’est ce qui se passe dans le livre que j’ai écrit, et c’est ce qui s’est apparemment passé à la Société Générale.
– Est-ce que les directions des banques mettent volontairement en place un tel environnement ?
– Non, ce n’est pas le cas. Le problème est que la finance est un monde extrêmement complexe. Les produits dérivés par exemple s’apparentent à un jeu d’échecs : il y a des millions et des millions de combinaisons, mais un bon joueur peut anticiper huit ou neuf coups à l’avance. Pour cette raison, les dirigeants des banques ne comprennent pas vraiment comme cela fonctionne. C’est trop compliqué. Mais quand un courtier « star » comprend vraiment, les dirigeants sont obligés de le laisser faire. Et tout ce qu’ils peuvent faire est de déléguer la responsabilité du contrôle à un chargé des régulations afin de se couvrir, pour pouvoir dire à l’extérieur que le système mis en place est efficace.
– Vous pensez donc que les contrôles internes sont inutiles ?
– Le chargé des contrôles parfait est un homme aveugle, sourd et muet. Les banques mettent ces gens à leur place, mais ce n’est pas un vrai emploi. Les chargés des contrôles sont traités avec dédain, ils sont considérés comme une dépense. Comme dans la jungle, ils ne tuent personne, et c’est donc une faveur de la part des lions de les autoriser à manger. Ils sont là pour faire beau.
– Vous rejetez donc la défense de la Société Générale, qui affirme que son département des régulations est efficace, mais qu’un courtier qui y travaillait auparavant a su y échapper ?
– C’est comme penser que Lee Harvey Oswald a tué Kennedy tout seul : ça arrange tout le monde de croire cela. Comment les principaux dirigeants de la Société Générale peuvent-ils rester en place après avoir perdu 5 milliards d’euros, en mettant ça sur le dos d’un courtier isolé et âgé de 31 ans ? Il y a quelque chose de tellement défectueux dans leur système qu’il fallait que quelqu’un endosse la responsabilité.
– Est-ce que vous pensez, intimement, que Jérôme Kerviel, est innocent ?
– Je pense qu’il ne devrait pas être le seul responsable. Il est évident qu’un « junior » de 31 ans ne devrait pas porter tout le poids de la responsabilité. C’est absurde de dire qu’il est le seul homme à l’origine de toutes ces pertes. Personne ne l’accuse d’avoir voulu détourner de l’argent. C’est le système qui est en faute.
– Les courtiers ont-ils du recul par rapport à ce qu’ils font ?
– Il y a un parallèle très net entre le capitalisme de marché et le poker sur Internet. Cela devient un jeu addictif, et les gens se mettent à jouer pour le simple plaisir de jouer. L’identité parallèle que les gens se donnent quand ils sont en ligne est très proche de l’identité que les courtiers prennent quand ils sont sur les marchés. Soudain, ils deviennent le « trader » et agissent en fonction de cette seconde identité. C’est un monde parallèle, où la seule chose qui compte est le jeu.
– Est-ce que les courtiers ont parfois des remords ou des problèmes moraux ?
– Ils sont bipolaires. Comme les joueurs de poker, tant qu’ils sont sur Internet, tout ce qui les intéresse est de gagner. Ce qui se passe est que beaucoup de courtiers gagnent énormément, et ensuite donnent beaucoup aux associations caritatives. Ils s’achètent une moralité, pour se sentir mieux.
– Finalement, que pensez-vous du capitalisme financier ?
– Cela revient à vivre menotté avec un lunatique - grand, musclé, nourri aux stéroïdes - et qui de temps en temps se met à courir comme un cinglé. Mais ma vision du capitalisme correspond à ce que Churchill pensait de la démocratie : c’est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres qui ont été essayés auparavant. Rien d’autre ne semble marcher mieux, même s’il est difficile de croire en ses vertus quand on voit ce qui s’est passé à Paris avec la Société Générale.
– Pensez-vous que le système que vous décrivez est capable de survivre à moyen et long terme ?
