Accueil > Modes de survie de l’Internet culturel
Le rapport qui suit sinscrivait dans une vaste enquête commandée début 2002 par le Secrétariat dEtat à lEconomie solidaire à lassociation Planète Emergences, dirigée par Gérard Paquet assisté de Marie-France Lucchini (aujourdhui en charge de la Maison des Métallos à Paris). En raison de certains événements politiques survenus en avril 2002, on ne peut même pas dire quil soit resté dans un tiroir, puisque le Secrétariat dEtat à lEconomie solidaire a sombré corps et biens
Presque deux ans plus tard, Carole Contant, qui avait réalisé le même travail dans le domaine du cinéma, sapprête à le publier sur Cineastes.net. Du coup, jai relu le mien, et je trouve que les propos des personnes qui avaient pris le
temps de me répondre (jen profite pour les remercier, tout en m’excusant
auprès de tous ceux que j’aurais pu consulter avec autant de profit : le choix
des interlocuteurs était forcément très aléatoire...) valent largement la peine
dêtre publiés, même si bien sûr ils mériteraient, idéalement, dêtre
actualisés. Surtout, je suis frappée de voir à quel point cette question du
statut des contenus culturels sur le Net est peu discutée : lénorme ébullition
créative qui se produit sur le réseau ne reçoit presque aucune reconnaissance,
et sa richesse reste largement ignorée. Ce rapport, même daté, me semble à même
de combler un peu ce manque dinformation et de mise en commun des réflexions. [Mona
Chollet]
La popularisation récente dInternet implique forcément
une rupture entre les productions qui y naissent et les institutions culturelles.
Non seulement le réseau change les pratiques artistiques, mais il donne naissance à des
créations spontanées qui brouillent les frontières entre les domaines. La possibilité offerte
par le réseau de se passer des intermédiaires pour rencontrer un public oblige également à revoir
les catégories de "professionnel" et d"amateur. La plupart
de ces créations restent invisibles aux yeux de linstitution : quand elles
recherchent des soutiens, elles ne les obtiennent que de manière chaotique.
Du côté du système marchand, après léclatement de la bulle spéculative,
on na toujours pas trouvé le moyen de rentabiliser les contenus culturels.
Des expériences sont tentées, trop récentes pour quon puisse en tirer
des conclusions. Néanmoins, toutes ces difficultés nempêchent pas les
sites dexister : on trouve sur Internet des contenus de grande qualité produits
bénévolement et constituant une richesse sociale considérable. Il est nécessaire
de les valoriser, même si tous leurs auteurs nont pas le désir ou la
possibilité de transformer un loisir intelligent en activité assurant leur
subsistance.
Relativement bien identifié par les institutions, lart
numérique dispose de guichets spécifiques (CNC, Dicream, Fiacre) ou sintègre à des
dispositifs artistiques englobant plusieurs disciplines. Mais il faut prendre
en compte le changement de donne induit par Internet, et dû à la légèreté inhérente
au média. Il en résulte une prolifération de productions artistiques et culturelles
informelles. "Il existe des uvres Internet "identifiées
et financées" comme lart contemporain classique, mais il existe
encore plus duvres qui sont hors de ce circuit, mais qui sont bien
visibles et vivantes. Des réseaux se tissent sans point de départ officiel,
sans pointeur labellisé qui dise "ceci est de lart"",
souligne Frédéric Goudal,
artiste multimédia. Frédéric Madre, créateur du site Pleine
Peau, estime quInternet, par sa nature même, provoque inévitablement
une rupture entre lactivité artistique et les institutions : "Les
aspirations traditionnelles des artistes sont définitivement vaines sur Internet.
Les artistes recherchent à utiliser toujours plus de surface (pour exposer,
pour mettre leur nom, etc.), et sur Internet il ny a pas de surface.
Ce qui correspondrait à cette surface, à la rigueur, pourrait être de lespace
disque sur les serveurs ou sur les dossiers de messagerie des internautes dans
lesquels les artistes déversent à tour de bras et leurs uvres, et le
spam pour leurs uvres, et lexplication de leurs uvres, et
leur nom, et la combinaison de tout cela. Du coup, ils sont je parle
de ceux qui agissent de manière traditionnelle telle quils lont
apprise à lécole des Beaux-Arts en perpétuel porte-à-faux avec
la logique vitale du réseau, qui, elle, repose sur les liens. Le passage entre
ces liens a lui seul le pouvoir de recontextualiser chaque page visitée. De
ce fait, il ne peut y avoir dart au sens traditionnel sur Internet. Lartiste
doit accepter de perdre le contrôle et, du coup, il est illusoire dexpliquer
luvre, et le CV ne veut rien dire. Résultat : les seuls uvres
artistiques sur Internet qui bénéficient dun soutien sont les uvres
qui miment lart traditionnel. Cela a pour effet dentretenir la
production (et donc la conception) duvres que jappellerai "fausses" car
je suis un gentil garçon et ne peux pas dire "mauvais" en public.
Aussi, les uvres "vraies" ne peuvent pas bénéficier de soutiens
externes à Internet, car elles ne sont pas justifiables au sens du monde réel."
