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Modes de survie de l’Internet culturel

Publie le dimanche 8 février 2004 par Open-Publishing

Le rapport qui suit s’inscrivait dans une vaste enquête commandée début 2002 par le Secrétariat d’Etat à l’Economie solidaire à l’association Planète Emergences, dirigée par Gérard Paquet assisté de Marie-France Lucchini (aujourd’hui en charge de la Maison des Métallos à Paris). En raison de certains événements politiques survenus en avril 2002, on ne peut même pas dire qu’il soit resté dans un tiroir, puisque le Secrétariat d’Etat à l’Economie solidaire a sombré corps et biens… Presque deux ans plus tard, Carole Contant, qui avait réalisé le même travail dans le domaine du cinéma, s’apprête à le publier sur Cineastes.net. Du coup, j’ai relu le mien, et je trouve que les propos des personnes qui avaient pris le
temps de me répondre (j’en profite pour les remercier, tout en m’excusant
auprès de tous ceux que j’aurais pu consulter avec autant de profit : le choix
des interlocuteurs était forcément très aléatoire...) valent largement la peine
d’être publiés, même si bien sûr ils mériteraient, idéalement, d’être
actualisés. Surtout, je suis frappée de voir à quel point cette question du
statut des contenus culturels sur le Net est peu discutée : l’énorme ébullition
créative qui se produit sur le réseau ne reçoit presque aucune reconnaissance,
et sa richesse reste largement ignorée. Ce rapport, même daté, me semble à même
de combler un peu ce manque d’information et de mise en commun des réflexions. [Mona
Chollet]

La popularisation récente d’Internet implique forcément
une rupture entre les productions qui y naissent et les institutions culturelles.
Non seulement le réseau change les pratiques artistiques, mais il donne naissance à des
créations spontanées qui brouillent les frontières entre les domaines. La possibilité offerte
par le réseau de se passer des intermédiaires pour rencontrer un public oblige également à revoir
les catégories de "professionnel" et d’"amateur. La plupart
de ces créations restent invisibles aux yeux de l’institution : quand elles
recherchent des soutiens, elles ne les obtiennent que de manière chaotique.
Du côté du système marchand, après l’éclatement de la bulle spéculative,
on n’a toujours pas trouvé le moyen de rentabiliser les contenus culturels.
Des expériences sont tentées, trop récentes pour qu’on puisse en tirer
des conclusions. Néanmoins, toutes ces difficultés n’empêchent pas les
sites d’exister : on trouve sur Internet des contenus de grande qualité produits
bénévolement et constituant une richesse sociale considérable. Il est nécessaire
de les valoriser, même si tous leurs auteurs n’ont pas le désir ou la
possibilité de transformer un loisir intelligent en activité assurant leur
subsistance.

Relativement bien identifié par les institutions, l’art
numérique dispose de guichets spécifiques (CNC, Dicream, Fiacre) ou s’intègre à des
dispositifs artistiques englobant plusieurs disciplines. Mais il faut prendre
en compte le changement de donne induit par Internet, et dû à la légèreté inhérente
au média. Il en résulte une prolifération de productions artistiques et culturelles
informelles. "Il existe des œuvres Internet "identifiées
et financées" comme l’art contemporain classique, mais il existe
encore plus d’œuvres qui sont hors de ce circuit, mais qui sont bien
visibles et vivantes.
Des réseaux se tissent sans point de départ officiel,
sans pointeur labellisé qui dise "ceci est de l’art"
",
souligne Frédéric Goudal,
artiste multimédia. Frédéric Madre, créateur du site Pleine
Peau
, estime qu’Internet, par sa nature même, provoque inévitablement
une rupture entre l’activité artistique et les institutions : "Les
aspirations traditionnelles des artistes sont définitivement vaines sur Internet.
Les artistes recherchent à utiliser toujours plus de surface (pour exposer,
pour mettre leur nom, etc.), et sur Internet il n’y a pas de surface.
Ce qui correspondrait à cette surface, à la rigueur, pourrait être de l’espace
disque sur les serveurs ou sur les dossiers de messagerie des internautes dans
lesquels les artistes déversent à tour de bras et leurs œuvres, et le
spam pour leurs œuvres, et l’explication de leurs œuvres, et
leur nom, et la combinaison de tout cela. Du coup, ils sont – je parle
de ceux qui agissent de manière traditionnelle telle qu’ils l’ont
apprise à l’école des Beaux-Arts – en perpétuel porte-à-faux avec
la logique vitale du réseau, qui, elle, repose sur les liens. Le passage entre
ces liens a lui seul le pouvoir de recontextualiser chaque page visitée. De
ce fait, il ne peut y avoir d’art au sens traditionnel sur Internet. L’artiste
doit accepter de perdre le contrôle et, du coup, il est illusoire d’expliquer
l’œuvre, et le CV ne veut rien dire. Résultat : les seuls œuvres
artistiques sur Internet qui bénéficient d’un soutien sont les œuvres
qui miment l’art traditionnel. Cela a pour effet d’entretenir la
production (et donc la conception) d’œuvres que j’appellerai "fausses" car
je suis un gentil garçon et ne peux pas dire "mauvais" en public.
Aussi, les œuvres "vraies" ne peuvent pas bénéficier de soutiens
externes à Internet, car elles ne sont pas justifiables au sens du monde réel.
"

Face à ce changement dû à la fois à la légèreté de la technique
Internet et à la nature particulière du réseau, Frédéric Goudal remet en cause
l’institution : "Quelqu’un aura-t-il le courage de partir à l’aventure
du Net, hors des sentiers balisés de quelques institutions officielles ? Les
choses sur le réseau ne sont pas structurées. Or, pour les ministères, il faut
une structure comme interlocuteur. Mais poser le problème en ces termes, c’est
partir à reculons dans cette exploration. C’est aller au zoo pour découvrir
le moineau que l’on a dans sa cour. Avant l’argent, il faudrait déjà faire
ce pas : apprendre ce monde, son mode de fonctionnement. Je connais un certain
nombre de gens qui font ce travail d’exploration ; ils sont seuls, le font
sur leur temps libre et y arrivent. Vous n’allez pas me faire croire qu’une
institution est incapable de fournir ce travail-là. C’est bien une question
de mentalité, pas de moyens pratiques. Avoir cinq ou six personnes au niveau
national pour fouiller le web n’est pas irréaliste.
" Et il insiste : "L’institution
est inadaptée à Internet. Mais ce n’est pas à Internet à s’adapter à l’institution,
c’est bien le contraire. Pour l’instant, elle semble ne voir d’Internet
que ce qui ressemble à ce qu’il y avait avant Internet.
" Mêmes
conclusions chez l’écrivain François Bon, qui a transformé sa page personnelle
littéraire en un site, Remue.net,
géré bénévolement par un petit groupe de personnes réunies en association,
et n’a même pas essayé de rechercher des subventions : "Puisqu’on
invente, les possibilités existantes sont forcément en décalage.
"

