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Mexique : la deuxième victoire de San Salvador Atenco

Publie le dimanche 15 août 2010 par Open-Publishing

De Jean-Pierre Petit-Gras

Ces temps derniers, il fait bon se promener dans les rues d’Atenco. Il y flotte même comme un air de fête. Des enfants jouent au ballon, dans la rue ou sur l’accueillante place centrale, où voisinent l’église du bourg, le palais municipal, et le siège, plus modeste, du Front des Pueblos[1] pour la Défense de la Terre (FPDT). D’autres passent, juchés à 3 sur un vélo sans freins, et frôlent en riant un garde municipal parfaitement indifférent. Une femme vend des huaraches[2] et des tacos, qu’elle cuit sur un réchaud à charbon de bois. A côté, assis à la buvette, un jeune couple sirote une limonada en se regardant tendrement.

On s’en souvient, après la résistance de la population de cet ejido[3] contre l’expropriation dont ils ont fait l’objet à l’automne 2001, les paysans d’Atenco étaient devenus une référence et un soutien actif pour l’ensemble des mouvements de résistance à la modernisation brutale du pays : projets de barrages, d’autoroutes, expulsions de paysans, etc. En 2006, ils avaient accueilli les délégués zapatistes dans le cadre de l’Autre Campagne lancée à l’initiative de l’EZLN[4], pour tenter de reconstruire par en bas la réflexion, l’action et l’organisation de celles et ceux, nombreux dans le pays, qui n’en peuvent plus de supporter la misère, la brutalité et l’arbitraire imposés par un pouvoir corrompu, soumis aux intérêts des multinationales et des narco-trafiquants. Quelques jours plus tard, suite à une provocation ourdie par le maire de la ville voisine de Texcoco, trois responsables du FPDT avaient été arrêtés. De violents affrontements entre ejidatarios et forces de l’ordre ont alors éclaté, notamment après l’assassinat à bout portant d’un enfant de 14 ans par un policier. L’image de manifestants furieux frappant un agent à terre avait été montrée, en boucle, sur toutes les chaînes de télé, accompagnée d’appel au lynchage des « sauvages » d’Atenco. La vengeance d’Etat pouvait être consommée.

Le lendemain, au petit matin, 2500 policiers suréquipés[5], avec des blindés et des hélicoptères, fondaient sur Atenco. L’action avait été préparée de longue date. 300 arrestations, 30 femmes violées pendant leur transfert vers la prison. De nombreux blessés, dont un jeune homme, gravement touché à la tête par une grenade lacrymogène projetée à tir tendu, et dont la police empêchera le transfert en urgence vers un hôpital. Il mourra après 12 heures d’agonie, et le médecin qui avait tenté de le sauver sera emprisonné. Les trois porte-parole du FPDT seront condamnés à des peines invraisemblables : 112 ans de prison, avec des chefs d’accusation ahurissants.

Ils ont passé plus de 4 ans dans un établissement de haute sécurité, enfermés 23 heures sur 24 dans de toutes petites cellules sans lumière, fouillés, harcelés et humiliés par leurs gardiens. D’autres ont dû fuir et se cacher, loin de leurs proches, de leur champ et du village pour lequel ils s’étaient battus.

Pendant plus de 4 ans, malgré la peur, les intimidations et les menaces, une partie de la population a fait face. A la suite d’une poignée de femmes, dont plusieurs grand-mères, les gens du FPDT ont repris courage, et organisé la résistance. Présence, pendant ces 4 ans, dans un campement permanent devant la prison. Manifestations, marches, voyages à l’étrangers (ils sont venus en France à deux reprises), démarches judiciaires, concerts de soutien, tout a été mis en œuvre pour obtenir la libération. L’autre dimanche, c’était chose faite. Et la fête à Atenco. Quelques semaines plus tard, les derniers « accusés », ceux qui se cachaient, América del Valle (son père était l’un des condamnés) et Adán Espinoza[6], étaient à leur tour lavés de toute accusation, et pouvaient rentrer chez eux, reçus par une foule en liesse. Parmi elle, une bande d’étudiants de l’UNAM, qui dès les premiers jours sont venus proposer aux enfants traumatisés par le viol brutal perpétré par la police contre leur monde des ateliers d’expression graphique et orale. Quelques enseignants de l’université d’agronomie de Chapingo, un groupe de l’Autre Campagne du District Fédéral, des jeunes triqui du municipio autonome de San Juan Copala, assiégé depuis des mois par les tueurs du groupe paramilitaire UBISORT...

