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MÉTHODOLOGIE DE LA MANIPULATION MÉDIATIQUE

Publie le jeudi 13 mars 2008 par Open-Publishing
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MICHAEL PARENTI : MÉTHODOLOGIE DE LA MANIPULATION MÉDIATIQUE

Posted by libertesinternets 

Ce texte de Parenti est une lecture fondamentale. Merci à J.D. de l’avoir rendu accessible aux lecteurs non anglophones !

[Michael Parenti, extrait du livre : “20 years of Censored News” de Carl Jensen et les membres du collectif “Project Censored” - Traduction militante par J.D.]

Les représentants de l’industrie des médias nous disent qu’une certaine partialité de l’information est inévitable. D’éventuelles distorsions ou inexactitudes seraient dues selon eux aux délais de publication très courts, aux erreurs humaines d’appréciation, à l’espace ou au temps d’antenne limités, aux contraintes budgétaires, et à la difficulté de présenter sous une forme concise un dossier souvent complexe.

Autre argument avancé : aucun moyen d’information ne peut faire état de tout. Il est nécessaire de procéder à une certaine sélection, ce qui entraîne infailliblement le mécontentement d’une partie du public.

Je ne nie pas que ce genre de problème existe. Je soutiens cependant que les déformations médiatiques ne sont pas seulement le résultat d’erreurs anodines ou de difficultés quotidiennes de production. Il est vrai que la presse doit faire une sélection. Mais une sélection sur la base de quels critères ? La partialité des médias n’est pas le fruit du hasard. Au contraire, elle revêt un caractère systématique, privilégiant, par exemple :
le patronat au détriment des syndicats
les grandes entreprises au détriment de ceux qui les critiquent
la population blanche aisée au détriment des couches défavorisées des banlieues pauvres
les milieux officiels au détriment des éléments contestataires
le bipartisme politique au détriment des petits partis de gauche
les partisans de la privatisation et de “réformes” dites libérales au détriment des défenseurs du service public
la domination américaine sur le tiers-monde au détriment des forces préconisant un changement social révolutionnaire ou populiste
la politique de sécurité nationale au détriment de la critique de celle-ci
les commentateurs et éditorialistes conservateurs comme Rush Limbaugh et George Will au détriment de progressistes ou populistes comme Jim Hightower et Ralph Nader, pour ne mentionner que les plus modérés d’entre eux.

[NdT : Rush Limbaugh a son propre show télévisé ; à la fois réactionnaire et ringard, il estime que tout porteur de blue jeans est un gauchiste. George Will, plus sérieux, est connu pour ses commentaires conservateurs dans le Washington Post. Jim Hightower, en tant que texan, est la bête noire des deux George Bush. Ralph Nader, avocat écologiste, a été candidat des Verts aux élections présidentielles de 2000, puis candidat indépendant en 2004.]

La partialité inhérente aux grands médias commerciaux reflète fidèlement l’idéologie dominante ; on s’aventure rarement dans des domaines qui pourraient causer du désagrément à ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique, y compris les propriétaires des médias en question et leurs pourvoyeurs de recettes publicitaires.

Voici une esquisse incomplète des méthodes utilisées pour dissimuler et faire passer cette partialité :

Omission et suppression

La manipulation consiste souvent à passer certaines choses sous silence. La forme la plus courante de déformation médiatique est l’omission volontaire. Il arrive qu’on escamote non seulement les détails essentiels d’une histoire, mais l’histoire dans son ensemble, même si celle-ci revêt une importance majeure. Comme je viens d’y faire allusion, les sujets peu flatteurs pour les détenteurs du pouvoir sont ceux qui ont le moins de chance d’être jamais évoqués.

Ainsi, l’empoisonnement de plusieurs personnes par un déséquilibré mental à la suite de la manipulation du médicament analgésique Tylenol a fait les manchettes de la grande presse. Pourtant des affaires autrement plus graves d’empoisonnement industriel de milliers d’ouvriers par telle ou telle grande entreprise (qui est elle-même propriétaire des grands médias ou un de ses annonceurs principaux) ont été ignorées pendant des décennies, en dépit des efforts déployés par les organisations de sécurité du travail pour rendre publics les scandales en question.

Dans un autre domaine, on nous parle abondamment de la répression politique exercée par des gouvernements de gauche comme celui de Cuba (bien qu’un rapport récent du Ministère américain des Affaires étrangères ne fasse état que de six prisonniers politiques dans ce pays)…

Mais on n’entend presque rien, en revanche, sur l’oppression autrement plus brutale et sur les massacres perpétrés par des régimes de droite soutenus par les USA, comme par exemple ceux de Turquie, d’Indonésie, d’Arabie Saoudite, du Maroc, du Salvador, du Guatemala et de nombreux autres pays qu’il serait trop long d’énumérer ici…

Fréquemment les médias passent sous silence ou minimisent des événements d’une réelle importance. Ce fut le cas en 1965 pour l’Indonésie, où des militaires conseillés, équipés, entraînés et financés par l’armée américaine et la CIA, renversèrent le président Ahmed Sukarno et exterminèrent le Parti communiste indonésien et ses alliés, tuant un demi million de personnes (voire un million selon certaines estimations) dans ce qui fut le plus grand assassinat de masse depuis l’Holocauste nazi.

