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Mémoires Pour la Commune

par Eduardo Galéano et Raoul Vaneigem

Publie le dimanche 1er mars 2020 par Eduardo Galéano et Raoul Vaneigem - Open-Publishing
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http://crasputas.canalblog.com/archives/2020/03/01/38066765.html

"On nous ment sur le passé, on nous ment sur le présent"

« Le développement est un voyage qui compte plus de naufragés que de navigateurs »
...« Il faudra qu’elle commence par renverser ses maîtres, pays par pays. Des temps s’ouvrent, de rébellion et de changement. Certains croient que le destin repose sur les genoux des dieux, mais la vérité est qu’il travaille, comme un défit brûlant, dans les consciences des hommes. »
...« On écrit pour essayer de répondre aux questions qui vous bourdonnent dans la tête, mouches tenaces qui vous empêchent de dormir, et ce que l’on écrit peut prendre un sens collectif lorsqu’il coïncide d’une certaine manière avec le besoin social de la réponse. »
...« On nous ment sur le passé comme on nous ment sur le présent : on nous masque la réalité. »

(E Galéano "Les veines ouvertes de l’Amérique Latine")

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https://www.monde-diplomatique.fr/1997/08/GALEANO/4916

> Août 1997, page 3 : https://www.monde-diplomatique.fr/1997/08/

Les « oublis » de l’histoire officielle

Mémoires et malmémoires

On peut brûler, abrutir, expurger les traces du passé. Mais la mémoire, lorsqu’elle reste vivante, incite à continuer l’histoire plutôt qu’a la contempler.

par Eduardo Galeano 
 

Mémoires et malmémoires
↑ 

La mémoire mutilée

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur. »
Proverbe africain

La mémoire du pouvoir ne se souvient pas : elle absout. Elle reconnaît la perpétuation des privilèges par héritage, permet aux oppresseurs de jouir de l’impunité des crimes qu’ils commettent, et trouve des alibis à leur discours qui déguise la vérité avec une admirable sincérité.

La mémoire de quelques-uns devient la mémoire de tous. Mais cette torche qui illumine les sommets laisse la base dans l’obscurité. L’histoire officielle de l’Amérique latine accorde rarement un rôle à ceux qui ne sont ni riches, ni blancs, ni mâles, ni militaires : ceux-là ont plutôt droit à l’arrière-scène, comme les figurants d’Hollywood. Ce sont les éternels invisibles, qui cherchent en vain leurs visages dans ce miroir déformant. Mais ils n’y sont pas.

La mémoire du pouvoir n’écoute que les voix qui reprennent l’abrutissante litanie de sa propre sacralisation. « Ceux qui n’ont pas de voix » possèdent la voix la plus puissante, mais depuis des siècles ils sont condamnés au silence, et donnent parfois le sentiment de s’y être habitués.

Ces tares que sont l’élitisme, le racisme, le machisme et le militarisme nous empêchent d’être, et nous interdisent de nous souvenir. On nanifie la mémoire collective, en l’amputant de ce qu’elle a de meilleur ; et on l’exploite au profit des cérémonies d’auto-éloges des tyrans de ce monde.

La mémoire brisée

« Car le sort est jongleur : il te dévoile un pays, et aussitôt il le cache. »
Abù Bakr ben Sarim, poète de Séville, XIIIe siècle

La culture de la consommation, qui pousse à l’achat, condamne tout ce qu’elle vend à l’obsolescence immédiate : les choses vieillissent en un clin d’œil, pour être remplacées par d’autres, tout aussi éphémères. Le shopping center, temple où sont célébrées les messes de la consommation, est un excellent symbole des messages qui dominent notre époque : il existe en dehors du temps ou de l’espace, n’a ni âge ni racine, et n’a point de mémoire. La télévision est le meilleur vecteur de diffusion de tels messages.

La télévision nous arrose d’images qui naissent pour être oubliées instantanément. Chaque image enterre l’image précédente et ne survit que jusqu’à l’image suivante. Les événements humains, devenus objets de consommation, meurent, comme les choses, à l’instant même où ils sont utilisés. Chaque nouvelle est sans lien avec les autres, divorcée de son passé, et du passé de toutes les autres. A l’ère du zapping, l’excès d’information produit un excès d’ignorance.