Face à ce changement dû à la fois à la légèreté de la technique
Internet et à la nature particulière du réseau, Frédéric Goudal remet en cause
linstitution : "Quelquun aura-t-il le courage de partir à laventure
du Net, hors des sentiers balisés de quelques institutions officielles ? Les
choses sur le réseau ne sont pas structurées. Or, pour les ministères, il faut
une structure comme interlocuteur. Mais poser le problème en ces termes, cest
partir à reculons dans cette exploration. Cest aller au zoo pour découvrir
le moineau que lon a dans sa cour. Avant largent, il faudrait déjà faire
ce pas : apprendre ce monde, son mode de fonctionnement. Je connais un certain
nombre de gens qui font ce travail dexploration ; ils sont seuls, le font
sur leur temps libre et y arrivent. Vous nallez pas me faire croire quune
institution est incapable de fournir ce travail-là. Cest bien une question
de mentalité, pas de moyens pratiques. Avoir cinq ou six personnes au niveau
national pour fouiller le web nest pas irréaliste." Et il insiste : "Linstitution
est inadaptée à Internet. Mais ce nest pas à Internet à sadapter à linstitution,
cest bien le contraire. Pour linstant, elle semble ne voir dInternet
que ce qui ressemble à ce quil y avait avant Internet." Mêmes
conclusions chez lécrivain François Bon, qui a transformé sa page personnelle
littéraire en un site, Remue.net,
géré bénévolement par un petit groupe de personnes réunies en association,
et na même pas essayé de rechercher des subventions : "Puisquon
invente, les possibilités existantes sont forcément en décalage."
"Pour linstant, linstitution
semble ne voir dInternet
que ce qui ressemble à ce quil y avait avant Internet"
Frédéric Goudal
Cela dit, beaucoup dartistes ayant créé leur propre site
se passent très bien de toute formalisation de leur activité et donc de tout
soutien. On se trouve en présence de créations dont la pertinence peut être équivalente à celle
de productions plus lourdes, mais qui ne rencontrent souvent aucune difficulté financière
que linstitution pourrait les aider à aplanir. "La force dInternet
est de pouvoir construire des choses sans grands frais et de se passer des
réseaux traditionnels des institutions", dit Frédéric Goudal. "Les
seuls concours auxquels jai participé étaient des trucs avec un formulaire
dinscription en ligne, raconte Frédéric Madre. On met son adresse
e-mail et ladresse Internet de ce quon veut présenter, et cest
fini. En plus, jai gagné. Alors pourquoi devrais-je remplir des dossiers
et les imprimer, les mettre dans une enveloppe et attendre que quelquun
lise la description papier dun site que jaurai eu le temps de faire
quinze fois pendant que ça croupira avec les autres dossiers ?"
Parmi les sites qui cherchent cependant à bénéficier dune
aide, beaucoup sont desservis par leur caractère hybride, qui les empêche de
trouver le guichet adéquat. Internet induit en effet une confusion généralisée :
confusion entre amateurisme et professionnalisme derrière un site performant
et très visité, il peut y avoir un simple quidam occupant utilement ses loisirs,
et derrière un site bancal et peu attractif, il peut y avoir une institution
ou une multinationale , mais aussi entre les disciplines. Créations spontanées,
beaucoup de sites mêlent léditorial, le littéraire, lartistique,
linformation, la chronique, le documentaire, la graphisme, le prolongement
dune activité associative... "Pour linstant, nous navons
bénéficié daucun financement spécifique, précise Eric Vautrin, du
site LInsensé. Les
rencontres avec les responsables du ministère de la Culture, en nouvelles technologies,
recherches ou en théâtre, nous ont appris que nous ne rentrions dans aucune "case",
autrement dit que nous ne pouvions pas attendre daides de ce côté-là.
Pour les uns nous ne sommes pas une revue, pour les autres nous ne sommes pas
de lart numérique
Il est évident que notre type dactivité na
pas encore été entériné, et que de fait, les financements nexistent pas."
"Internet ne fait que formaliser
notre mode de fonctionnement,
basé sur le réseau, la mise en relation.
Toutes nos productions ne sont que des prétextes
pour créer du lien"
Olivier Marbuf Khiasma
Malgré les difficultés quil pose, il semblerait quon
doive se garder de vouloir venir à bout de ce caractère "inclassable", "inétiquetable" des
productions qui fleurissent sur le Net, car elles ne font souvent que traduire
une philosophie, un état desprit très novateurs. Cest en tout cas
ce que laisse penser le discours dOlivier Marbuf, fondateur de
lassociation Khiasma ("croisement",
en grec, justement). Khiasma, basée aux Lilas, travaille dans des collèges
ou des écoles dart, en France aussi bien quau Sénégal ou en Belgique,
et produit différents objets artistiques et culturels : des affiches et matériels
dexposition, des livres, des films, ainsi que des sites Internet aussi
riches sur le plan du contenu que du graphisme. "Tout notre matériel
est reconfigurable, remarque Olivier Marbuf. Lexposition "Art
et développement", présentée à Paris en février, est faite de cartons
récupérés et peints sur lesquels on a collé photos et lettrages : il suffira
de les ranger dans une petite voiture pour déménager lexposition dans
une autre ville, où nos amis nauront quà déplier les cartons et à les
agencer selon leur souhait. Nous mettons aussi en ligne nos interviews, nos
films, pour que dautres puissent les télécharger et sen servir.
Ces possibilités de reconfiguration, de recombinaison, Internet ne fait que
les formaliser et les amplifier. De même, il ne fait que formaliser notre mode
de fonctionnement, basé sur le réseau, la mise en relation. Toutes nos productions
ne sont que des prétextes pour créer du lien. Nous organisons des projections,
des débats, des rencontres, des lectures [le plus souvent à la Maroquinerie,
Paris XXe]. Je crois quon a beaucoup trop tendance à mettre en avant
lobjet culturel. Ce qui mintéresse, cest de susciter des
moments de rencontre, pas dorganiser des monstrations avec petits fours.
