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"Marché" de l’emploi : Charclages massifs en perspective.

par René HAMM

Publie le jeudi 6 octobre 2011 par René HAMM - Open-Publishing

Le lundi 26 septembre, un intervenant, signant du pseudonyme très approprié, en l’espèce, "Record battu", a livré sur ce site quelques chiffres sur le chômage en août dans notre pays. Nous apprenons que pour la période considérée, 5 009 400 personnes, toutes catégories confondues, étaient inscrites au Pôle Emploi. Un lien ouvre sur la dernière publication de la Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques dépendant du Ministère du Travail.

Ces indications ne rendent pas compte de la situation réelle, car des milliers de femmes et d’hommes sans activité rémunérée reconnue (1) ne s’inscrivent pas dans l’agence de leur secteur, très souvent à cause des contraintes imposées par la législation, y compris pour celles et ceux qui ne perçoivent aucune indemnité. Par ailleurs, combien ne figurent plus sur les tablettes officielles suite à leur radiation ? Celle-ci est prononcée en cas d’absence, "sans motif légitime", à "l’entretien de suivi du projet personnalisé d’accès à l’emploi", conformément aux articles L. 5412-1 et R. 5412-1 à 5412-8 du Code du travail. Lors du tête-à-tête avec le(la) conseiller(-ère) référent(-e), le(la) candidat(-e) doit se munir de son curriculum vitæ à jour (2) et de tout élément (par exemple une lettre de motivation en réponse à une offre) attestant ses investigations. L’échange se déroule dans un espace délimité par des cloisons amovibles, ce qui ne concourt pas particulièrement à la confidentialité.

Logique ultra-libérale

Pendant très longtemps, l’INSEE et le ministère ad hoc n’avaient retenu que la catégorie 1, les bipèdes qui n’envisagent qu’un contrat à durée indéterminée sur un temps plein. Nous devons à Fabienne Brutus d’avoir attiré l’attention sur les tripatouillages des statistiques. Avec son livre, "Chômage, des secrets bien gardés. La vérité sur l’ANPE. Souriez, vous êtes radiés !" (3), rédigé en dix semaines (chapeau !), elle avait « crevé l’abcès ». La téméraire jeune femme, qui officiait à l’époque en qualité de conseillère à l’ANPE de Limoux (Aude), avait révélé l’existence de huit catégories. Outrée par les « élucubrations » de la classe politique, que relaient complaisamment des journalistes putassiers, elle avait enfreint les oukases stipulés dans la circulaire N° 99-01 du 5 janvier 1999 en matière de « secret et de discrétion professionnels », comme de « devoir de réserve », aux 23 200 agents de la branche, dispatché(-e)s dans un millier de points d’implantation. Elle ne s’était pas contentée de fustiger les « méthodes d’éradication massive » visant à « recaser, coûte que coûte », le « nettoyage » des fichiers ordonné par les supérieurs hiérarchiques. Elle avait narré également par le menu les affres que vivent en particulier les conseiller(-ère)s qui « traitent les chômeurs en humains », alors que les directeur(trice)s exigent de leurs collaborateur(trice)s une aptitude à « gérer des stocks »… Même si ces instructions correspondent parfaitement aux schèmes de la logique ultra-libérale, elles font quand même froid dans le dos. Celles et ceux qui « résistent à la robotisation éprouvent un mal-être grandissant ». L’important taux d’absentéisme n’étonne pas, ni qu’un agent sur trois opte pour le temps partiel. 15% ont une situation précaire. Parfaitement consciente que « la définition du métier repose sur une erreur lexicale », elle en avait déploré « la capacité de nuisance », d’autant plus que « l’empathie et la congruence », deux des notions enseignées, passent, dans la pratique, vite à la trappe. Dans une interview sur Actuchômage, en avril 2006, Fabienne Brutus avait confessé un « grand sentiment d’impuissance » et stigmatisé la « schizophrénie » ambiante. Le « suivi mensuel » (4) systématique du « public captif », qu’il importe de soumettre à un « profilage » (comme les serial killers !), entra en vigueur le mois suivant. La maman de trois enfants, qui a démissionné il y a quatre ans, œuvre désormais dans une association à vocation culturelle.