Les médias et les écoles n’aident pas, c’est le moins que l’on puisse dire, à comprendre la réalité et à reconstituer la mémoire. La culture de la consommation, culture de l’aliénation, nous conditionne à croire que les choses arrivent parce qu’elles doivent arriver. Incapable de reconnaître ses origines, le temps présent projette le futur comme sa propre répétition, demain est un autre aujourd’hui : l’organisation inéquitable du monde, qui humilie la condition humaine, appartient à l’ordre éternel, et l’injustice est une fatalité qu’il nous faut accepter ou... accepter.

Le pouvoir n’admet d’autres racines que celles nécessaires à l’absolution de ses crimes ; l’impunité exige la malmémoire, l’amnésie, l’oubli. Des pays et des personnes échouent, d’autres sombrent, parce que la vie est un système de récompenses et de châtiments qui privilégie les forts et punit les inutiles. Afin que les infamies se métamorphosent en exploits, il faut briser la mémoire : la mémoire du Nord se sépare de la mémoire du Sud, l’accumulation se détache du saccage, l’opulence n’a que faire du dépouillement.

La mémoire brisée nous incite à croire que la richesse n’est pas responsable de la pauvreté et que le malheur, depuis des siècles ou des millénaires, n’est pas le prix du bonheur. Et nous fait croire que nous sommes condamnés à la résignation.

La mémoire brûlée

« Pour que le Malin cesse de répandre ses tromperies. »
De l’archevêque de Lima, qui, en 1614, ordonna de brûler toutes les quenas — flûtes indiennes — et tous les instruments musicaux des Indiens.

En 1499, à Grenade, l’archevêque Cisneros jeta aux flammes les livres musulmans ; huit siècles d’histoire écrite de culture islamique en Espagne réduits en cendres.
En 1562, à Mani de Yucatan, le frère Diego de Landa jeta aux flammes les livres mayas ; huit siècles d’histoire écrite de la culture indienne en Amérique réduits en cendres.

En 1888, à Rio de Janeiro, l’empereur Pedro II jeta aux flammes les documents relatant l’esclavage au Brésil ; trois siècles et demi d’histoire écrite de l’infamie négrière réduits en cendres.

En 1983, à Buenos Aires, le général Reynaldo Bignone jeta aux flammes les documents sur la « sale guerre » de la dictature militaire en Argentine ; huit ans d’histoire écrite de l’infamie militaire réduits en cendres.

En 1995, à Ciudad de Guatemala, l’armée jeta aux flammes les documents sur la « sale guerre » de la dictature militaire guatémaltèque ; quarante ans d’histoire écrite de l’infamie militaire réduits en cendres.

La mémoire tenace

« Où étais-je, moi, avant d’être ? »
Question d’un enfant de cinq ans à sa mère, d’après ce que celle-ci m’a raconté

L’histoire se répète ? Ou se répète-t-elle seulement pour pénitence de ceux qui sont incapables de l’écouter ? Il n’y a pas d’histoire muette. On a beau la brûler, on a beau la briser, on a beau la tromper, la mémoire humaine refuse d’être bâillonnée. Le temps passé continue de battre, vivant, dans les veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas.

De ces livres et de ces gens brûlés vifs sur les bûchers de la Sainte Inquisition irradie une énergie acharnée, une énergie de pluralité et de tolérance qui influence les changements actuels de l’Espagne. Les voix de l’Amérique précolombienne, voix mille et une fois étouffées, qui parlent de vie en communauté et de communion avec la nature, résonnent clairement de nouveau, ouvrant des brèches dans les voies sans issue de l’Amérique contemporaine.

Les Brésiliens redécouvrent le chapitre le plus occulté de leur histoire : la résistance du royaume de Palmares, ce sanctuaire de liberté où les esclaves noirs en fuite triomphèrent de plus de quarante assauts militaires durant un siècle ; et sur cette mémoire perdue, ils commencent à célébrer le symbole le plus révélateur de la dignité nationale.

Les Argentins reconnaissent enfin, dans ces mères que l’on surnommait les « Folles de la place de Mai » parce qu’elles refusaient d’oublier, leur plus fort symbole de santé mentale.

Et au Guatemala, l’emblème de ce pays rénové n’est autre que Rigoberta Menchu, la femme indienne qui, depuis des années, mène la lutte contre l’oubli des crimes commis au nom de la terreur d’Etat.