Cest évidemment plus exigeant : alors quon ne cesse de nous répéter
que le client est roi, nous, on demande aux gens non seulement de se déplacer,
mais aussi de participer
Et pourtant, jen suis étonné, cela fonctionne,
on sent une vraie envie de passer à autre chose. Dans notre activité, Internet
ne se substitue à rien : ni aux autres supports, ni aux rencontres. Il permet
de donner une image fidèle de ce quon fait, et de maintenir le lien,
par exemple avec les étudiants en art de Dakar, entre deux voyages. Le Web
est un outil de continuité."
Ainsi se dessine une logique décentrée, paradoxale : les objets
produits, bien que de très grande qualité, sont des "prétextes",
et Khiasma, pourtant hyperactive et menant plusieurs projets de front, ne cherche
pas à se promouvoir elle-même : "Cela nous plaît de servir dintermédiaires,
de faire se rencontrer des gens qui collaboreront ensemble. Nous-mêmes ne travaillons
jamais seuls, mais avec dautres associations ou structures, selon les
projets : une ONG belge organisant des stages de vidéo en Afrique de lOuest
pour "Art et développement", lassociation Lucerna pour
le travail artistique avec les enfants de Saint-Denis, le collectif Info-Birmanie
sur le projet "La
peur est une habitude", plus politique
Nous navons
pas une stratégie de marque. En France, la plupart des structures fonctionnent
sur le même mode : cest "chacun pour sa peau". Même
dans lédition indépendante, dont je viens [il a cofondé la maison
darts graphiques Amok], chacun dénigre ce
que font les autres. On est donc dans un débat extrêmement infantile et alarmant surtout
au vu de la situation sociale dans laquelle nous nous trouvons aujourdhui."
"Les dossiers sont faits pour des gens
déjà dans le système,
il ny a pas dinterlocuteur
pour les gens hors du système"
On retrouve le même discours du côté des membres du site Syndicat
Potentiel, basés à Strasbourg : "Nous ne sommes pas certains
de la pertinence de la notion duvre artistique, dit leur
porte-parole Jeff, car cest là se condamner à rester dans le champ
artistique, alors que dans la réalité, lexpérience se construit sur
plusieurs champs simultanément. Nous-mêmes, nous sommes un groupe dartistes,
mais en forte relation avec dautres milieux. Nous considérons lorganisation
de rencontres et dévénements comme une recherche artistique en soi,
notamment en essayant de sortir les artistes de la fiction de lexposition
dart contemporain, selon laquelle un artiste produit des uvres
autonomes quil installe dans un espace vide et neutre et quainsi
ces uvres rencontrent un public. Nous ne cherchons pas du public,
ni des uvres, ni à valoriser des artistes professionnels. Nous cherchons à soutenir
les individus qui tentent des choses qui ne sont pas premièrement pensées
comme artistiques, et qui engagent les personnes qui viennent autrement
que comme "public" = "consommateur de produits culturels"."
Autre obstacle rencontré, outre leur caractère inclassable, par
ceux qui cherchent un soutien institutionnel : beaucoup estiment que les guichets
en place sadressent à un public "captif", et à des sites sans
véritable contenu, créés sur un mode "attrape-subventions". Toutefois,
lexemple de Khiasma dément cette thèse, ou y fait exception, puisque
lassociation a toujours trouvé comment financer ses projets, et assure
une production de contenus et dévénements de qualité en contrepartie
des moyens qui lui sont alloués. Lorsquun bailleur de fonds lui a demandé à quoi
pouvait servir lart en Afrique, lassociation a pris la question à bras-le-corps
et lui a répondu en montant le projet "Art et développement".
Néanmoins, le reproche revient souvent chez les personnes consultées : "Les
dossiers sont faits pour des gens déjà dans le système, il ny a pas dinterlocuteur
pour les gens hors du système." "Même si le ministère trouve
mon projet intéressant, il ne ma jamais accordé de subvention, puisque
le système est complètement mafieux à la DAP et je pèse mes mots",
affirme David Guez, créateur de TéléWeb,
qui avait demandé laide du Fiacre. Il précise que, travaillant depuis
six ans sur des projets ouverts et non commerciaux, il se trouve "à deux
doigts dêtre au RMI". "Le circuit de lart contemporain
classique fonctionne toujours dans son petit circuit fermé. Même des sites
qui se veulent hors normes restent désespérément scotchés à une reconnaissance
préalable dinstitutions", dit Frédéric Goudal. Stéphane Cagnot,
de la DRAC Ile-de-France, le confirme en quelque sorte lorsquil souligne
quil a besoin de pouvoir situer lauteur dun projet : il nimagine
pas quil puisse "sortir de nulle part". Le problème
est quaujourdhui, beaucoup de sites sortent effectivement de nulle
part : parce quil permet à tout un chacun, pour peu quil en ait
le talent, daccéder à une reconnaissance en se passant des intermédiaires
et des filtres habituels, Internet redistribue les cartes : lauteur dun
site de qualité, ayant acquis une certaine renommée, peut très bien provenir
dun milieu et exercer une profession nayant rien à voir avec lart
ou la culture. Ce qui pose la question, pour linstitution, de la définition
de nouveaux critères de sélection. "Tous ceux qui font profession dintermédiaire
entre un auteur et des consommateurs ont du souci à se faire", fait
remarquer Laurent Chemla dans son livre Confessions
dun voleur Internet, la liberté confisquée (Denoël, 2002).
Olivier Marbuf remarque que ces nouveaux critères ne devraient pas nécessairement
reposer sur laudience, ou pas seulement elle est de toute façon
très difficile à mesurer -, mais aussi sur une qualité intrinsèque des projets
que les institutions devraient se donner les moyens dévaluer.