"Pour l’instant, l’institution
semble ne voir d’Internet

que ce qui ressemble à ce qu’il y avait avant Internet"
Frédéric Goudal

Cela dit, beaucoup d’artistes ayant créé leur propre site
se passent très bien de toute formalisation de leur activité et donc de tout
soutien. On se trouve en présence de créations dont la pertinence peut être équivalente à celle
de productions plus lourdes, mais qui ne rencontrent souvent aucune difficulté financière
que l’institution pourrait les aider à aplanir. "La force d’Internet
est de pouvoir construire des choses sans grands frais et de se passer des
réseaux traditionnels des institutions
", dit Frédéric Goudal. "Les
seuls concours auxquels j’ai participé étaient des trucs avec un formulaire
d’inscription en ligne
, raconte Frédéric Madre. On met son adresse
e-mail et l’adresse Internet de ce qu’on veut présenter, et c’est
fini. En plus, j’ai gagné. Alors pourquoi devrais-je remplir des dossiers
et les imprimer, les mettre dans une enveloppe et attendre que quelqu’un
lise la description papier d’un site que j’aurai eu le temps de faire
quinze fois pendant que ça croupira avec les autres dossiers ?
"

Parmi les sites qui cherchent cependant à bénéficier d’une
aide, beaucoup sont desservis par leur caractère hybride, qui les empêche de
trouver le guichet adéquat. Internet induit en effet une confusion généralisée :
confusion entre amateurisme et professionnalisme – derrière un site performant
et très visité, il peut y avoir un simple quidam occupant utilement ses loisirs,
et derrière un site bancal et peu attractif, il peut y avoir une institution
ou une multinationale –, mais aussi entre les disciplines. Créations spontanées,
beaucoup de sites mêlent l’éditorial, le littéraire, l’artistique,
l’information, la chronique, le documentaire, la graphisme, le prolongement
d’une activité associative... "Pour l’instant, nous n’avons
bénéficié d’aucun financement spécifique
, précise Eric Vautrin, du
site L’Insensé. Les
rencontres avec les responsables du ministère de la Culture, en nouvelles technologies,
recherches ou en théâtre, nous ont appris que nous ne rentrions dans aucune "case",
autrement dit que nous ne pouvions pas attendre d’aides de ce côté-là.
Pour les uns nous ne sommes pas une revue, pour les autres nous ne sommes pas
de l’art numérique… Il est évident que notre type d’activité n’a
pas encore été entériné, et que de fait, les financements n’existent pas.
"

"Internet ne fait que formaliser
notre mode de fonctionnement,
basé sur le réseau, la mise en relation.
Toutes nos productions ne sont que des prétextes
pour créer du lien"
Olivier Marbœuf – Khiasma

Malgré les difficultés qu’il pose, il semblerait qu’on
doive se garder de vouloir venir à bout de ce caractère "inclassable", "inétiquetable" des
productions qui fleurissent sur le Net, car elles ne font souvent que traduire
une philosophie, un état d’esprit très novateurs. C’est en tout cas
ce que laisse penser le discours d’Olivier Marbœuf, fondateur de
l’association Khiasma ("croisement",
en grec, justement). Khiasma, basée aux Lilas, travaille dans des collèges
ou des écoles d’art, en France aussi bien qu’au Sénégal ou en Belgique,
et produit différents objets artistiques et culturels : des affiches et matériels
d’exposition, des livres, des films, ainsi que des sites Internet aussi
riches sur le plan du contenu que du graphisme. "Tout notre matériel
est reconfigurable
, remarque Olivier Marbœuf. L’exposition "Art
et développement
", présentée à Paris en février, est faite de cartons
récupérés et peints sur lesquels on a collé photos et lettrages : il suffira
de les ranger dans une petite voiture pour déménager l’exposition dans
une autre ville, où nos amis n’auront qu’à déplier les cartons et à les
agencer selon leur souhait. Nous mettons aussi en ligne nos interviews, nos
films, pour que d’autres puissent les télécharger et s’en servir.
Ces possibilités de reconfiguration, de recombinaison, Internet ne fait que
les formaliser et les amplifier. De même, il ne fait que formaliser notre mode
de fonctionnement, basé sur le réseau, la mise en relation. Toutes nos productions
ne sont que des prétextes pour créer du lien. Nous organisons des projections,
des débats, des rencontres, des lectures
[le plus souvent à la Maroquinerie,
Paris XXe]. Je crois qu’on a beaucoup trop tendance à mettre en avant
l’objet culturel. Ce qui m’intéresse, c’est de susciter des
moments de rencontre, pas d’organiser des monstrations avec petits fours.
C’est évidemment plus exigeant : alors qu’on ne cesse de nous répéter
que le client est roi, nous, on demande aux gens non seulement de se déplacer,
mais aussi de participer… Et pourtant, j’en suis étonné, cela fonctionne,
on sent une vraie envie de passer à autre chose. Dans notre activité, Internet
ne se substitue à rien : ni aux autres supports, ni aux rencontres. Il permet
de donner une image fidèle de ce qu’on fait, et de maintenir le lien,
par exemple avec les étudiants en art de Dakar, entre deux voyages. Le Web
est un outil de continuité.
"

Ainsi se dessine une logique décentrée, paradoxale : les objets
produits, bien que de très grande qualité, sont des "prétextes",
et Khiasma, pourtant hyperactive et menant plusieurs projets de front, ne cherche
pas à se promouvoir elle-même : "Cela nous plaît de servir d’intermédiaires,
de faire se rencontrer des gens qui collaboreront ensemble. Nous-mêmes ne travaillons
jamais seuls, mais avec d’autres associations ou structures, selon les
projets : une ONG belge organisant des stages de vidéo en Afrique de l’Ouest
pour
"Art et développement", l’association Lucerna pour
le travail artistique avec les enfants de Saint-Denis, le collectif Info-Birmanie
sur le projet
"La
peur est une habitude
", plus politique… Nous n’avons
pas une stratégie de marque. En France, la plupart des structures fonctionnent
sur le même mode : c’est
"chacun pour sa peau". Même
dans l’édition indépendante, dont je viens
[il a cofondé la maison
d’arts graphiques Amok], chacun dénigre ce
que font les autres. On est donc dans un débat extrêmement infantile et alarmant – surtout
au vu de la situation sociale dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
"

