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"Michelle Bachelet présidente, un saut énorme pour le Chili. Condamné malgré tout au néolibéralisme"
Publie le mardi 28 mars 2006 par Open-Publishing4 commentaires

Victoire historique sur le machisme et continuité dans les politiques structurelles : interview du sociologue et recteur de l’Université Arcis de Santiago, Tomàs Moulian, auteur du livre sur la transition chilienne "La révolution capitaliste"
d’Angela Nocioni, notre envoyée à Santiago du Chili traduit de l’italien par karl&rosa
"L’élection de Michelle Bachelet est un saut énorme pour le Chili. C’est une rupture avant tout culturelle, un phénomène transpolitique. Ce n’est pas le virage à gauche. Son gouvernement s’apprête à consacrer l’orthodoxie économique de l’école de Chicago. C’est la phase ultime de la lente normalisation chilienne, le risque le plus probable est que le prochain candidat de la "Concertaciòn", du centre gauche, soit un chrétien démocrate".
Tomàs Moulian est le recteur de l’Université Arcis de Santiago, sociologue, auteur d’un beau livre sur l’éternelle transition chilienne : il l’a intitulé "La révolution capitaliste". Sa théorie est que le régime de Pinochet a été le laboratoire continental du modèle néolibéral. "Le général a contraint le Chili à vivre dans la matrice d’une dictature terroriste transformée par enchantement en dictature constitutionnelle".
– Que signifie pour le Chili l’élection de Michelle Bachelet ?
Avant tout l’affirmation d’un différend culturel, l’élection d’une femme à la présidence de la République dans un pays complètement et profondément conservateur. Le machisme est déstabilisé par le phénomène Bachelet. Puis, cela représente la ratification du centre gauche au gouvernement dans un pays au modèle purement libéral et aux profondes inégalités sociales. La colère due à l’injustice sociale n’a pas ici d’exutoire politique. Elle ne se manifeste ni par de violents conflits ni par l’apparition d’un modèle de populisme progressiste. Ici l’unique populisme qui apparaisse au nom de la lutte contre les inégalités est le populisme conservateur. Le 15 décembre a eu lieu un fait politique significatif : la tentative de la droite de récupérer le gouvernement grâce à son candidat le plus fort a échoué. Parce que même si les différences entre centre gauche et centre droit sont minimes, la différence symbolique reste énorme. Il y a eu une grande mobilisation pour empêcher la droite de revenir. Ceci ne veut pas dire que la "Concertaciòn" ne soit pas la plus grande reproductrice du modèle néolibéral dans ce pays. Elle n’a rien fait d’autre que de rendre plus robustes les structures créées par Pinochet.
– La gauche radicale, au premier tour des élections, n’a pas obtenu plus de 5,4% des voix. Pourquoi ?
L’autre gauche souffre d’hémorragies de votes à droite. Les mécontents du centre gauche n’ont curieusement pas voté pour la gauche radicale mais pour Lavin, le candidat du premier tour qui incarnait le mieux le pinochétisme de retour. Une partie du vote populaire est allée vers la droite ou s’est abstenue. C’est un phénomène complexe qui change le panorama politique. J’espère me tromper mais je crois qu’avec Bachelet, nous continuerons à avoir une politique d’approfondissement du modèle libéral et en même temps d’étouffement de l’option socialiste. Le prochain gouvernement sera aux mains de la démocratie chrétienne. Le centre gauche des années 90 est en train d’appliquer le modèle néolibéral avec une radicalité que même Pinochet n’osait pas. Il le fait avec la paix sociale sans avoir recours à l’horreur, il le fait dans un contexte de démocratie politique. Je crois qu’il s’agit d’un phénomène mondial mais pas latino-américain. Ce à quoi on assiste en Amérique latine, c’est à la tentative de fuir le modèle orthodoxe. Ici, non, pour la simple raison que le Chili a servi de laboratoire.