"Le fonctionnement des institutions publiques
ne sait pas prendre en compte les projets à long terme.
Le coup par coup et lopération médiatique
sont ainsi favorisés"
Annick Bureaud Leonardo
Beaucoup dauteurs de sites font encore valoir quils
ont dautres activités pour gagner leur vie, et quils nont
donc pas le temps de rechercher des subventions, car cela représente, estiment-ils,
une activité à plein temps. "Il me manque une personne pour demander
des subventions", dit David Guez. "Je dois avouer que je dirige
la revue bénévolement, et parallèlement à dautres activités ; aussi je
ne serais pas surpris dapprendre que je nai pas assez cherché.
Mais à la mesure des demandes que jai pu avoir loccasion de formuler,
je nai pas trouvé de financement possible", précise Eric Vautrin. "Lors
de sa première année dexistence, notre association a bénéficié dune
subvention délivrée par le CROUS de lacadémie de Montpellier, lors dun
concours de projets étudiants (1500 euros) ainsi quune aide logistique
apportée par lassociation "Maison Orangina" à Marseille, qui
a pour objectifs daider les jeunes associations dans leur projets multimédia,
raconte Grégory Dominé, de Kali-TV. Aujourdhui,
par manque deffectifs, nous ne pouvons plus nous y consacrer et nous
ne bénéficions donc daucune aide financière."
Nos interlocuteurs pointent aussi le principal défaut, à leurs
yeux, des structures de soutien en place : celles-ci font appel non pas à des
productions déjà lancées, mais à des projets ; or, vu la facilité de créer un
site, il paraît étrange de ne pas commencer par le faire, avant de chercher à assurer
sa viabilité. Enfin, beaucoup font remarquer que la seule chose dont ils ont
besoin, cest de temps, seul investissement important des projets. Or,
le fonctionnement est rarement financé. Patrick Cahuzac, de la revue littéraire
en ligne Inventaire/Invention,
a bien reçu une aide du CNL, mais pour un événement précis : lorganisation
dune soirée de lectures de textes dauteurs de la revue, alors quil
a surtout besoin de trouver comment financer le fonctionnement au jour le jour
de son site. Annick Bureaud, webmestre de lObservatoire Leonardo des
Arts et des TechnoSciences, fait le même constat : "Pour des projets
comme les nôtres qui sont sur le long terme, il est difficile davoir
du financement plus dune fois, car le fonctionnement des institutions
publiques ne sait pas prendre en compte les projets à long terme. Le coup par
coup et lopération médiatique sont ainsi favorisés."
"On ne peut pas accepter davoir, dun
côté,
la bonne volonté de bénévoles,
de lautre, des mastodontes comme Vivendi,
et entre les deux, rien"
Patrick Cahuzac Inventaire/Invention
La plupart des auteurs de sites sy consacrent pendant leurs
loisirs, ce qui pose la question de lessoufflement. "LInsensé a
bien du mal à continuer, les rédacteurs de la première heure étant appelés à des
activités, disons, plus "reconnues", témoigne Eric Vautrin. Même
sil na jamais été question de devenir une start-up (un rapide tour
sur le site le confirmerait), labsence de soutien contribue sans doute à cette
absence de croissance, ou, disons, en tout cas de prolongation de lexpérience." Mais
comment distinguer ceux qui ont vocation à rester "amateurs" de ceux
qui peuvent légitimement passer à un niveau professionnel ? Cest sans
doute parce que cette question est si difficile à résoudre que lidée
dun "revenu de citoyenneté", récompensant chacun pour
sa contribution à la constitution dun patrimoine commun, circule beaucoup
sur Internet. Raphaël Meltz, de la revue R
de Réel (à la fois en librairie et sur Internet), qui fuit autant que
possible le salariat pour pouvoir se consacrer à sa revue, lévoque : "Je
suis pour un revenu dexistence à tout le monde. Un truc bête quil
faudrait dire dans votre rapport, cest que ça serait bien quil
y ait une déclaration dun responsable politique qui dise que le plein-emploi,
ce nest plus un objectif à atteindre. Quon accepte lidée
que certaines personnes nentrent pas dans le cadre de travail de la société.
Et que cest très bien comme ça. Cest ce vers quoi on va. Nous,
on ne va pas demander le RMI, mais on connaît quelquun qui est un peu
artiste et qui est au RMI. Mais il a quelquun derrière : "Alors,
vous cherchez du boulot ?" Il faudrait pouvoir dire non. Lui, il fait
semblant pour avoir la paix. Sil y a de la fraude au RMI, cest
bien, et plus il y en aura, mieux ce sera. Enfin, pas des gens qui cumulent
pour toucher de largent, mais des gens qui touchent le RMI pour faire
des trucs bien à côté, cest plus que nécessaire." Les artistes
du "Syndicat Potentiel" développent le même thème sur leur
site : "Là sinvente une société possible dont le travail ne forme
pas la raison première. Les artistes qui forment un pourcentage important de
bénéficiaires du RMI figurent peut-être lémergence dune telle société.
Ils développent différentes formes de production de soi, de façon solitaire
ou collective, répondent à des demandes effectuées par des institutions publiques,
et produisent de lanimation culturelle souvent sans être rémunérés."
En attendant, on peut imaginer un guichet auquel ceux qui souhaitent
dépasser le stade de lamateurisme pourraient soumettre leur travail.