"Les dossiers sont faits pour des gens
déjà dans le système,
il n’y a pas d’interlocuteur
pour les gens hors du système"

On retrouve le même discours du côté des membres du site Syndicat
Potentiel
, basés à Strasbourg : "Nous ne sommes pas certains
de la pertinence de la notion d’œuvre artistique,
dit leur
porte-parole Jeff, car c’est là se condamner à rester dans le champ
artistique, alors que dans la réalité, l’expérience se construit sur
plusieurs champs simultanément. Nous-mêmes, nous sommes un groupe d’artistes,
mais en forte relation avec d’autres milieux. Nous considérons l’organisation
de rencontres et d’événements comme une recherche artistique en soi,
notamment en essayant de sortir les artistes de la fiction de l’exposition
d’art contemporain, selon laquelle un artiste produit des œuvres
autonomes qu’il installe dans un espace vide et neutre et qu’ainsi
ces œuvres rencontrent un public. Nous ne cherchons pas du public,
ni des œuvres, ni à valoriser des artistes professionnels. Nous cherchons à soutenir
les individus qui tentent des choses qui ne sont pas premièrement pensées
comme artistiques, et qui engagent les personnes qui viennent autrement
que comme "public" = "consommateur de produits culturels".
"

Autre obstacle rencontré, outre leur caractère inclassable, par
ceux qui cherchent un soutien institutionnel : beaucoup estiment que les guichets
en place s’adressent à un public "captif", et à des sites sans
véritable contenu, créés sur un mode "attrape-subventions". Toutefois,
l’exemple de Khiasma dément cette thèse, ou y fait exception, puisque
l’association a toujours trouvé comment financer ses projets, et assure
une production de contenus et d’événements de qualité en contrepartie
des moyens qui lui sont alloués. Lorsqu’un bailleur de fonds lui a demandé à quoi
pouvait servir l’art en Afrique, l’association a pris la question à bras-le-corps
et lui a répondu en montant le projet "Art et développement".
Néanmoins, le reproche revient souvent chez les personnes consultées : "Les
dossiers sont faits pour des gens déjà dans le système, il n’y a pas d’interlocuteur
pour les gens hors du système.
" "Même si le ministère trouve
mon projet intéressant, il ne m’a jamais accordé de subvention, puisque
le système est complètement mafieux à la DAP – et je pèse mes mots
",
affirme David Guez, créateur de TéléWeb,
qui avait demandé l’aide du Fiacre. Il précise que, travaillant depuis
six ans sur des projets ouverts et non commerciaux, il se trouve "à deux
doigts d’être au RMI
". "Le circuit de l’art contemporain
classique fonctionne toujours dans son petit circuit fermé. Même des sites
qui se veulent hors normes restent désespérément scotchés à une reconnaissance
préalable d’institutions
", dit Frédéric Goudal. Stéphane Cagnot,
de la DRAC Ile-de-France, le confirme en quelque sorte lorsqu’il souligne
qu’il a besoin de pouvoir situer l’auteur d’un projet : il n’imagine
pas qu’il puisse "sortir de nulle part". Le problème
est qu’aujourd’hui, beaucoup de sites sortent effectivement de nulle
part : parce qu’il permet à tout un chacun, pour peu qu’il en ait
le talent, d’accéder à une reconnaissance en se passant des intermédiaires
et des filtres habituels, Internet redistribue les cartes : l’auteur d’un
site de qualité, ayant acquis une certaine renommée, peut très bien provenir
d’un milieu et exercer une profession n’ayant rien à voir avec l’art
ou la culture. Ce qui pose la question, pour l’institution, de la définition
de nouveaux critères de sélection. "Tous ceux qui font profession d’intermédiaire
entre un auteur et des consommateurs ont du souci à se faire
", fait
remarquer Laurent Chemla dans son livre Confessions
d’un voleur – Internet, la liberté confisquée
(Denoël, 2002).
Olivier Marbœuf remarque que ces nouveaux critères ne devraient pas nécessairement
reposer sur l’audience, ou pas seulement – elle est de toute façon
très difficile à mesurer -, mais aussi sur une qualité intrinsèque des projets
que les institutions devraient se donner les moyens d’évaluer.

"Le fonctionnement des institutions publiques
ne sait pas prendre en compte les projets à long terme.
Le coup par coup et l’opération médiatique
sont ainsi favorisés"
Annick Bureaud – Leonardo

Beaucoup d’auteurs de sites font encore valoir qu’ils
ont d’autres activités pour gagner leur vie, et qu’ils n’ont
donc pas le temps de rechercher des subventions, car cela représente, estiment-ils,
une activité à plein temps. "Il me manque une personne pour demander
des subventions
", dit David Guez. "Je dois avouer que je dirige
la revue bénévolement, et parallèlement à d’autres activités ; aussi je
ne serais pas surpris d’apprendre que je n’ai pas assez cherché.
Mais à la mesure des demandes que j’ai pu avoir l’occasion de formuler,
je n’ai pas trouvé de financement possible
", précise Eric Vautrin. "Lors
de sa première année d’existence, notre association a bénéficié d’une
subvention délivrée par le CROUS de l’académie de Montpellier, lors d’un
concours de projets étudiants (1500 euros) ainsi qu’une aide logistique
apportée par l’association "Maison Orangina" à Marseille, qui
a pour objectifs d’aider les jeunes associations dans leur projets multimédia
,
raconte Grégory Dominé, de Kali-TV. Aujourd’hui,
par manque d’effectifs, nous ne pouvons plus nous y consacrer et nous
ne bénéficions donc d’aucune aide financière.
"