– On sait qu’un jour la fin du monde arrivera. Mais c’est dans longtemps. Et jusqu’à présent, c’est toujours le système qui a gagné. Je ne crois pas qu’un homme puisse tout détruire.
« Meltdown », Martin Baker, Editions MacMillan, janvier 2008.
« Vouloir battre le système, c’est ce qui perd les Français »
L’approche mathématique montre ses limites.
Eric Albert
Le Temps : Pourquoi le scandale de la Société Générale et votre livre se passent-ils en France ?
Martin Baker : Une des raisons pour lesquelles le problème est arrivé en France tient à l’hostilité qui y règne contre le capitalisme anglo-saxon. J’y décèle une arrogance intellectuelle charmante, mais injustifiée. J’aime beaucoup le système français, mais son antipathie contre le capitalisme anglo-saxon se double d’une fierté intense de ses capacités mathématiques qui remonte à des gens comme Poincaré (mathématicien du XIXe siècle, ndlr). L’idée de trouver un modèle mathématique pour dompter la « bête » du capitalisme anglo-saxon est très bien accueillie. Les Français cherchent à battre le système. Et c’est ça qui les pousse à leur perte.
– Pourquoi ?
– Cette attitude va à l’encontre d’une conviction profondément ancrée dans le monde anglo-saxon : on ne peut pas battre le marché. Le réflexe français est de dire : si, nous le pouvons, nos meilleurs mathématiciens vont trouver une solution. C’est pour cela que les produits dérivés, dans l’esprit français, sont considérés comme quelque chose d’à part. C’est vrai que Kerviel n’était pas une star, mais il travaillait sur ces produits.
– Tous les courtiers du monde n’essaient-ils pas justement de battre le marché ?
– Non, ils essaient simplement d’obtenir un meilleur « deal », pas de faire mieux que le système. Ils ne tentent pas de dire : les marchés se trompent, et c’est mon modèle qui a raison.
– En quoi cela affaiblit-il l’approche française ?
Il y a cette volonté de prouver que le mécanisme en place est dément, ce désir de résoudre l’énigme, de faire mieux que le système avec les mathématiques et des algorithmes.
Trilogie financière
Eric Albert
Difficile de faire paraître un livre à un meilleur moment ! Pour son premier roman, « Meltdown », publié il y a deux semaines, le journaliste et écrivain Martin Baker raconte comment un grand complot mondial contre le monde de la finance se déroule à Paris. Premier d’une trilogie, le livre est avant tout un « thriller », qui utilise le monde des courtiers et des banquiers d’affaires comme toile de fond.
Le second épisode de la trilogie se passera en Russie, tandis que le troisième aura pour cadre la ville de Shanghai. Martin Baker est actuellement en négociation avec Hollywood pour vendre son script.
Avocat d’affaires de formation, puis journaliste, Martin Baker a été en poste à Paris entre 1990 et 1997 pour les pages financières de l’International Herald Tribune. Il a ensuite dirigé le site internet financier Thestreet.com. Il est marié à la gérante Nicola Horlick, surnommée la « superwoman » de la City. Celle-ci a longtemps travaillé à la Société Générale. A eux deux, ils ont huit enfants, issus de différents mariages.
Messages
1. « Les traders : des animaux de proie qui mangent ce qu’ils tuent » , 3 février 2008, 10:12
"Ils mangent ceux qu’ils tuent"... Mais c’est tout à fait naturel et écologique ça ! ! ! !
2. « Les traders : des animaux de proie qui mangent ce qu’ils tuent » , 3 février 2008, 11:36
Comme les boureaux qui, à une autre époque, n’étaient pas responsables de la justice qu’ils appliquaient, les "traders" ne sont pas responsables du système qui les nourrit, plutôt bien, c’est vrai, mais pas aussi bien que ceux qui les commandent et qui devraient les contrôler (Bouton, Pdg de la Générale= 10.8 millions € par ans...)
CN46400