Patrick Cahuzac, de la revue Inventaire/Invention (subventionnée), juge
indispensable que lEtat finance la création de contenus culturels francophones
sur Internet : "On ne peut pas accepter davoir, dun côté,
la bonne volonté de bénévoles, de lautre, des mastodontes comme Vivendi,
et entre les deux, rien. De petites sommes suffisent à assurer lexistence
de ces sites, mais elles sont nécessaires. Même quand on est payé, parfois,
on fatigue. Alors, quand on ne lest pas
On ne fera pas léconomie
dune politique de financement public, surtout dans un pays comme la France." Quand
elle existe déjà, à létat dexception, comme cest le cas pour Inventaire/Invention,
cette politique semble payer en matière de rayonnement culturel : Patrick Cahuzac
vient dêtre invité à présenter sa revue à Lagos (Nigeria)
"Cest essentiel de faire les choses
sans avoir la contrainte.
Tout ce qui doit compter, cest lenvie.
Or, si on a un salaire à verser..."
Raphaël Meltz R de Réel
Sylvain Marcelli, du site LInterdit, à Lille,
souligne que, même en conservant le bénévolat, il serait utile de pouvoir faire
financer un déplacement de temps à autre, car ce qui manque la plupart des
temps sur les sites amateurs, "cest le terrain". Mais
il faut encore noter que les webmestres prennent très vite goût à leur autonomie :
Emily Tibbatts, unique animatrice du site Virtual
Photos, aimerait bien toucher une aide, mais "supporterait
mal de devoir rendre des comptes". Raphaël Meltz résume bien lambivalence
avec laquelle beaucoup de webmestres envisagent une "professionnalisation" de
leur activité. Il tient un discours paradoxal : "Pour faire les choses
aussi bien que nous [sa collaboratrice Laetitia Bianchi et lui] on aime
les faire, il y a un vrai problème dans le monde dans lequel on est, qui est
quil faut gagner sa vie. Et quavec une activité comme la revue,
on ne gagne pas sa vie", déplore-t-il dune part. Par ailleurs,
il sest rendu compte quil tenait à son indépendance, jusquà lintransigeance : "On
a monté un truc avec une grosse association qui avait plein dargent.
Mais on a arrêté après trois mois, parce quon sest rendu compte
que le fait que les gens mettent de largent dans un projet, ce nest
plus la même chose que de monter un projet indépendant. Il fallait rendre des
comptes. On avait des commentaires. Et, mentalement, on nétait pas prêts à admettre ça.
Ce nétait pas capitaliste, puisque cétait une association ; mais,
comme ils nous versaient un salaire, ils considéraient quils avaient
le droit de nous dire ce qui était bien et pas bien. On a arrêté et là on est
rentré dans une période dextrême incertitude financière, et en même temps
de liberté." Il craint de voir son activité "devenir une activité professionnelle
au sens négatif du terme. À savoir, avec des salaires à verser tous les mois.
Le truc le plus mortel pour ce genre dactivité, cest de ne pas
pouvoir mettre les choses entre parenthèses. Avec la revue, on a toujours eu
la certitude quon pouvait se permettre darrêter, de mettre les
choses en suspens. Cétait essentiel de faire les choses sans avoir la
contrainte. Tout ce qui doit compter, cest lenvie. Or, si on a
un salaire à verser..."
Pour le moment, ceux qui se décident cependant à sauter le pas
de l"officialisation" économique de leur activité se heurtent
cependant à autant dobstacles du côté du système marchand que du côté des
institutions. On ne peut que constater limpossibilité de rentabiliser
les contenus culturels sur Internet pour les petits sites indépendants
comme pour les gros. La publicité apporte des rentrées dérisoires : "Les
sites de publicités demandent à ce que lon ait un nombre de visiteurs
minimum, les régies publicitaires vous font carrément payer pour faire de la
publicité à votre site. Lorsque lon a très peu de moyen ou un site intéressant
mais peu visité, on na aucune chance dobtenir des financements.
En outre, bien quil faille souvent recouvrir son site de publicité, le
résultat nen vaut pas la chandelle. Pour 200 francs par mois, à peine, à quoi
bon gâcher le plaisir du visiteur ?" dit Emily Tibbatts. Isabelle Aveline,
de Zazieweb, et Alexandre
Boucherot, de Fluctuat.net,
témoignent tous deux de leurs tentatives infructueuses : ils ont créé à la fois
une société commerciale (de création de sites Web, par exemple) et une association
autour de leur site afin de le faire tourner, sans parvenir à un résultat satisfaisant.
Quant à laccès payant, il ne peut fonctionner que pour des services très
spécifiques (services financiers, X) ou pour des "marques" fortes
ayant déjà fait leurs preuves en dehors dInternet (et encore...). Témoin
de ces difficultés : la création récente dun "Réseau de lInternet
culturel" (anciennement "Silicon Culture", en raison de ses
liens avec la pépinière de start-up "Silicon Sentier"). On y trouve
aussi bien des artisans comme Zazieweb (à lorigine, une page personnelle)
que des poids lourds comme Telerama.fr ou le site du Figaro. Tous se
heurtent à ce même problème de la rentabilité. Ils se sont fixé essentiellement
trois objectifs : réfléchir aux moyens de gagner de largent avec leurs
sites, éventuellement en essayant den finir avec laccès gratuit ;
dialoguer avec les pouvoirs publics pour obtenir des aides ; favoriser les partenariats,
au sein même de leur association, entre petits et grands sites, les seconds
pouvant le cas échéant racheter les premiers lorsquils offrent un contenu
intéressant - ce qui ne fait toutefois que repousser la question de la rentabilisation.
[En 2004, le Réseau de lInternet culturel a disparu de la toile...]