– Pourquoi rappelez-vous que 1975 a constitué un point de virage pour l’histoire du régime ?
Cette année-là, entra en jeu le plan stratégique des privatisations. Les nombreux techniciens chrétiens démocrates qui, bien que n’étant pas d’accord avec cette position, étaient restés à côté de la dictature en la soutenant, furent rapidement mis en marge. Les cinq années de ’77 à ’82 furent utilisées pour faire la propagande de toutes les données sur la situation chilienne, gonflées selon les besoins, comme confirmation de la scientificité des principes sur lesquels s’était construit le projet. Une profonde déstructuration de la forme capitaliste précédente fut réalisée, avec la poursuite de l’utilisation de la terreur comme arme stratégique du projet de transformation. Cette opération fut menée à son terme avec succès. Sans oppositions visibles au sommet. Une transformation tout aussi radicale ne réussira pas aux militaires argentins, plus tard. A Buenos Aires aussi, le coup d’état de 1976 ouvrit la porte au démantèlement du système économique précédent. Mais il fallut attendre les années 90, l’arrivée de Menem, pour finir de vendre ce qui était vendable. A Santiago, non. Le modèle fut tout de suite installé en profondeur.
– En regardant le panorama économique du Chili, où repérez-vous la forme la plus avancée du modèle capitaliste ?
Nulle part ; la modernisation capitaliste en est restée ici à l’exploitation des matières premières. Il y a ensuite de petits secteurs de production de valeur d’autre nature. C’est encore un pays dont la force consiste à exporter des matières premières. Le cuivre que nous utilisons pour l’énergie électrique nationale est travaillé en Norvège. La gestion de la nationalisation du cuivre a été très mauvaise, la technologie de pointe pour utiliser le cuivre est étrangère.
– Pourquoi considérez-vous Michelle Bachelet comme un phénomène transpolitique ?
Un élément très fort de cette élection a été l’idée des femmes au pouvoir. Il y a eu une énorme mobilisation de femmes autour de sa candidature. Son plus grand succès a été d’obtenir que le vote féminin soit moins conservateur que d’habitude. En général, ce sont des plébiscites pour la droite qui sortent des sièges féminins au Chili : cette fois, non. Ça c’est la surprise. Le défi entre la droite et le centre gauche n’a pas été seulement la lutte entre deux modalités de reproduction du modèle néolibéral mais aussi l’affrontement du machisme politique et d’une nouvelle idée d’affirmation féminine et de citoyenneté active. La figure de Bachelet s’est imposée aux partis comme quelque chose d’inimaginable jusqu’à il y a six ans. Ce gouvernement a toujours été le gouvernement du patriarcat : Lagos, le président sortant, est un patriarche.
– Au Chili, les conflits sociaux ont disparu. S’agit-il de l’effet Pinochet ou y a-t-il autre chose ?
Il n’est pas en superficie, il ne s’exprime pas dans la politique de l’Etat mais il existe une forme de profond mécontentement. A la fin, c’est la peur de l’expérimentation politique qui triomphe. Le Chili a été un pays fortement idéologisé mais il n’existe plus aucune force active, même pas l’Eglise catholique, qui fasse voir la réalité des inégalités pour les dénoncer. S’est imposé un modèle de consommation qui a une grande force d’intégration, il existe des facilitations très efficaces pour favoriser l’accès à l’argent emprunté, le modèle du citoyen consommateur l’a emporté. Une partie de la gauche archaïque, dont Bachelet est le symbole, l’a compris, elle s’est située dans cette perspective et a eu du succès. L’idée gagnante est que c’est l’unique modèle possible.
– Quel est aujourd’hui le rôle du parti communiste ?