Les généraux détruisirent aussi des centaines de cliniques, bibliothèques, écoles et centres communautaires qui avaient été mis en place par les communistes. Des évènements d’une ampleur aussi considérable auraient dû faire la une de tous journaux, mais il fallut attendre trois mois avant d’en trouver mention dans le Time Magazine et un mois de plus avant que le New York Times en fasse état le 5 avril 1966 dans un éditorial élogieux pour les militaires indonésiens qui auraient “joué correctement leur rôle en faisant preuve d’une extrême prudence”.

Mensonges répétitifs

Quand la simple omission s’avère insuffisante, les médias font appel au mensonge pur et simple. A un moment ou à un autre au cours des quarante dernières années, la CIA s’est compromise avec des trafiquants de drogue en Italie, en France, en Indochine, en Afghanistan, en Amérique centrale et en Amérique du sud. Une grande partie de ces activités a fait l’objet d’enquêtes parlementaires et a été documentée dans des rapports rendus publics. Mais les médias ne semblent pas en avoir entendu parler.

En août 1996, lorsque le San Jose Mercury News publia une série de reportages très fouillés sur les livraisons de crack inondant East Los Angeles avec la complicité de la CIA, les grands médias firent comme de coutume et ne mentionnèrent pas cette histoire. Mais après que le reportage eût fait le tour du monde sur le web, il devint difficile de fermer les yeux, et les médias passèrent à l’attaque.

Des articles parus dans le Washington Post et le New York Times ainsi que des émissions diffusées sur les grands réseaux privés de télévision et sur la chaîne publique PBS, annoncèrent qu’il n’y avait “aucune preuve” permettant de mettre en cause la CIA, que la série d’articles publiés par le Mercury News étaient du “mauvais journalisme”, et que le vrai problème en l’occurrence était l’intérêt malsain manifesté pour cette affaire par un public candide succombant à l’hystérie et à la phobie de la conspiration.

En fait, les articles du Mercury News, reposant sur une année de recherches, donnaient les noms des agents et des trafiquants concernés. Sur Internet, le reportage était accompagné de documents pertinents et de dépositions venant étayer l’accusation. Les grands médias n’en tinrent aucun compte et se lancèrent dans des mensonges à répétition prétendant que de telles preuves n’existaient pas.

[NdT : En décembre 2004, Gary Webb, l’auteur du reportage, est retrouvé “suicidé” à son domicile. Auparavant, la CIA a réussi à obtenir son “départ volontaire” du journal.]

Etiquetage

Comme tous les propagandistes, les gens des médias cherchent à influencer la manière dont nous allons percevoir un sujet donné, en lui collant par avance une étiquette positive ou négative. Une étiquette positive contient par exemple des expressions comme : “la stabilité”, “la politique ferme et résolue du président”, “l’effacité de notre défense”, “la santé de notre économie”.

Car, cela va de soi, personne ne souhaite l’instabilité, la faiblesse de l’exécutif, une armée vulnérable ou une économie malade. L’étiquette caractérise le sujet traité sans se préoccuper des détails concrets qui pourraient nous conduire à en tirer une conclusion différente.

Parmi les étiquettes négatives, on pourrait citer par exemple : “guérilla gauchiste”, “terroristes islamistes”, “théorie de la conspiration”, “violence des banlieues”, “agitation sociale”. Là aussi, les sujets recevant ces estampilles sont rarement traités en profondeur, en tenant compte de toutes les implications.

Certains organes d’information sont même très vite - et à tort - qualifiés d’“extrémistes” et rejetés comme tels par les centaines d’éditorialistes, de commentateurs et de participants aux discussions politiques télévisées qui peuplent l’univers de la communication.

Colportage incontrôlé

Une autre façon de mentir consiste à tenir pour vraie une nouvelle dont on sait pertinemment qu’elle est un mensonge officiel, et à la faire suivre telle quelle au public, sans confirmation adéquate.

Pendant près de quatre ans, au début des années 50, la presse a exercé cette fonction pour le sénateur Joseph McCarthy, lui permettant, sans trop le contredire, d’accuser de trahison et de subversion communiste une foule de gens qu’il n’aurait jamais pu compromettre sans la complicité des médias nationaux.

Le colportage incontrôlé caractérise tellement l’action de la presse dans presque tous les domaines de politique intérieure et étrangère, qu’on a pu appeler les journalistes des “sténographes du pouvoir” (certaines étiquettes sont sans doute bien méritées). Confrontés à cette question, certains reporters rétorquent qu’ils ne sont pas là pour imprégner leurs articles de leur idéologie personnelle.