"La licence dutilisation de contenu
pourrait
permettre aux groupes de presse
d’assurer une plus grande diversité de contenus
sur leurs sites"
Jean-Pierre Cloutier Les Chroniques de Cybérie
Il faut toutefois retenir, à cet égard, la formule expérimentée
par le Québécois Jean-Pierre Cloutier avec son site des Chroniques
de Cybérie : celle de "licence dutilisation de contenu".
Pendant quelques années, le groupe de presse suisse Ringier a accueilli les Chroniques sur
son propre site et salarié leur auteur : "Ringier sassurait des
droits exclusifs de diffusion sur son site pour deux semaines, après quoi les
droits métaient rétrocédés et jarchivais mon matériel sur mon site.
Cétait gagnant/gagnant car eux avaient du contenu, et moi jétais
payé pour ce contenu et conservais les droits à long terme. Cette formule nest
pas assez reprise par les groupes de presse qui préfèrent produire à linterne,
mais elle pourrait assurer une plus grande diversité de contenus sur leurs
sites, permettre à certains "petits sites" de couvrir leurs frais
de base, et leur garantir une forme de visibilité." Cette formule
pourrait être adaptée à des contenus artistiques et culturels, qui bénéficieraient
ainsi dun parrainage de la part de sociétés ayant une assise solide hors
Internet. Même si les bailleurs de fonds nen retireraient pas forcément
de bénéfice financier, cela pourrait constituer une nouvelle forme de mécénat
ou de sponsoring.
Autre piste de financement apparue récemment : les Webproducteurs
(un groupement de sociétés produisant de limage numérique, du rédactionnel...)
réclament depuis le 5 février quon crée un fonds de soutien en prélevant
une taxe sur les revenus des fournisseurs daccès à Internet (FAI) : "Comme
cest le cas pour les diffuseurs de laudiovisuel qui rémunèrent à la
fois les producteurs et les auteurs des uvres quils destinent au
public, il est légitime que les fournisseurs daccès et les opérateurs
reversent le juste prix de la mise à disposition des uvres numériques à leurs
clients, argumentent-ils dans un communiqué commun avec la Société des
auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Nous rappelons que les fournisseurs
daccès sont les principaux bénéficiaires des revenus de lInternet.
Ils contrôlent également les plus gros portails et leurs recettes publicitaires.
Une partie du chiffre daffaires des FAI doit donc être logiquement consacrée
aux contenus, redistribuée aux auteurs, producteurs et éditeurs de sites. Il
est essentiel dassurer un avenir aux producteurs et aux éditeurs indépendants
afin quils fournissent les contenus frais et originaux qui seront le
moteur de la fréquentation, de la démocratisation du web français et de labonnement à lInternet." Se
pose toutefois le problème de la redistribution de ces fonds. 85% des sites
visités dans le monde sont des sites non commerciaux : administratifs, associatifs,
mais aussi et surtout personnels, cest-à-dire des contenus fabriqués
en dehors de tout cadre. Tous ces sites contribuent donc pour une part non
négligeable, voire essentielle, à la production de "contenus frais
et originaux" et à la richesse des FAI. Or les Webproducteurs les
expédient un peu vite : "Les uvres pouvant bénéficier de ce système
de redistribution sont celles qui ont pour vocation dêtre créées et exploitées
spécifiquement pour le Web. Les pages personnelles relèvent dune autre
liberté, celle de lexpression, elles ne peuvent être prétexte à un déni
du droit dauteur." [Plus de trace des Webproducteurs non plus
en 2004...]
"Ce quil y a de beau sur Internet,
cest la gratuité..."
Emily Tibbatts Virtual Photos
Il y a donc un risque de confiscation, par des sociétés commerciales
organisées en lobbies, du label "Internet culturel" : plusieurs
personnes rencontrées réclament que les pouvoirs publics prennent conscience
de la richesse culturelle produite collectivement sur le réseau, et la défendent,
même sils ne peuvent aider concrètement tous les sites qui la composent.
La mouvance du "Libre", en particulier, valorise cette richesse collective
en militant pour la libre circulation de linformation. Des théoriciens
comme Richard Barbrook dans Léconomie
du don high tech décrivent Internet comme étant essentiellement
une économie du don :
"Au sein de la communauté scientifique, léconomie
du don a longtemps constitué la méthode principale de socialisation du travail.
Financés par lEtat ou par des fondations, les scientifiques nont
pas à transformer directement leur travail intellectuel en marchandise. Les
résultats de la recherche sont rendus publics par des communications dans
des colloques de spécialistes et par la publication darticles dans
les revues professionnelles. La collaboration de toutes sortes duniversitaires
est rendue possible par la libre diffusion de linformation. (
) Aujourdhui,
le Net reste avant tout une économie du don, même si le système sétend
désormais bien au-delà des universités. Des scientifiques au grand public
en passant par les amateurs, le cercle enchanté des utilisateurs sest
lentement élargi (
). Le fait de donner et de recevoir des informations
sans payer nest presque jamais remis en question. Même des raisons égoïstes
encouragent les gens à devenir anarcho-communistes dans le cyberespace. (
) Chacun
retire du Net beaucoup plus que ce quil pourra jamais donner en tant
quindividu. En dépit de la commercialisation du cyberespace, lintérêt
personnel des utilisateurs du Net garantit que léconomie du don high
tech continuera dêtre florissante. La plupart des politiciens et
des chefs de grandes entreprises du monde développé croient que lavenir
du capitalisme réside dans la marchandisation de linformation. Au cours
des dernières décennies, les droits de propriété intellectuelle ont été sévèrement étendus
par la promulgation de nouvelles lois nationales et de nouveaux accords internationaux.