Nos interlocuteurs pointent aussi le principal défaut, à leurs
yeux, des structures de soutien en place : celles-ci font appel non pas à des
productions déjà lancées, mais à des projets ; or, vu la facilité de créer un
site, il paraît étrange de ne pas commencer par le faire, avant de chercher à assurer
sa viabilité. Enfin, beaucoup font remarquer que la seule chose dont ils ont
besoin, c’est de temps, seul investissement important des projets. Or,
le fonctionnement est rarement financé. Patrick Cahuzac, de la revue littéraire
en ligne Inventaire/Invention,
a bien reçu une aide du CNL, mais pour un événement précis : l’organisation
d’une soirée de lectures de textes d’auteurs de la revue, alors qu’il
a surtout besoin de trouver comment financer le fonctionnement au jour le jour
de son site. Annick Bureaud, webmestre de l’Observatoire Leonardo des
Arts et des TechnoSciences, fait le même constat : "Pour des projets
comme les nôtres qui sont sur le long terme, il est difficile d’avoir
du financement plus d’une fois, car le fonctionnement des institutions
publiques ne sait pas prendre en compte les projets à long terme. Le coup par
coup et l’opération médiatique sont ainsi favorisés.
"

"On ne peut pas accepter d’avoir, d’un
côté,

la bonne volonté de bénévoles,
de l’autre, des mastodontes comme Vivendi,
et entre les deux, rien"
Patrick Cahuzac – Inventaire/Invention

La plupart des auteurs de sites s’y consacrent pendant leurs
loisirs, ce qui pose la question de l’essoufflement. "L’Insensé a
bien du mal à continuer, les rédacteurs de la première heure étant appelés à des
activités, disons, plus "reconnues"
, témoigne Eric Vautrin. Même
s’il n’a jamais été question de devenir une start-up (un rapide tour
sur le site le confirmerait), l’absence de soutien contribue sans doute à cette
absence de croissance, ou, disons, en tout cas de prolongation de l’expérience.
" Mais
comment distinguer ceux qui ont vocation à rester "amateurs" de ceux
qui peuvent légitimement passer à un niveau professionnel ? C’est sans
doute parce que cette question est si difficile à résoudre que l’idée
d’un "revenu de citoyenneté", récompensant chacun pour
sa contribution à la constitution d’un patrimoine commun, circule beaucoup
sur Internet. Raphaël Meltz, de la revue R
de Réel
(à la fois en librairie et sur Internet), qui fuit autant que
possible le salariat pour pouvoir se consacrer à sa revue, l’évoque : "Je
suis pour un revenu d’existence à tout le monde. Un truc bête qu’il
faudrait dire dans votre rapport, c’est que ça serait bien qu’il
y ait une déclaration d’un responsable politique qui dise que le plein-emploi,
ce n’est plus un objectif à atteindre. Qu’on accepte l’idée
que certaines personnes n’entrent pas dans le cadre de travail de la société.
Et que c’est très bien comme ça. C’est ce vers quoi on va. Nous,
on ne va pas demander le RMI, mais on connaît quelqu’un qui est un peu
artiste et qui est au RMI. Mais il a quelqu’un derrière :
"Alors,
vous cherchez du boulot ?" Il faudrait pouvoir dire non. Lui, il fait
semblant pour avoir la paix. S’il y a de la fraude au RMI, c’est
bien, et plus il y en aura, mieux ce sera. Enfin, pas des gens qui cumulent
pour toucher de l’argent, mais des gens qui touchent le RMI pour faire
des trucs bien à côté, c’est plus que nécessaire.
" Les artistes
du "Syndicat Potentiel" développent le même thème sur leur
site : "Là s’invente une société possible dont le travail ne forme
pas la raison première. Les artistes qui forment un pourcentage important de
bénéficiaires du RMI figurent peut-être l’émergence d’une telle société.
Ils développent différentes formes de production de soi, de façon solitaire
ou collective, répondent à des demandes effectuées par des institutions publiques,
et produisent de l’animation culturelle souvent sans être rémunérés.
"

En attendant, on peut imaginer un guichet auquel ceux qui souhaitent
dépasser le stade de l’amateurisme pourraient soumettre leur travail.
Patrick Cahuzac, de la revue Inventaire/Invention (subventionnée), juge
indispensable que l’Etat finance la création de contenus culturels francophones
sur Internet : "On ne peut pas accepter d’avoir, d’un côté,
la bonne volonté de bénévoles, de l’autre, des mastodontes comme Vivendi,
et entre les deux, rien. De petites sommes suffisent à assurer l’existence
de ces sites, mais elles sont nécessaires. Même quand on est payé, parfois,
on fatigue. Alors, quand on ne l’est pas… On ne fera pas l’économie
d’une politique de financement public, surtout dans un pays comme la France.
" Quand
elle existe déjà, à l’état d’exception, comme c’est le cas pour Inventaire/Invention,
cette politique semble payer en matière de rayonnement culturel : Patrick Cahuzac
vient d’être invité à présenter sa revue à Lagos (Nigeria)…

"C’est essentiel de faire les choses
sans avoir la contrainte.
Tout ce qui doit compter, c’est l’envie.
Or, si on a un salaire à verser..."
Raphaël Meltz – R de Réel

Sylvain Marcelli, du site L’Interdit, à Lille,
souligne que, même en conservant le bénévolat, il serait utile de pouvoir faire
financer un déplacement de temps à autre, car ce qui manque la plupart des
temps sur les sites amateurs, "c’est le terrain". Mais
il faut encore noter que les webmestres prennent très vite goût à leur autonomie :
Emily Tibbatts, unique animatrice du site Virtual
Photos
, aimerait bien toucher une aide, mais "supporterait
mal de devoir rendre des comptes
". Raphaël Meltz résume bien l’ambivalence
avec laquelle beaucoup de webmestres envisagent une "professionnalisation" de
leur activité. Il tient un discours paradoxal : "Pour faire les choses
aussi bien que nous
[sa collaboratrice Laetitia Bianchi et lui] on aime
les faire, il y a un vrai problème dans le monde dans lequel on est, qui est
qu’il faut gagner sa vie. Et qu’avec une activité comme la revue,
on ne gagne pas sa vie
", déplore-t-il d’une part. Par ailleurs,
il s’est rendu compte qu’il tenait à son indépendance, jusqu’à l’intransigeance : "On
a monté un truc avec une grosse association qui avait plein d’argent.
Mais on a arrêté après trois mois, parce qu’on s’est rendu compte
que le fait que les gens mettent de l’argent dans un projet, ce n’est
plus la même chose que de monter un projet indépendant. Il fallait rendre des
comptes. On avait des commentaires. Et, mentalement, on n’était pas prêts à admettre ça.
Ce n’était pas capitaliste, puisque c’était une association ; mais,
comme ils nous versaient un salaire, ils considéraient qu’ils avaient
le droit de nous dire ce qui était bien et pas bien. On a arrêté et là on est
rentré dans une période d’extrême incertitude financière, et en même temps
de liberté.
" Il craint de voir son activité "devenir une activité professionnelle
au sens négatif du terme. À savoir, avec des salaires à verser tous les mois.
Le truc le plus mortel pour ce genre d’activité, c’est de ne pas
pouvoir mettre les choses entre parenthèses. Avec la revue, on a toujours eu
la certitude qu’on pouvait se permettre d’arrêter, de mettre les
choses en suspens. C’était essentiel de faire les choses sans avoir la
contrainte. Tout ce qui doit compter, c’est l’envie. Or, si on a
un salaire à verser...
"