En fait, personne ne le leur demande. Mais ce que je leur reproche, c’est qu’ils le font déjà. Leur perception idéologique conventionnelle coïncide habituellement avec celle de leurs patrons et, en général, avec tout ce qui a un caractère officiel, faisant d’eux les fidèles pourvoyeurs de l’orthodoxie dominante. Cette concordance des partialités est alors perçue comme de l’“objectivité”.

Déséquilibre

Si l’on en croit les canons du journalisme sérieux, la presse est censée prendre en considération “les deux côtés de la médaille” lorsqu’elle présente une affaire.
Mais en pratique, il est rare que chacun de ces deux côtés se voie accorder la même importance.

Une étude a révélé que sur la chaîne de radio NPR, pourtant considérée comme “à gauche” dans le spectre des grands médias, les porte-parole de la droite sont fréquemment interviewés seuls, alors que ceux de la “gauche” sont non seulement moins souvent sollicités, mais lorsqu’ils le sont, ils apparaissent presque toujours flanqués d’un contradicteur du camp conservateur.

En outre, contrairement à une médaille, une affaire politique ou sociale peut avoir plus de “deux côtés”. Le point de vue progressiste ou radical, lui, est presque toujours occulté.

Dans les années 80, les discussions télévisées portant sur les problèmes de défense opposaient des “experts” plaidant pour le maintien des dépenses militaires au niveau élevé déjà existant, à d’autres voulant augmenter encore plus le budget de l’armement. Par contre, il était très rare d’entendre quelqu’un réclamer une diminution sensible du budget militaire.

Eclairage tendancieux

La propagande la plus efficace est celle qui a recours à l’éclairage tendancieux plutôt qu’au mensonge pur et simple. En mêlant à ses propos une part de vérité, en utilisant l’emphase et d’autres formes d’embellissement, on crée une impression d’ensemble sans qu’il soit nécessaire de soutenir explicitement une idée ou de se départir excessivement d’une apparente objectivité.

Comme manifestations de l’éclairage tendancieux, on pourrait mentionner la manière d’“emballer” une information, la place accordée à celle-ci (une ou page intérieure, titre ou entrefilet), le ton sur lequel elle est présentée (bienveillant ou dédaigneux), les manchettes et les photos qui lui sont consacrées, et dans le cas de la radiotélévision, les effets audio-visuels qui l’accompagnent.

Les présentateurs de l’information à la radio et à la télévision contribuent d’ailleurs par leur propre personne à cet embellissement. Ils cultivent l’art de la communication en douceur, donnant une impression de détachement qui les place au-dessus de la mêlée et de la brutalité des sujets traités.

Les commentateurs de la télé et les éditorialistes de la presse écrite affectent un style et un ton d’initié qui entretient leur image de crédibilité et leur confère une assurance que l’on pourrait aussi qualifier de souveraine ignorance, comme en témoignent des expressions du genre : “Comment tout cela va-t-il finir ? L’avenir nous le dira” ou encore “Nul n’est en mesure de l’affirmer” (ce qui signifie en clair : “Je n’en sais rien, et si je n’en sais rien, qui pourrait le savoir ?”). Parfois, la soif de crédibilité conduit à assener des truismes qui font office de vérités premières.

Plus d’un présentateur a ainsi à son répertoire des phrases comme : “A moins qu’on ne parvienne à un règlement rapide de ce conflit du travail, les deux parties doivent s’attendre à un affrontement long et douloureux” ou “Le lancement de la navette aura lieu comme prévu, pour autant qu’aucun problème inattendu ne survienne jusque là” ou encore “Cette loi a peu de chance d’aboutir si le Parlement ne s’en saisit pas rapidement.”

Notre avenir en tant que peuple et en tant que démocratie est incertain si nous ne prenons pas conscience des méthodes de manipulation médiatiques qui sont à la base des nouvelles et des commentaires produits quotidiennement. Les médias sont foncièrement inaptes à fournir une gamme d’informations et de commentaires susceptibles d’aider les citoyens d’une démocratie à développer leur propre sens critique.

Le travail des médias commerciaux consiste à sécuriser l’univers de la parole dans l’intérêt du grand capital, et de nous dire ce que nous devons penser du monde avant même que nous ayons eu la moindre occasion de nous poser nous-même la question. Dès l’instant où nous comprenons que la sélection préalable de l’information est destinée à soutenir ceux qui détiennent le pouvoir, les postes et la richesse, nous passons du stade de l’habituelle critique de gauche concernant le niveau lamentable de la presse à celui d’une analyse radicale de la manière dont les médias, avec leur habileté et leur savoir-faire, servent les cercles dirigeants.

Source :

http://membres.lycos.fr/wotraceafg/manipulation.htm