Pourtant, dans les "marges" de la société de linformation
naissante, les relations marchandes jouent un rôle secondaire par rapport à celles
qui résultent de la forme réellement existante danarcho-communisme. (
) La
structure sociale et technique du Net a été mise au point pour encourager
la coopération ouverte entre ses participants. Dans léconomie du don high
tech, les gens travaillent ensemble avec succès grâce à un processus social
ouvert incluant évaluation, comparaison et collaboration." Le four
de la nouvelle économie interdit que lon ricane trop vite de ces thèses.
Parmi nos interlocuteurs, tous, même sils nexcluent
pas de rechercher un moyen dassurer la viabilité économique de leur site,
et même sils ne sont pas des militants du Libre stricto sensu,
se situent dailleurs spontanément dans le camp de la gratuité et du libre
partage des ressources, qui leur paraissent aller de soi : "Ce quil
y a de beau sur Internet, cest la gratuité, dit par exemple Emily
Tibbatts. Jadmire les gens qui offrent des service gratuits sur le
Net : tutoriaux de logiciels, cours dhistoire documentés, explications
détaillées sur lart culinaire, etc." Revenant sur les 200 francs,
au meilleur des cas, que pourrait lui rapporter lintroduction de la publicité sur
son site, elle précise : "Je suis en recherche demploi, et 200
francs par mois ne me feraient pas de mal ! Mais par principe, je refuse." Khiasma
crée des sites qui permettent aux visiteurs de sapproprier des matériaux : "Le
modèle libre, cest la seule chose qui mintéresse sur le Web,
précise Olivier Marbuf. On ne fait pas du sens unique, mais de laller-retour :
les gens sexpriment, participent, alors que les groupes de communication,
eux, utilisent Internet comme un nouveau canal de diffusion à sens unique
Un
de plus. Je trouve cela étrange, dailleurs, car ils sont déjà tellement
omniprésents. Je suppose que cest pour rassurer les actionnaires, pour
leur montrer quon occupe le terrain des nouvelles technologies
Enfin,
maintenant, cest lheure des résultats, et je crois quils
sont un peu mal
"
"Nous avons bénéficié dun flux financier
faible,
mais qui a eu le mérite dexister.
Il a été tout à fait suffisant
pour nous permettre de décoller"
Patrick Cahuzac
Faut-il déduire de tout ce qui précède que la viabilité économique
des sites culturels est une cause perdue ? Parlant dun média aussi jeune,
ce serait prématuré. On peut citer deux solutions qui émergent, même sil
est trop tôt pour juger de leur validité. Le modèle shareware, dabord,
inventé pour les logiciels : lutilisateur dispose gratuitement du produit
quon lui offre, mais verse une certaine somme aux auteurs sil est
satisfait. "A ses débuts, le mode de marketing shareware consistait à mettre à la
disposition des usagers un logiciel 100% fonctionnel, raconte Bernard Leprêtre,
de lAssociation française des auteurs de shareware (AFAS).
Si lusager en était satisfait et souhaitait continuer à lutiliser,
il versait volontairement une contribution à lauteur. En ces temps des
pionniers, où Internet ne concernait quune petite minorité dinitiés,
cela pouvait fonctionner. Aujourdhui, le shareware sadresse à tout
le monde, ce qui signifie que la confiance nest pas toujours honorée.
Les auteurs mettent donc en uvre des techniques de bridage de leurs logiciels
(écrans de rappel, marques sur les documents imprimés, fonctions limitées,
limite de la période dessai, etc.), qui, tout en permettant le libre-essai
qui reste à la base du concept, rendent lutilisation normale et régulière
difficile ou impossible sans licence. La nature et le nombre de ces bridages
suscitent dailleurs des discussions entre les auteurs. La difficulté,
dans les cas que vous évoquez, consisterait à trouver des équivalents à ce
type de bridage." Jean-Pierre Cloutier signale que lon trouve
déjà des adaptations du shareware à dautres productions : "La
vague des blogues [pages personnelles de journalistes indépendants],
du moins chez les anglo-saxons, amène un fait nouveau : le micro-paiement. Bon
nombre de blogueurs ont sur leur site des invitations à contribuer financièrement
ou en nature. Pour les contributions en nature, ils ont sur leurs sites des
listes de trucs dont ils ont besoin ou quils aimeraient avoir (des "wishlists" de
disques, bandes vidéo, livres, etc). Il est encore trop tôt pour voir si ça
fonctionne pour eux, et si oui dans quelle mesure, mais lexpérience mérite
dêtre suivie."
Deuxième solution, sans doute la plus adaptée aux sites culturels :
lincubation au sein dune structure institutionnelle, comme Inventaire/Invention la été pendant
deux ans, entre 1999 et 2001, au sein du Métafort dAubervilliers. Durant
cette période, la revue a bénéficié de financements, de soutien technique,
sans obligation de rentrées dargent. "On aurait pu profiter de
cette période bénie pour se la couler douce ; au lieu de cela, on la mise à profit
pour assurer lavenir", explique Patrick Cahuzac. Il a donc conçu
un système de vente par correspondance de petits livres reprenant des textes
publiés dans la revue (et toujours lisibles gratuitement en ligne). Ces livres, édités
en impression numérique, offrent un seuil de rentabilité très bas et un pourcentage
de droits dauteur bien plus important que dans lédition classique.
En adhérant à lassociation de soutien à la revue, on en reçoit cinq de
son choix : 50% des ventes se font dans ce cadre. Inventaire/Invention a
aujourdhui quitté le Métafort pour sinstaller au Parc de la Villette
et peut voler de ses propres ailes : la revue est mieux connue à la fois du
public et des institutions, ce qui lui facilite la recherche de subventions.