Pour le moment, ceux qui se décident cependant à sauter le pas
de l’"officialisation" économique de leur activité se heurtent
cependant à autant d’obstacles du côté du système marchand que du côté des
institutions. On ne peut que constater l’impossibilité de rentabiliser
les contenus culturels sur Internet – pour les petits sites indépendants
comme pour les gros. La publicité apporte des rentrées dérisoires : "Les
sites de publicités demandent à ce que l’on ait un nombre de visiteurs
minimum, les régies publicitaires vous font carrément payer pour faire de la
publicité à votre site. Lorsque l’on a très peu de moyen ou un site intéressant
mais peu visité, on n’a aucune chance d’obtenir des financements.
En outre, bien qu’il faille souvent recouvrir son site de publicité, le
résultat n’en vaut pas la chandelle. Pour 200 francs par mois, à peine, à quoi
bon gâcher le plaisir du visiteur ?
" dit Emily Tibbatts. Isabelle Aveline,
de Zazieweb, et Alexandre
Boucherot, de Fluctuat.net,
témoignent tous deux de leurs tentatives infructueuses : ils ont créé à la fois
une société commerciale (de création de sites Web, par exemple) et une association
autour de leur site afin de le faire tourner, sans parvenir à un résultat satisfaisant.
Quant à l’accès payant, il ne peut fonctionner que pour des services très
spécifiques (services financiers, X) ou pour des "marques" fortes
ayant déjà fait leurs preuves en dehors d’Internet (et encore...). Témoin
de ces difficultés : la création récente d’un "Réseau de l’Internet
culturel" (anciennement "Silicon Culture", en raison de ses
liens avec la pépinière de start-up "Silicon Sentier"). On y trouve
aussi bien des artisans comme Zazieweb (à l’origine, une page personnelle)
que des poids lourds comme Telerama.fr ou le site du Figaro. Tous se
heurtent à ce même problème de la rentabilité. Ils se sont fixé essentiellement
trois objectifs : réfléchir aux moyens de gagner de l’argent avec leurs
sites, éventuellement en essayant d’en finir avec l’accès gratuit ;
dialoguer avec les pouvoirs publics pour obtenir des aides ; favoriser les partenariats,
au sein même de leur association, entre petits et grands sites, les seconds
pouvant le cas échéant racheter les premiers lorsqu’ils offrent un contenu
intéressant - ce qui ne fait toutefois que repousser la question de la rentabilisation.
[En 2004, le Réseau de l’Internet culturel a disparu de la toile...]

"La licence d’utilisation de contenu
pourrait

permettre aux groupes de presse
d’assurer une plus grande diversité de contenus
sur leurs sites"
Jean-Pierre Cloutier – Les Chroniques de Cybérie

Il faut toutefois retenir, à cet égard, la formule expérimentée
par le Québécois Jean-Pierre Cloutier avec son site des Chroniques
de Cybérie
 : celle de "licence d’utilisation de contenu".
Pendant quelques années, le groupe de presse suisse Ringier a accueilli les Chroniques sur
son propre site et salarié leur auteur : "Ringier s’assurait des
droits exclusifs de diffusion sur son site pour deux semaines, après quoi les
droits m’étaient rétrocédés et j’archivais mon matériel sur mon site.
C’était gagnant/gagnant car eux avaient du contenu, et moi j’étais
payé pour ce contenu et conservais les droits à long terme. Cette formule n’est
pas assez reprise par les groupes de presse qui préfèrent produire à l’interne,
mais elle pourrait assurer une plus grande diversité de contenus sur leurs
sites, permettre à certains "petits sites" de couvrir leurs frais
de base, et leur garantir une forme de visibilité.
" Cette formule
pourrait être adaptée à des contenus artistiques et culturels, qui bénéficieraient
ainsi d’un parrainage de la part de sociétés ayant une assise solide hors
Internet. Même si les bailleurs de fonds n’en retireraient pas forcément
de bénéfice financier, cela pourrait constituer une nouvelle forme de mécénat
ou de sponsoring.

Autre piste de financement apparue récemment : les Webproducteurs
(un groupement de sociétés produisant de l’image numérique, du rédactionnel...)
réclament depuis le 5 février qu’on crée un fonds de soutien en prélevant
une taxe sur les revenus des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) : "Comme
c’est le cas pour les diffuseurs de l’audiovisuel qui rémunèrent à la
fois les producteurs et les auteurs des œuvres qu’ils destinent au
public, il est légitime que les fournisseurs d’accès et les opérateurs
reversent le juste prix de la mise à disposition des œuvres numériques à leurs
clients
, argumentent-ils dans un communiqué commun avec la Société des
auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Nous rappelons que les fournisseurs
d’accès sont les principaux bénéficiaires des revenus de l’Internet.
Ils contrôlent également les plus gros portails et leurs recettes publicitaires.
Une partie du chiffre d’affaires des FAI doit donc être logiquement consacrée
aux contenus, redistribuée aux auteurs, producteurs et éditeurs de sites. Il
est essentiel d’assurer un avenir aux producteurs et aux éditeurs indépendants
afin qu’ils fournissent les contenus frais et originaux qui seront le
moteur de la fréquentation, de la démocratisation du web français et de l’abonnement à l’Internet.
" Se
pose toutefois le problème de la redistribution de ces fonds. 85% des sites
visités dans le monde sont des sites non commerciaux : administratifs, associatifs,
mais aussi et surtout personnels, c’est-à-dire des contenus fabriqués
en dehors de tout cadre. Tous ces sites contribuent donc pour une part non
négligeable, voire essentielle, à la production de "contenus frais
et originaux
" et à la richesse des FAI. Or les Webproducteurs les
expédient un peu vite : "Les œuvres pouvant bénéficier de ce système
de redistribution sont celles qui ont pour vocation d’être créées et exploitées
spécifiquement pour le Web. Les pages personnelles relèvent d’une autre
liberté, celle de l’expression, elles ne peuvent être prétexte à un déni
du droit d’auteur.
" [Plus de trace des Webproducteurs non plus
en 2004...]