Pour les membres du FPDT que nous avons interrogés, beaucoup reste à faire. Obtenir justice et réparation, en premier lieu la condamnation des auteurs de l’agression bestiale contre le village, des coupables des viols et assassinats, des responsables de ces emprisonnements injustifiés. Ces coupables sont les dirigeants politiques de la municipalité de Texcoco, membres du Parti de la Révolution Démocratique (PRD), le gouverneur Enrique Peña Nieto, probable futur candidat du Parti de la Révolution Institutionnelle (PRI) à la prochaine élection présidentielle, et l’ancien président de la République mexicaine, Vicente Fox, représentant du Parti d’Action Nationale (PAN).

Une autre tâche, plus importante encore, les attend. Il ne s’agit pas seulement de faire face aux manœuvres actuelles de la Commission Nationale de l’Eau (Conagua), qui tente d’acheter les terrains autrefois destinés à l’aéroport, et aujourd’hui présentés comme indispensables à la préservation des nappes phréatiques. Les lotissements hideux et monotones qui envahissent la région, à grands coups d’engins de terrassement et de bétonnières, démontrent que les intentions de la Conagua sont plus prosaïques et rationnelles : la ville, comme les capitaux, a besoin de croître sans cesse, sinon c’est l’asphyxie.
Il va falloir reconstruire le village, en permettant notamment aux jeunes générations de trouver l’envie et les moyens de rester vivre sur place, sur ces terres collectives. Reconstruire une communauté solidaire, harmonieuse et capable de nourrir, matériellement et spirituellement, toute sa population. Cela, aucune politique menée d’en haut ne le voudra, ni ne pourrait le faire. Les atenquenses le savent, et ils ont tout un tas de projets. Nous en reparlerons, car l’exemple de San Salvador Atenco, qui peut se révéler contagieux, nous est précieux.

Jean-Pierre Petit-Gras

[1] Pueblo signifie peuple, mais aussi village... Le municipio d’Atenco est constitué d’une petite dizaine de villages.

[2] Galette de maïs, allongée comme une sandale (huarache), et garnie de bonnes choses : viande de poulet, fromage, avocat, piment, tomate, herbes et petits légumes.

[3]  Communauté dont les terres agricoles sont collectives, et distribuées en parcelles égales entre les habitants ; la gestion et la distribution éventuelle de nouvelles parcelles se fait de manière collective, sous l’autorité d’un conseil ejidal.

[4] Armée Zapatiste de Libération Nationale, principale organisation des indiens maya et zoque du Chiapas.

[5] Entre autres avec des préservatifs, distribués par les officiers avant l’opération.

[6] América del Valle avait précipité la décision des autorités judiciaires, déjà ébranlées par les divisions et manoeuvres des politiciens, en se rendant voici quelques semaines à l’ambassade du Venezuela, et en demandant à bénéficier du statut de réfugiée politique. En plaçant le scandale de l’acharnement gouvernemental contre sa personne sur l’échiquier international, elle a réussi à ridiculiser ses accusateurs, et à écarter définitivement la menace d’une nouvelle condamnation (112 ans également étaient requis contre cette jeune étudiante -22 ans au moment de l’attaque contre Atenco- dont le seul crime, comme celui des autres membres du FPDT, a été de vouloir défendre sa terre et son village.

http://www.mediapart.fr/club/edition/les-autres-ameriques/article/120810/mexique-la-deuxieme-victoire-de-san-salvador-atenco