La mauvaise mémoire

« Il avait une si mauvaise mémoire qu’il finit par oublier qu’il avait une mauvaise mémoire, et se souvint de tout. »
Ramon Gomez de la Serna

L’amnésie, selon le pouvoir, est saine. Selon lui, non seulement les mères de ses victimes étaient et restent folles, mais ses propres instruments, les bourreaux, sont eux aussi fous, lorsqu’ils ne parviennent pas à dormir à poings fermés, avec pour seule gêne les moustiques d’été. Rares sont les gens qui naissent dotés de cette glande encombrante que l’on appelle conscience, et qui sécrète le remords. Parfois, cela arrive : par exemple, lorsque le capitaine Scilingo, officier de l’armée argentine, avoua que, depuis qu’il avait jeté à la mer trente prisonniers bien vivants, il ne pouvait dormir sans lexotanil ou une bonne cuite, ses supérieurs lui recommandèrent de suivre un traitement psychiatrique ; ils le disaient fou.

Le gouvernement argentin a renvoyé plus d’un officier nazi vers l’Europe, appliquant l’extradition pour crimes de masse commis il y a plus d’un demi-siècle ; mais, en même temps, il accordait l’impunité et couvrait d’éloges les officiers argentins ayant perpétré des crimes de masse fort récents. La mémoire et la justice sont-elles des luxes que les pays latino-américains ne pourraient s’offrir ? Sommes-nous réduits à vivre en état de mensonge perpétuel ? Le pouvoir associe la mémoire au désordre, et la justice à la vengeance. Au nom de l’ordre démocratique et de la réconciliation nationale, on a édicté des lois d’impunité dans des pays latino-américains qui sortent à peine de dictatures militaires. Ces lois, qui enterrent le passé, bannissent la justice.

Lorsque, en 1989, en Uruguay, un référendum fut organisé contre l’impunité, la plupart des gens sont tombés dans le piège de la propagande officielle qui semait la panique en bombardant l’opinion publique de menaces. Lavage de mémoire, lavage de cerveau : si l’on s’avisait de punir les crimes commis par les hommes en uniforme, ou si seulement on envisageait de le faire, alors ce serait le retour de la violence, l’histoire se répéterait. L’oubli était le prix de la paix.

L’expérience démontre le contraire. Pour que l’histoire ne se répète pas, il faut sans cesse la remémorer ; l’impunité qui récompense le délit, encourage le délinquant. Et lorsque le délinquant, c’est l’Etat, qui viole, vole, torture et tue sans rendre de comptes à personne, alors il donne lui-même le feu vert à la société entière pour violer, voler, torturer et tuer. Et la démocratie en paie, à longue ou courte échéance, les conséquences.

L’impunité du pouvoir, fille de la malmémoire, est une des maîtresses de l’école du crime. Cette école est fréquentée par des millions d’enfants latino-américains ; et le nombre d’élèves augmente chaque jour.

 La mémoire vivante


« Excusez-moi, l’ami. J’aurais bien voulu aller avec vous, mais j’ai encore trop à faire. »

Paroles prononcées lors de l’enterrement de Jorge Lopez par son meilleur ami, dans la vallée du Bolson

Lorsqu’elle est vraiment vivante, la mémoire ne contemple pas l’histoire, mais elle incite à la faire. Davantage que dans les musées, où la malheureuse s’ennuie, la mémoire est dans l’air que nous respirons. Et, dans l’air, elle nous respire.

Elle est contradictoire, comme nous. Elle n’est jamais au repos. Elle change, avec nous. Au fur et à mesure que les années s’écoulent, et que nous changeons, le souvenir de ce que nous avons vécu, vu et écouté change également. Et souvent, il nous arrive de loger dans la mémoire ce que nous désirons y trouver, à l’instar de la police lors des perquisitions. La nostalgie, par exemple, si savoureuse, qui prodigue avec tant de douceur la chaleur de son abri, est, elle aussi, trompeuse. Ne nous arrive-t-il pas, à maintes reprises, de préférer le passé que nous inventons au présent qui nous défie, et à l’avenir qui nous fait peur ?

La mémoire vivante n’est pas née pour servir d’ancre. Elle a plutôt vocation à être une catapulte. Elle ne veut pas être havre d’arrivée, mais port de départ. Elle ne renie pas la nostalgie, mais elle lui préfère l’espoir, ses dangers, ses intempéries. Les Grecs pensaient que la mémoire était fille du temps et de la mer ; ils n’avaient pas tort.