"Ce qu’il y a de beau sur Internet,
c’est la gratuité..."
Emily Tibbatts – Virtual Photos

Il y a donc un risque de confiscation, par des sociétés commerciales
organisées en lobbies, du label "Internet culturel" : plusieurs
personnes rencontrées réclament que les pouvoirs publics prennent conscience
de la richesse culturelle produite collectivement sur le réseau, et la défendent,
même s’ils ne peuvent aider concrètement tous les sites qui la composent.
La mouvance du "Libre", en particulier, valorise cette richesse collective
en militant pour la libre circulation de l’information. Des théoriciens
comme Richard Barbrook – dans L’économie
du don high tech
– décrivent Internet comme étant essentiellement
une économie du don :

"Au sein de la communauté scientifique, l’économie
du don a longtemps constitué la méthode principale de socialisation du travail.
Financés par l’Etat ou par des fondations, les scientifiques n’ont
pas à transformer directement leur travail intellectuel en marchandise. Les
résultats de la recherche sont rendus publics par des communications dans
des colloques de spécialistes et par la publication d’articles dans
les revues professionnelles. La collaboration de toutes sortes d’universitaires
est rendue possible par la libre diffusion de l’information.
(…) Aujourd’hui,
le Net reste avant tout une économie du don, même si le système s’étend
désormais bien au-delà des universités. Des scientifiques au grand public
en passant par les amateurs, le cercle enchanté des utilisateurs s’est
lentement élargi
(…). Le fait de donner et de recevoir des informations
sans payer n’est presque jamais remis en question. Même des raisons égoïstes
encouragent les gens à devenir anarcho-communistes dans le cyberespace.
(…) Chacun
retire du Net beaucoup plus que ce qu’il pourra jamais donner en tant
qu’individu. En dépit de la commercialisation du cyberespace, l’intérêt
personnel des utilisateurs du Net garantit que l’économie du don
high
tech continuera d’être florissante. La plupart des politiciens et
des chefs de grandes entreprises du monde développé croient que l’avenir
du capitalisme réside dans la marchandisation de l’information. Au cours
des dernières décennies, les droits de propriété intellectuelle ont été sévèrement étendus
par la promulgation de nouvelles lois nationales et de nouveaux accords internationaux.
Pourtant, dans les "marges" de la société de l’information
naissante, les relations marchandes jouent un rôle secondaire par rapport à celles
qui résultent de la forme réellement existante d’anarcho-communisme.
(…) La
structure sociale et technique du Net a été mise au point pour encourager
la coopération ouverte entre ses participants. Dans l’économie du don
high
tech, les gens travaillent ensemble avec succès grâce à un processus social
ouvert incluant évaluation, comparaison et collaboration.
" Le four
de la nouvelle économie interdit que l’on ricane trop vite de ces thèses.

Parmi nos interlocuteurs, tous, même s’ils n’excluent
pas de rechercher un moyen d’assurer la viabilité économique de leur site,
et même s’ils ne sont pas des militants du Libre stricto sensu,
se situent d’ailleurs spontanément dans le camp de la gratuité et du libre
partage des ressources, qui leur paraissent aller de soi : "Ce qu’il
y a de beau sur Internet, c’est la gratuité
, dit par exemple Emily
Tibbatts. J’admire les gens qui offrent des service gratuits sur le
Net : tutoriaux de logiciels, cours d’histoire documentés, explications
détaillées sur l’art culinaire, etc.
" Revenant sur les 200 francs,
au meilleur des cas, que pourrait lui rapporter l’introduction de la publicité sur
son site, elle précise : "Je suis en recherche d’emploi, et 200
francs par mois ne me feraient pas de mal ! Mais par principe, je refuse.
" Khiasma
crée des sites qui permettent aux visiteurs de s’approprier des matériaux : "Le
modèle libre, c’est la seule chose qui m’intéresse sur le Web
,
précise Olivier Marbœuf. On ne fait pas du sens unique, mais de l’aller-retour :
les gens s’expriment, participent, alors que les groupes de communication,
eux, utilisent Internet comme un nouveau canal de diffusion à sens unique… Un
de plus. Je trouve cela étrange, d’ailleurs, car ils sont déjà tellement
omniprésents. Je suppose que c’est pour rassurer les actionnaires, pour
leur montrer qu’on occupe le terrain des nouvelles technologies… Enfin,
maintenant, c’est l’heure des résultats, et je crois qu’ils
sont un peu mal…
"

"Nous avons bénéficié d’un flux financier
faible,

mais qui a eu le mérite d’exister.
Il a été tout à fait suffisant
pour nous permettre de décoller"
Patrick Cahuzac

Faut-il déduire de tout ce qui précède que la viabilité économique
des sites culturels est une cause perdue ? Parlant d’un média aussi jeune,
ce serait prématuré. On peut citer deux solutions qui émergent, même s’il
est trop tôt pour juger de leur validité. Le modèle shareware, d’abord,
inventé pour les logiciels : l’utilisateur dispose gratuitement du produit
qu’on lui offre, mais verse une certaine somme aux auteurs s’il est
satisfait. "A ses débuts, le mode de marketing shareware consistait à mettre à la
disposition des usagers un logiciel 100% fonctionnel
, raconte Bernard Leprêtre,
de l’Association française des auteurs de shareware (AFAS).
Si l’usager en était satisfait et souhaitait continuer à l’utiliser,
il versait volontairement une contribution à l’auteur. En ces temps des
pionniers, où Internet ne concernait qu’une petite minorité d’initiés,
cela pouvait fonctionner. Aujourd’hui, le
shareware s’adresse à tout
le monde, ce qui signifie que la confiance n’est pas toujours honorée.
Les auteurs mettent donc en œuvre des techniques de bridage de leurs logiciels
(écrans de rappel, marques sur les documents imprimés, fonctions limitées,
limite de la période d’essai, etc.), qui, tout en permettant le libre-essai
qui reste à la base du concept, rendent l’utilisation normale et régulière
difficile ou impossible sans licence. La nature et le nombre de ces bridages
suscitent d’ailleurs des discussions entre les auteurs. La difficulté,
dans les cas que vous évoquez, consisterait à trouver des équivalents à ce
type de bridage.
" Jean-Pierre Cloutier signale que l’on trouve
déjà des adaptations du shareware à d’autres productions : "La
vague des blogues
[pages personnelles de journalistes indépendants],
du moins chez les anglo-saxons, amène un fait nouveau : le micro-paiement. Bon
nombre de blogueurs ont sur leur site des invitations à contribuer financièrement
ou en nature. Pour les contributions en nature, ils ont sur leurs sites des
listes de trucs dont ils ont besoin ou qu’ils aimeraient avoir (des
"wishlists" de
disques, bandes vidéo, livres, etc). Il est encore trop tôt pour voir si ça
fonctionne pour eux, et si oui dans quelle mesure, mais l’expérience mérite
d’être suivie.
"