Un rôle minime de résistance, il devient central quand il y a des conflits électoraux. Il vit en partie du fantôme de l’autoritarisme. Il est perçu comme une résistance culturelle à la droite barbare. cela sert au Pc à obtenir des promesses mais non à exercer une influence politique. Cela dépend surtout de la loi électorale faite exprès pour effacer les anomalies. Il n’a aucune représentation parlementaire bien qu’il ait atteint 7,4% aux législatives et à peine plus de 5 aux présidentielles.
– Pourquoi la dénonciation des comptes secrets aux Etats-Unis a-t-elle fait plus de tort à la droite de Pinochet que la série de crimes commis pendant la dictature ?
Pinochet a réussi à obtenir plus de 40% au plébiscite, à la fin des années 80. La droite le soutenait encore malgré les crimes contre l’humanité. Avec son arrestation à Londres, la droite découvre que Pinochet est considéré hors du Chili comme un terroriste d’Etat. Les comptes secrets ne sont que la goutte qui fait déborder le vase. Les comptes à la banque états-unienne Riggs ont été le point de virage dans la séparation de la droite d’avec le dictateur. Pinochet est désormais un mort en vie. On ne le défend plus car il est devenu comme le cas Al Capone.
– Pourquoi l’opposition au régime, après plus de quinze ans de dictature, a-t-elle accepté de participer au plébiscite légitimant celui qui l’avait installée ?
Elle espérait que ce serait une formidable occasion de mobilisation. Et ce fut au contraire une opportunité saisie au vol par la dictature. Les oppositions refusèrent l’idée du boycottage parce qu’elle croyaient conquérir de l’espace. Il y eut quelques hésitations. On savait que les règles du jeu seraient tout autres que limpides mais à la fin, on accepta, en sous-estimant le fait que le plébiscite était privé de toute garantie de contrôle public et que le contrôle de la régularité de son déroulement était délégué "à l’honneur des forces armées". Tout cela fut précédé d’une discussion transversale entre les partis . La décision ne fut pas simple. On ne peut cependant pas dire que la Dc, c’est-à-dire la droite d’opposition, l’imposa. Parmi les chrétiens démocrates, il y eut des représentants de premier plan qui se déclarèrent contraires à la participation au plébiscite. Au parti socialiste aussi, il y en eut. Mais à la fin, on décida de courir le risque même sans garanties. Je considère que ce fut une erreur. Le plébiscite fut une arnaque, il n’y avait même pas de registres des votants : n’importe qui, s’il le voulait, aurait pu voter cinq, dix ou quinze fois. L’erreur fut fille de la terreur. La même terreur que Pinochet réussit à maintenir sur les gouvernements ayant fait suite à sa sortie de la Moneda. La même qui empêcha, par exemple, que le premier acte d’un retour à la démocratie fût la convocation d’une assemblée constituante. A la possibilité de balayer l’héritage du régime, à la possibilité d’une refondation, on préféra la politique des petits pas, par crainte du retour des militaires. Pinochet continua ensuite à gouverner encore un an et demi. Durant cette phase, il imposa une série de lois pour la protection future de son architecture. Il établit, avant tout, que le revenu de la production nationale de cuivre revenait aux militaires.
Le fondement de la participation des Forces armées au Sénat réside en effet dans la fonction de protection de l’ordre étatique que leur a attribuée Pinochet. Cela leur concède le droit à une autonomie financière partielle. Les gouvernements de centre gauche de la "Concertaciòn" n’ont pas réussi à entamer ces privilèges, de même qu’ils n’ont pas su réaliser d’importantes réformes sociales. Ils n’ont jamais mis en discussion le modèle économique inauguré par Pinochet.
– Comment Pinochet réussit-il à ne jamais trouver d’obstacles sur sa route ? De quelle façon put-il tenir aussi longtemps un pays à sa merci, y compris les Forces armées ?
Après le coup d’état, l’unique opposition théorique en mesure de s’opposer à ses décisions aurait pu surgir des commandants en chef. C’est-à-dire que le risque était celui d’une parlementarisation des forces militaires, le serpent en son sein, qui usa la force des militaires argentins. A Santiago la monopolisation du pouvoir en fut vraiment une. Il n’y eut jamais aucune rébellion du haut commandement contre aucun commandant en chef.