Eduardo Galeano

Ecrivain uruguayen. Auteur, entre autres, de Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers, Homnisphères, Paris, 2004.

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https://lavoiedujaguar.net/Pour-la-Commune

Pour la Commune

jeudi 27 février 2020, par Raoul Vaneigem

Une insurrection populaire gagne le monde. Elle se propage à un nombre croissant de pays. En dépit des différences de conditions, de motivations, de cultures, de mentalités, tous présentent un point commun : le peuple ne veut plus d’un gouvernement qui prétend lui imposer sa présence et son autorité. C’est la lutte de ceux du bas contre ceux du haut.

Nous sommes dans l’équilibre instable du statu quo. Le pouvoir oppressif campe sur ses positions, il refuse de céder d’un pouce. Il craint un basculement de la situation. Ce basculement est à la portée du soulèvement populaire qui nargue l’État et, avec la fermeté d’une juste colère, affirme sa détermination de poursuivre sans relâche son combat.

Au premier abord, le statu quo joue en faveur de l’État et de ses commanditaires. L’intransigeance des gouvernants vise à vulgariser dans l’opinion l’image d’une forteresse inamovible que rien ne réussira à ébranler. Leur propagande agite le spectre du désespoir qui hante toujours la mémoire des révoltes perdues. Ils misent sur la fatigue, ils comptent sur l’amer « à quoi bon » pour renvoyer les insurgés à la niche. Nos ennemis se trompent deux fois !

La solidité de l’État n’est que de surface. Son pouvoir de décision est factice, il est entre les mains d’une puissance financière mondiale qui peu à peu se substitue à lui. Beaucoup de citoyens français incriminent la Commission européenne et la rendent responsable de leurs malheurs. On lui reproche d’imposer aux gouvernements « démocratiquement élus » des restrictions budgétaires qui ruinent le secteur public, paupérisent, tuent. C’est oublier que les instances européennes ne sont elles-mêmes qu’un instrument des mafias financières internationales. Celles-ci sont notre véritable ennemi, comme l’a révélé aux Chiliens l’assassin économique Milton Friedman. Néanmoins, si redoutables qu’ils demeurent, les gestionnaires d’un marché dont ils sont à la fois les maître et les esclaves font montre de moins en moins d’une puissance réelle et de plus en plus d’une puissance fictive, une autorité dont la mise en scène est destinée à nous fasciner comme le serpent fascine sa proie. Mais nous avons prouvé que nous n’étions plus des proies et que nous révoquions la prédation. Eux, en revanche, se livrent à des guerres de commis-voyageurs. À la fois proies et prédateurs, ils s’épuisent en rivalités concurrentielles et se déchirent pour un os où il ne restera bientôt plus rien à ronger. Car l’État et les instances supranationales sont guettés par l’effondrement inéluctable d’un système où l’argent tourne en rond, ne reproduit plus que lui-même, n’est qu’une forme virtuelle appelée à se dévorer elle-même en dévorant tout sur son passage.

Des dirigeants de plus en plus bêtes, des insurgées et des insurgés de plus en plus intelligents. La faillite rentabilisée du système marchand ne provoque pas seulement la destruction de la terre et de ses espèces, elle entraîne une détérioration mentale qui d’année en année débilite les administrateurs du délabrement universel. Ils ont été incapables d’empêcher qu’une formidable vague insurrectionnelle brise l’assaut de leurs entreprises mortifères. Vous vous interrogez sur l’effet de bascule du vieux monde dans le nouveau ? Il s’opère lentement sous vos yeux. Chefs d’État et gouvernants sont gagnés par la sénescence à mesure que leur nerf de la guerre se sclérose, alors que l’insurrection populaire et la désobéissance civile attestent de jour en jour une intelligence que l’ouverture à la vie ne cesse de stimuler.

Le haut pourrit, le bas revit. Les individus autonomes font montre d’une créativité qui mène l’offensive sous deux angles d’approche. Tandis qu’analyses critiques, recours juridiques, sabotages, harcèlements par le ridicule dénoncent au sommet les escroqueries d’un Olympe d’opérette, à la base se multiplient et s’amplifient des assemblées locales et régionales directement confrontées au problème de la générosité humaine dans une société du calcul égoïste. Ce combat à la fois pluriel et unitaire nourrit la résolution des insurgés, leur détermination de « ne rien lâcher ».