« L’alibi de la générosité »

À la même époque avait paru un autre témoignage, dans un registre un tantinet plus tripal, parsemé d’un humour subtil et d’une autodérision roborative : "A.N.P.E. mon amour" (5). Françoise Bonne (52 ans) avait dépeint un stage d’accompagnement de recherche d’emploi qu’elle avait suivi, du 9 novembre 2004 au 11 février 2005, au Parc d’activités du Bief à Trévoux (Ain). Au-delà du descriptif de quelques « exercices », comme des « simulations », des « mises en situation » ou des remplissages de questionnaires, elle nous avait rendu proches ses compagne(-gnon)s d’infortune. À l’ANPE, elle avait « découvert les univers de Kafka et d’Ubu réunis », qui la firent « osciller entre le hennissement et la désolation ». Car cette administration, « bouffeuse de patience, avaleuse d’espoir, dévoreuse de dignité », organise maintes sessions, miroirs aux alouettes, « alors qu’elle sait pertinemment qu’un recrutement relève de la pure irrationalité ». L’auteure jauge d’une rare obscénité que « l’on impose des mesures imbéciles, avec en prime, l’alibi de la générosité ». Après une période relativement faste en Algérie, au début des eightees, où elle officia comme correctrice à l’ambassade de Corée du Nord (elle rewrita les œuvres impérissables, traduites dans notre langue, du tyran Kim II-Sung), elle s’installa comme graphologue à Lyon. Et puis, la crise, le carreau, le RMI, les hivers 1992 et 1993 sans même chauffer l’appartement, les jobs éphémères ! Du 26 avril au 31 décembre 2000, elle s’occupa de l’insertion auprès de l’Institut de formation Rhône-Alpes à Saint-Fons, affilié à la Fédération d’éducation populaire Léo Lagrange. Faute de client(-e)s venant la solliciter, alors qu’a priori les nécessiteux foisonnent, elle craignit de s’exposer au grief de bénéficier d’un « emploi fictif ». Elle claqua bruyamment la porte, dégoûtée et convaincue que les structures sociales « ne servent strictement à rien », sauf « à donner bonne conscience à la collectivité ». Il lui reste « la plume » comme « unique arme pour ne pas sombrer ». Cette « anarchiste tendance aristo » écrit des pièces de théâtre, des sketches, des livres (6). Sa manière de « hurler », « histoire de sublimer et de transcender la souffrance ». Elle boucle avec cette question essentielle, « que l’on n’étudie pas suffisamment en classe de philosophie » : « qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » (7).
Une des amies de Fabienne Brutus, Isabelle de Léon (55 ans), affectée à l’agence de la Place Occitane à Toulouse, a entamé, hier, une grève de la faim pour lancer « un cri d’alarme » (cf. l’article « Insoumise face au Pôle Emploi » par les invités de Mediapart). Elle refuse notamment d’être complice de « la casse des services publics ».

Plus l’échéance de la présidentielle se rapprochera, plus la pression du chiffre pèsera sur les employé(-e)s dont la tâche essentielle consiste à placer leurs "client(-e)s" sur le marché du travail. Je gage que l’on assistera surtout à des dézingages massifs afin que le chef de l’État et son Premier ministre puissent se plastronner d’une relance de l’activité et d’une baisse significative du chômage. Qui accepte encore de gober ce genre de duperie ?

(1) Dans une entreprise, une administration ou une association.
(2) La mise en ligne de ce document sur le site de Pôle Emploi constitue quasiment une obligation.
(3) Chez Jean-Claude Gawsewitch à Paris, avril 2006, 272 pages, 18,90 euros.
(4) Eu égard à la charge de travail (certain(-e)s agents ont plus de cent cinquante impétrant(-e)s en charge), ce rythme n’est pas tenable.
(5) Editions L’Harmattan à Paris, février 2006, 231 pages, 20 euros.
(6) Par exemple, "J’aurais dû faire kung-fu en seconde langue", chez Aléas (Lyon), décembre 2003, 126 pages, 12 euros.
(7) Titre d’une chanson d’André Hornez (musique de Paul Misraki), interprétée en 1937 par Ray Ventura.

René HAMM
Bischoffsheim (Bas-Rhin)