Deuxième solution, sans doute la plus adaptée aux sites culturels :
l’incubation au sein d’une structure institutionnelle, comme Inventaire/Invention l’a été pendant
deux ans, entre 1999 et 2001, au sein du Métafort d’Aubervilliers. Durant
cette période, la revue a bénéficié de financements, de soutien technique,
sans obligation de rentrées d’argent. "On aurait pu profiter de
cette période bénie pour se la couler douce ; au lieu de cela, on l’a mise à profit
pour assurer l’avenir
", explique Patrick Cahuzac. Il a donc conçu
un système de vente par correspondance de petits livres reprenant des textes
publiés dans la revue (et toujours lisibles gratuitement en ligne). Ces livres, édités
en impression numérique, offrent un seuil de rentabilité très bas et un pourcentage
de droits d’auteur bien plus important que dans l’édition classique.
En adhérant à l’association de soutien à la revue, on en reçoit cinq de
son choix : 50% des ventes se font dans ce cadre. Inventaire/Invention a
aujourd’hui quitté le Métafort pour s’installer au Parc de la Villette
et peut voler de ses propres ailes : la revue est mieux connue à la fois du
public et des institutions, ce qui lui facilite la recherche de subventions.
Les soirées de lectures publiques l’ont aussi renforcée en "rassemblant
les énergies dans un lieu physique, identifiable
". Avec les "petits
livres", elle s’est ouvert une nouvelle source de financement, encore
minime (5% de son budget en 2002), mais dont la croissance constante peut lui
laisser envisager à terme, "dans quatre ou cinq ans", une
autonomie financière. Patrick Cahuzac souligne les avantages de ce système
de l’"incubation", qui offre à une structure ce dont elle a
le plus besoin : du temps pour se développer et se doter de bases solides. "Nous
avons bénéficié d’un flux financier faible, mais qui a eu le mérite d’exister,
et qui faisait de nous des privilégiés. Il a été tout à fait suffisant pour
nous permettre de décoller.
" Il estime que ce modèle pourrait se généraliser,
au sein de structures peut-être plus légères que le Métafort, avec une sélection
des projets sur dossier ou "sur pièce", et en rassemblant par exemple
plusieurs équipes au sein de mêmes locaux : "Le voisinage physique pourrait
provoquer des rencontres de compétences intéressantes.
" Ce système,
juge-t-il, pourrait aussi constituer "un bon outil de décentralisation".

"Plutôt que de transformer l’Interdit en
travail salarié,

j’ai finalement préféré conserver d’un côté l’Interdit,
et de l’autre mon travail salarié"
Sylvain Marcelli – L’Interdit

A noter qu’un projet de ce genre a été envisagé début 2001
au sein de l’Ecloserie
des Arts
, à Roubaix. Il prévoyait de professionnaliser le site culturel
lillois L’Interdit, dirigé par Sylvain Marcelli. "On pensait
conserver l’aspect engagé et la forte personnalité du site, tout en développant
autour de lui une activité de recherche d’information et de revente de
contenus
, explique Emmanuel Vandamme, de la coopérative multimédia Insite, à Lille,
qui a supervisé l’ouverture de l’Ecloserie. Cela aurait été une
sorte d’agence de presse qui aurait eu son propre organe, lequel aurait
servi de vitrine et tiré l’activité commerciale. Sylvain Marcelli aurait été installé dans
nos locaux, et nous lui aurions facturé des prestations de services pour les
contenus fournis. Il aurait éventuellement pu s’adjoindre un petit réseau
de collaborateurs occasionnels.
" Le projet a cependant été abandonné :
Sylvain Marcelli a estimé que les garanties d’indépendance vis-à-vis des
contraintes commerciales n’étaient pas suffisantes, pas plus que la juste
rémunération des collaborateurs, essentielle à ses yeux : "Plutôt que
de transformer
l’Interdit en travail salarié, j’ai finalement
préféré conserver d’un côté
l’Interdit, et de l’autre
mon travail salarié. Cela dit, ce renoncement n’est pas forcément définitif.
" En
somme, il ne lui a pas semblé possible de transformer son site en structure économique
sans le dénaturer. En outre, la viabilité financière de la revente de contenus était
incertaine – Emmanuel Vandamme souligne les difficultés rencontrées par
tous ceux qui se sont lancés dans cette activité. Quant à la possibilité de
financer l’Interdit pendant quelque temps sans lui fixer d’obligation
de rentrées financières, ce qui lui aurait donné "l’amorce" -
selon le terme de Patrick Cahuzac – dont a bénéficié Inventaire/Invention,
elle n’a pas été envisagée : "L’Ecloserie des Arts n’offre
qu’une assistance logistique et ne dispose pas de fonds qu’elle pourrait
redistribuer aux structures qu’elle héberge
, précise Emmanuel Vandamme. Cela
dit, par la suite, nous avions évoqué la possibilité d’aider Sylvain Marcelli à monter
des dossiers de subventions, mais ni lui ni nous n’y avons donné suite.
Nous avons un peu baissé les bras : nous n’avons sûrement pas exploré toutes
les possibilités.
"