C’est là que la vie revendique sa priorité absolue sur l’économie de profit.
Créer de nouvelles conditions d’existence est une priorité. La ruine de nos acquis sociaux et les ukases que le capitalisme et sa démocratie totalitaire nous assènent donnent une idée du chaos où il a l’intention de nous précipiter. Souvenons-nous de ce qui est arrivé à la Grèce. Bien que soutenu par une majorité populaire qui le pressait de sortir de l’Union européenne, le gouvernement grec de Tsipras a fait marche arrière, il a pris une décision opposée à la volonté populaire. Il a cédé à un chantage ouvertement déclaré : « Si vous n’acceptez pas les mesures d’austérité que nous préconisons, vous quitterez l’Europe, vous ne disposerez plus d’argent, vous n’aurez plus de quoi payer les salaires, entretenir les écoles, les transports, les hôpitaux. Après nous le déluge ! » Tsipras a dû céder parce que rien ne préparait la société grecque à éviter le cataclysme programmé. N’est-il pas inquiétant que nous ne tirions pas les leçons de ce désastre annoncé ? Notre énergie ne devrait-elle pas s’employer principalement à jeter les bases de microsociétés capables de répondre aux défis du chaos et de l’absurdité dévastatrice dont l’état du secteur hospitalier, alimentaire, énergétique nous donne un avant-goût ?

Le plus grand danger qui nous menace c’est de manquer d’audace. C’est de ne pas faire confiance en nos propres capacités, de sous-estimer notre inventivité. Attendre des solutions de l’État nous condamne à végéter dans sa carcasse pourrissante.
Comment oublier que la loi du profit, qui détermine toutes les lois du système, consiste à reprendre d’une main ce qui a été donné de l’autre. Dialoguer avec l’État, c’est entrer dans la gueule du monstre.

L’important est moins de le percer de nos coups que de lui substituer un ensemble de microsociétés humaines où la liberté de vivre s’emploie à expérimenter les richesses de sa diversité et à harmoniser ses options contradictoires.

L’escroquerie du référendum. En France, les insurgées et les insurgés exigent un référendum d’initiative citoyenne (RIC). Le gouvernement ne veut pas en entendre parler, si ce n’est sous la forme de ce qu’il appelle référendum d’initiative partagée (RIP) dont il aurait évidemment le contrôle. Dans le même temps, le même gouvernement affiche son mépris des référendums en rejetant une pétition de plus d’un million d’opposants à la vente d’Aéroport de Paris au secteur privé. Au Chili, la même escroquerie se prépare. Le gouvernement propose de remplacer la constituante de Pinochet en recourant à la farce électorale et à ses manipulations traditionnelles. Le but ? Imposer par les instances du haut une constitution qui servira à légaliser la mainmise du capitalisme sur les ressources du pays. Ne sommes-nous pas lassés d’assister une fois encore à ce tour de prestidigitation qui, au nom du peuple, confère les pleins pouvoirs au marché ? Comment entériner une constitution populaire qui n’est pas, loin s’en faut, rédigée directement par le peuple, par des assemblées de quartiers et de villages ?

La lutte pour la qualité de la vie se moque de la dictature des chiffres, de la mesure, du nombre. Le chiffre est la mesure du pouvoir. Il règne par la quantité parce qu’il règne sur des objets, sur un amas anonyme des marchandises. Nous découvrons aujourd’hui une perspective inverse. La qualité annule la dictature du nombre. La qualité de la vie se moque des comptes budgétaires qui la réduisent à un élément de profit. La qualité est l’authenticité vécue. C’est en tant que telle qu’elle peut marquer son intérêt pour ce qui la concerne et son désintérêt pour les guerres concurrentielles que les mafias mondialistes se livrent entre elles. Notre intérêt c’est de parer aux retombées de ces guerres, dont celles et ceux d’en bas sont toujours les victimes.

Sous ses aspects les plus visibles, la guérilla pacifique mobilise des centaines de milliers de partisans de la désobéissance civile. L’outre du mensonge médiatique a beau assurer que les manifestants s’essoufflent, que leur nombre diminue, ni la France, ni le Chili, ni le Liban, ni le Soudan, ni l’Algérie, ni l’Iran ne cèdent sur le front des revendications. Ils ne se trompent pas d’ennemi, leur volonté ne faiblit pas. L’adversaire est la machine du profit qui broie la vie, le combat est celui de la vie qui refuse d’être broyée.