Et pourtant, il y eut une guerre en cours entre les piliers du régime si Pinochet fut obligé de livrer la tête du Contreras, le chef de sa police politique.
Je crois que la victoire de Carter aux Etats-Unis fut la véritable raison de la décision de déboulonner Contreras, avec un résultat ensuite sur le livre de paie de la Cia. Les Usa ont de lourdes responsabilités dans le coup d’état au Chili. Les documents déclassifiés de leurs services secrets le démontrent amplement. Quand Carter arrive à la Maison Blanche, il commence à se préoccuper de l’impossibilité à gérer Pinochet. L’embarras de Carter est à l’origine de la pression de Washington pour reformuler la politique répressive à Santiago. Il fallait bien que quelque chose se passe après l’assassinat de Letelier, ex ministre des Affaires Etrangères de Salvator Allende tué en même temps que l’Américain Ronny Moffit, Massachussetts Avenue à Washington en 1976 et après le massacre de la direction interne du Pc exécuté par la Dina à lza fin de ’76. Pinochet flaira la nécessité de faire passer un message et décida stratégiquement, en juillet ’77, d’énoncer une sorte de programme de changement politique du régime. Il fixa une transition à étapes et établit, en même temps, une durée à la dictature militaire. Nous sommes en ’77, ce virage est presque interprété comme tel, bien que Pinochet n’ait même pas fait mention de l’existence de partis politiques mis hors la loi sous prétexte de leur caractère anti-social. Cette année-là, Pinochet définit les lignes de la future Constitution, en la construisant autour de la notion de démocratie protégée qui prévoit la création d’un principe de pouvoir de sécurité par lequel la participation des forces armées en défense des objectifs permanents de la nation, acquiert un rang constitutionnel. C’est à ce plan que correspond aussi l’éloignement de Contreras de la direction de la Dina. Ce fut le premier pas en direction de l’identification d’un bouc émissaire à qui attribuer la brutalité de la terreur. Cette personnalisation de la faute est le début du blanchiment du régime.
Messages
1. > "Michelle Bachelet présidente, un saut énorme pour le Chili. Condamné malgré tout au néolibéralisme", 28 mars 2006, 13:23
Si le Chili était machiste, Bachelet serait encore chez sa mère.
2. > "Michelle Bachelet présidente, un saut énorme pour le Chili. Condamné malgré tout au néolibéralisme", 29 mars 2006, 14:14
Le Chili d’Allende n’était pas un pays machiste et conservateur : plus de quinze ans de dictature ont transformé le pays. Elire une femme est important d’un point de vue symbolique. Dans la réalité, ce qui est important ce sont les idées de la personne élue.
1. > "Michelle Bachelet présidente, un saut énorme pour le Chili. Condamné malgré tout au néolibéralisme", 29 mars 2006, 20:16
"Dans la réalité, ce qui est important ce sont les idées de la personne élue."
Ben ça promet d’être goûteux....
Quand on est élu, c’est + les actes que les discours qui comptent...
Rien ne remplacera un travail patient pour reconstuire une gauche assassinée .
Cop.
2. > "Michelle Bachelet présidente, un saut énorme pour le Chili. Condamné malgré tout au néolibéralisme", 29 mars 2006, 22:01
7% aux législative du PC,le Mir a cesser pratiquement d’exister.raisons:la saignée operée par Pinochet les 2/3 des morts de la dictature appartenaient à ces deux partis.
Et la constitution pinochiste n’arrange rien,elle ne reconnais qu’un seul systéme économique:le libéralisme,rendant pratiquement anticonstitutionnelle toute idée contraire.
Et tu as raison,il va leur falloir du temps et de la patience,mais aussi notre soutien et notre amitié.
Jean Claude des landes