Dernier système qui mérite d’être signalé pour son ingéniosité :
celui des "produits dérivés", combinant Internet avec d’autres
activités. La publication de livres d’Inventaire/Invention en relève : "Je
ne crois pas qu’on puisse se contenter de demander de l’argent aux
gens en échange du contenu produit sur le site
, estime Garance Jousset,
collaboratrice de Patrick Cahuzac. En offrant des livres quand ils adhèrent à l’association,
on fidélise les gens ; il y a une gratification, une valeur ajoutée. Et puis, ça
nous permet de faire une incursion dans le monde physique : c’est un objet
que les gens peuvent manipuler, offrir…
" Petit éditeur indépendant
(l’Eclat, à Nîmes),
Michel Valensi a vu la vente de certains de ses titres augmenter fortement
en librairie après avoir pris l’initiative de mettre à disposition gratuitement
sur son site l’intégralité de son catalogue. On peut donc lire les livres
qu’il édite en entier, en ligne, avant d’aller les acheter en librairie.
Toutes ces expériences parient sur la complémentarité, et non l’opposition,
du papier et du numérique. C’est aussi la stratégie choisie par la revue R
de réel
 : "Le site nous permet de pratiquer une politique d’archivage
des articles importants de la revue, avec l’idée qu’une recherche
sur un moteur permet, par mots clés, de trouver un article de fond
, déclare
Raphaël Meltz. Il nous arrive de rencontrer des gens dans des salons qui
ne connaissent la revue que par Internet. Et certains de nos articles sont
devenus des références sur Internet : la critique de Houellebecq, l’article
sur la bande dessinée, l’ensemble sur la critique littéraire ou la littérature
pour enfants sont cités par pas mal de sites souvent spécialisés dans les domaines
en question. Il y a complémentarité, avec un temps de décalage, entre l’existence
papier de la revue (on a envie de la garder parce qu’elle est belle) et
le site Internet. Sur le site, il y a aussi les renseignements sur la revue
(liste des librairies où l’on nous trouve, abonnement…), l’actualité de
la revue (manifestations, articles parus sur nous, etc.). Et puis les à-côtés :
une rubrique qu’on a ouverte aux gens qui veulent envoyer des textes,
des liens amis…
" Quant aux retombées purement financières, elles
sont difficiles à évaluer : "Beaucoup de monde vient sur le site (entre
15 et 20 par jour, ce qui est beaucoup pour un site qui ne bouge pas énormément),
mais ce monde ne se manifeste pas beaucoup ensuite pour s’abonner ou acheter
la revue (sinon, qu’est-ce qu’on la vendrait bien !). Enfin, on a
reçu quand même un certain nombre d’abonnements via Internet…
"

"Je suis satisfait de la visibilité.
En fait, je ne cherche pas absolument
à faire de la visibilité"
David Guez – TéléWeb

Reste la question de la visibilité de ces sites bâtis souvent
avec peu de moyens. A l’inverse, les sites dépendant de grands groupes
industriels bénéficient de synergies au sein du groupe. "Ces groupes
disposent des outils internes de promotion de leurs sites
, observe Jean-Pierre
Cloutier. Pour rétablir l’équilibre, les petits diffuseurs de contenus
sur le Web devraient pouvoir se payer des campagnes de publicité ou de promotion,
mais ne disposent pas des ressources pour le faire. Et on arrive au nœud
du problème : aller chercher et fidéliser de nouveaux lecteurs. Notre lectorat
est très fidèle, mais c’est l’ajout de nouveaux visiteurs qui est
difficile, faute de moyens pour assurer une plus grande visibilité. Une fois
qu’on les a, ils restent, mais c’est d’aller les chercher qui
fait problème.
" Face à cet état de faits, les sites indépendants n’ont
pas de meilleure solution que le regroupement : lancé en 1999 par Pierre Lazuly,
auteur du site les Chroniques du menteur, l’Autre
Portail
regroupe les références de tous ces sites, en y ajoutant ceux de
quelques titres de presse. Son audience, très honorable (35 109 visites par
jour en moyenne en mars 2002), est en progression constante. Khiasma annonce
elle aussi son projet de créer un centre de ressources en répertoriant tous
les sites amis. Ce jeu des liens est essentiel pour tenter de "rétablir
l’équilibre
" avec des sites parfois moins intéressants, mais
mieux dotés en ressources publicitaires. La presse peut également peser dans
la balance. Un lien sur un site très fréquenté apporte-t-il davantage de nouveaux
visiteurs qu’un article de presse ? Les avis sont partagés. "L’article
dans
Libération m’a apporté beaucoup de nouveaux visiteurs, qui
sont revenus par la suite
, signale Emily Tibbatts. Chaque article de
presse amène de nouveaux visiteurs. Les liens en apportent moins.
" Lionel
Ruffel, du site littéraire Chaoïd,
estime que "les médias traditionnels parlent tous des deux ou trois – disons
deux – mêmes sites
". Jean-Pierre Cloutier le confirme : "Les
grands groupes de presse ont peaufiné et bonifié leur offre en ligne, et font
moins de place aux petites publications en ligne dans leurs articles ou reportages,
préférant rediriger les lecteurs sur diverses sections de leurs sites.
"

Reste à savoir si la visibilité est un objectif. "Je
suis satisfait de la visibilité. En fait, je ne cherche pas absolument à faire
de la visibilité
", dit David Guez. La plupart de ces sites ne sont
pas tant préoccupés par l’idée de faire de l’audience que par celle
de toucher le public, même limité, susceptible d’être intéressé par
ce qu’ils offrent. "L’insensé est peut-être bien une démarche
assez spécifique ; les textes publiés ne sont pas faciles à lire, et concernent
un domaine finalement assez réduit, à savoir le théâtre contemporain et sa
réflexion
, dit Eric Vautrin. Or, nous avons des lecteurs ; ce sont
eux qui nous ont trouvés ; dans notre cas, sur Internet, qui cherche trouve.
En même temps, il m’est bien impossible de vous répondre autrement :
bien sûr que l’on souhaiterait être plus facilement repérable, "visible",
avoir sans cesse plus de lecteurs, plus de réactions, enclencher plus de
débat. Mais que dire ? Ce n’est peut-être pas ce que nous cherchons,
ni ce qui nous est souhaitable ? Je ne sais pas.
" Même son de cloches
chez François Bon : "La notion de "public" convient mal
pour un site aussi spécialisé que le nôtre – on ne cherche pas à répondre à son
attente, on ne cherche pas à couvrir tout le champ littéraire. En revanche,
la réponse a été plus large que je ne le pensais, et je ne connais personnellement
qu’un tiers des membres actuels de l’association. Me convient plutôt
l’idée d’une "communauté virtuelle", communauté d’abord à échelle
des visiteurs réguliers du site et des abonnés à son bulletin, et noyau large
et actif de cette communauté via l’association.
" Inventaire/Invention travaille également, à travers
l’association des "Amis" de la revue et l’organisation
de lectures publiques, à la constitution d’une telle "communauté virtuelle". [Mona
Chollet pour Planète Emergences, mars 2002]