Le phénomène gagne en profondeur, il affecte les modes de pensée et de comportement. Un nombre croissant d’individus redécouvrent les joies de la solidarité et prennent conscience que la réalité vécue n’a rien en commun avec la réalité comptable, budgétaire, statistique concoctée dans ces hauts lieux, qui ne sont en fait que les culs-de-basse-fosse du marché.

Ni dirigeant ni représentant autoproclamés. Outre les chefs, les assemblées auto-organisées excluent les appareils politiques et syndicaux et ceux qui seraient délégués par eux. Les membres de ces assemblées sont prêts, en revanche à discuter à titre personnel avec tous les individus, militants et non-militants, quelles que soient leurs opinions religieuses et idéologiques. Ils estiment en effet que la lutte sociale pour une société plus humaine et plus généreuse l’emporte sur les représentations du monde que chaque personne édifie en raison de son histoire particulière. Ils n’appellent pas à renoncer à des convictions personnelles mais à les dépasser, c’est-à-dire à les resituer dans des conditions qui permettront de les nier sous leur forme ancienne et de les conserver sous leur forme nouvelle. Tolérance pour toutes les idées, intolérance pour tout acte inhumain.

La Commune est le lieu de la vie retrouvée. C’est une agora de liberté où tous les avis ont l’avantage de s’exprimer, d’être entendus et de se concrétiser sous forme de décisions collectives. Pourquoi ? Parce qu’elle rassemble au départ un petit nombre de gens qui se connaissent ou apprennent à se connaître. Ils ont le privilège d’occuper un terrain qui leur est familier, où ils sont les mieux à même d’intervenir en connaissance de cause. Ils ont l’avantage d’être dans une proximité à laquelle la fédération des communes prête une distance critique, une conscience affinée.

Chaque commune est la base d’une multitude d’entités similaires. Leur fédération formera un tissu social capable de supplanter un État qui ne cesse de dégrader les conditions d’existence. C’est là, sur le terrain de notre existence quotidienne, que notre créativité a le plus de chance de battre en brèche l’impérialisme étatique et marchand. L’être humain a toujours plié sans se rompre. C’en est fini de courber la nuque, c’en est fini de ce monde où, comme se désolait Chamfort, le cœur n’a que le choix de se briser ou de se bronzer.

Le combat de la Commune est celui de la générosité humaine contre la dictature du profit. Nous n’allons pas tolérer que le capitalisme mondial et le calcul égoïste pollue notre environnement et notre conscience humaine. L’aide aux plus démunis relève des assemblées populaires non de la froide juridiction étatique et de ses souteneurs xénophobes, racistes, sexistes. L’élan de la solidarité porte à une irrépressible et insolite sensation : la vie va si vite que nous n’avons plus le temps de mourir. L’insurrection est une cure de santé.

La femme est à la pointe du combat pour l’être humain. Là réside son unité. C’est une unité revendicative qui menace la tradition machiste et les résurgences patriarcales. Comment s’étonner que le pouvoir tente de la morceler en catégories afin de les dresser les unes contre les autres et de « diviser pour régner ». Traiter la femme comme une abstraction permet en effet de lui faire assumer des rôles et des fonctions réservés jadis au patriarcat. Le sens humain n’est pas présent avec la même intensité chez la policière, la tortionnaire, l’affairiste, la militaire, la mafieuse, l’autocrate et chez l’insurgée qui lutte pour une égale émancipation de l’homme et de la femme. Mais partout où le noyau d’humanité n’a pas disparu tout à fait, pourquoi ne pas faire confiance à la vie pour venir à bout de la carapace oppressive ?

La Commune est notre territoire, notre existence y est légale. À cette légalité naturelle, l’État a substitué une légalité que rien ne nous oblige à reconnaître. N’est-il pas devenu caduc le contrat social par lequel il s’engageait, en échange de prélèvements fiscaux, à nous garantir écoles, hôpitaux, transports, moyens de subsistance ? À cela s’ajoutent les mesures arbitraires attentatoires à la dignité humaine que son totalitarisme démocratique multiplie. N’est-il pas, dès lors, évident que nous sommes dans la légalité et qu’il est lui, de facto, dans une illégalité qui, du point de vue de ses propres lois, nous autorise à le bannir ? Cependant, la structure municipale qu’il a implantée est toujours en place. Elle fait du maire un fonctionnaire soumis à son autorité. Pris en tenaille entre la représentation de l’État et la représentation de la population locale, il navigue entre l’honnêteté, la corruption, la modestie du porte-parole et l’arrogance de l’édile intronisé. Comment les assemblées d’autogestion peuvent-elles, sans se renier, coexister dans le cadre d’une organisation municipale inféodée à l’État ? À chaque territoire en voie de libération, ses propres formes de lutte.

Quelles relations avec la mairie traditionnelle ? Nul n’ignore que l’expérience de la démocratie directe marque une rupture avec les modes de scrutin que le rituel électoral nous impose. À la différence du vote organisé par le clientélisme politique, la Commune est l’émanation d’assemblées de proximité. Les problèmes qu’elles abordent sont des problèmes concrets, qui se posent à la population d’un village, d’un quartier urbain, de la région environnante où leur fédération prête une vision globale, mondiale, à des décisions prises localement. Elles sont issues d’un milieu où chacun est concerné et sait de quoi il parle. Elles concrétisent une pratique de vie, non une pratique de l’idéologie. La mairie est une antenne, elle est moins à l’écoute des citoyens que de l’État qui les gouverne. Or, pour nous, la Commune est un monde appelé à éradiquer la mondialisation du profit.

Le tambour de l’unité résonne partout. Quelle unité ? Appeler à l’unité et à la convergence des luttes, c’est prendre les choses à rebours. Les déclarations abstraites, si généreuses qu’elles se veuillent, sont des leurres. Elles empruntent le vieux chemin des bonnes intentions. L’espérance n’en finit pas de trébucher de triomphalisme en défaitisme. Allons-nous une fois de plus nous enrôler dans ces fronts censés mobiliser l’énergie de tous et de toutes contre ce qui se borne à porter un des masques de l’oppression globale ? Lors de la révolution espagnole, Berneri avait lancé cette mise en garde : « Seule la lutte anticapitaliste peut s’opposer au fascisme. Le piège de l’antifascisme signifie l’abandon des principes de révolution sociale. » Et il ajoute : « La révolution doit être gagnée sur le terrain social et non sur le terrain militaire. » À quoi tient la force poétique des Gilets jaunes et des assemblées auto-organisées ? Au fait qu’ils mettent au premier plan des problèmes économiques, sociaux, psychologiques auxquels personne n’échappe en ces temps de mutation (permaculture, interdiction des pesticides, blocage des circuits marchands, éradication des nuisances pétrochimiques et nucléaires, exploration énergétique, revivification du tissu rural et urbain, rupture avec le fétichisme de l’argent, reconstruction de l’enseignement, guérilla menée selon le principe « Ne jamais détruire un homme et ne jamais cesser de détruire ce qui le déshumanise »).

La véritable unité, c’est le combat pour le mieux vivre.
La désobéissance civile est un droit imprescriptible partout où règne le droit d’opprimer. La rédaction d’une charte issue des Communes et de leurs assemblées pourrait en garantir le principe et donner ses assises à la légalité d’une démocratie que sa poésie pratique affranchisse à jamais de l’emprise étatique et marchande. À bas la république des affaires ! Vive la république du sens humain !

Texte envoyé pour information
et en mode de contribution éventuelle
aux débats sur la commune

Raoul Vaneigem
février 2020

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Portfolio

Messages

  • Une chanson écrite par Raoul Vaneigem à écouter avec le lien ci -dessous

    https://www.youtube.com/watch?v=JteihXK399g

    dont les paroles sont :

    Refrain
    La vie s’écoule, la vie s’enfuit
    Les jours défilent au pas de l’ennui
    Parti de rouges, parti de gris
    Nos révolutions sont trahies.

    Le travail tue, le travail paie
    Lee temps s’achète au supermarché
    Le temps payé ne revient plus
    La jeunesse meurt de temps perdu.

    Les yeux faits pour l’amour d’aimer
    Sont les reflets d’un monde d’objets
    Sans rêves et sans réalités
    Aux images nous sommes condamnés.

    Les fusillés, les affamés
    Viennent vers nous du fond du passé
    Rien n’a changé mais tout commence
    Et va mûrir dans la violence.

    Tremblez repaires de curés
    Nids de marchands et de policiers
    Au vent qui sème la tempête
    Se récoltent les jours de fête.

    Les fusils vers nous dirigés
    Contre nos chefs vont se retourner
    Plus de dirigeants et plus d’État
    Pour profiter de nos combats.

    Refrain