Les soirées de lectures publiques lont aussi renforcée en "rassemblant
les énergies dans un lieu physique, identifiable". Avec les "petits
livres", elle sest ouvert une nouvelle source de financement, encore
minime (5% de son budget en 2002), mais dont la croissance constante peut lui
laisser envisager à terme, "dans quatre ou cinq ans", une
autonomie financière. Patrick Cahuzac souligne les avantages de ce système
de l"incubation", qui offre à une structure ce dont elle a
le plus besoin : du temps pour se développer et se doter de bases solides. "Nous
avons bénéficié dun flux financier faible, mais qui a eu le mérite dexister,
et qui faisait de nous des privilégiés. Il a été tout à fait suffisant pour
nous permettre de décoller." Il estime que ce modèle pourrait se généraliser,
au sein de structures peut-être plus légères que le Métafort, avec une sélection
des projets sur dossier ou "sur pièce", et en rassemblant par exemple
plusieurs équipes au sein de mêmes locaux : "Le voisinage physique pourrait
provoquer des rencontres de compétences intéressantes." Ce système,
juge-t-il, pourrait aussi constituer "un bon outil de décentralisation".
"Plutôt que de transformer lInterdit en
travail salarié,
jai finalement préféré conserver dun côté lInterdit,
et de lautre mon travail salarié"
Sylvain Marcelli L’Interdit
A noter quun projet de ce genre a été envisagé début 2001
au sein de lEcloserie
des Arts, à Roubaix. Il prévoyait de professionnaliser le site culturel
lillois LInterdit, dirigé par Sylvain Marcelli. "On pensait
conserver laspect engagé et la forte personnalité du site, tout en développant
autour de lui une activité de recherche dinformation et de revente de
contenus, explique Emmanuel Vandamme, de la coopérative multimédia Insite, à Lille,
qui a supervisé louverture de lEcloserie. Cela aurait été une
sorte dagence de presse qui aurait eu son propre organe, lequel aurait
servi de vitrine et tiré lactivité commerciale. Sylvain Marcelli aurait été installé dans
nos locaux, et nous lui aurions facturé des prestations de services pour les
contenus fournis. Il aurait éventuellement pu sadjoindre un petit réseau
de collaborateurs occasionnels." Le projet a cependant été abandonné :
Sylvain Marcelli a estimé que les garanties dindépendance vis-à-vis des
contraintes commerciales nétaient pas suffisantes, pas plus que la juste
rémunération des collaborateurs, essentielle à ses yeux : "Plutôt que
de transformer lInterdit en travail salarié, jai finalement
préféré conserver dun côté lInterdit, et de lautre
mon travail salarié. Cela dit, ce renoncement nest pas forcément définitif." En
somme, il ne lui a pas semblé possible de transformer son site en structure économique
sans le dénaturer. En outre, la viabilité financière de la revente de contenus était
incertaine Emmanuel Vandamme souligne les difficultés rencontrées par
tous ceux qui se sont lancés dans cette activité. Quant à la possibilité de
financer lInterdit pendant quelque temps sans lui fixer dobligation
de rentrées financières, ce qui lui aurait donné "lamorce" -
selon le terme de Patrick Cahuzac dont a bénéficié Inventaire/Invention,
elle na pas été envisagée : "LEcloserie des Arts noffre
quune assistance logistique et ne dispose pas de fonds quelle pourrait
redistribuer aux structures quelle héberge, précise Emmanuel Vandamme. Cela
dit, par la suite, nous avions évoqué la possibilité daider Sylvain Marcelli à monter
des dossiers de subventions, mais ni lui ni nous ny avons donné suite.
Nous avons un peu baissé les bras : nous navons sûrement pas exploré toutes
les possibilités."
Dernier système qui mérite dêtre signalé pour son ingéniosité :
celui des "produits dérivés", combinant Internet avec dautres
activités. La publication de livres dInventaire/Invention en relève : "Je
ne crois pas quon puisse se contenter de demander de largent aux
gens en échange du contenu produit sur le site, estime Garance Jousset,
collaboratrice de Patrick Cahuzac. En offrant des livres quand ils adhèrent à lassociation,
on fidélise les gens ; il y a une gratification, une valeur ajoutée. Et puis, ça
nous permet de faire une incursion dans le monde physique : cest un objet
que les gens peuvent manipuler, offrir
" Petit éditeur indépendant
(lEclat, à Nîmes),
Michel Valensi a vu la vente de certains de ses titres augmenter fortement
en librairie après avoir pris linitiative de mettre à disposition gratuitement
sur son site lintégralité de son catalogue. On peut donc lire les livres
quil édite en entier, en ligne, avant daller les acheter en librairie.
Toutes ces expériences parient sur la complémentarité, et non lopposition,
du papier et du numérique. Cest aussi la stratégie choisie par la revue R
de réel : "Le site nous permet de pratiquer une politique darchivage
des articles importants de la revue, avec lidée quune recherche
sur un moteur permet, par mots clés, de trouver un article de fond, déclare
Raphaël Meltz. Il nous arrive de rencontrer des gens dans des salons qui
ne connaissent la revue que par Internet. Et certains de nos articles sont
devenus des références sur Internet : la critique de Houellebecq, larticle
sur la bande dessinée, lensemble sur la critique littéraire ou la littérature
pour enfants sont cités par pas mal de sites souvent spécialisés dans les domaines
en question. Il y a complémentarité, avec un temps de décalage, entre lexistence
papier de la revue (on a envie de la garder parce quelle est belle) et
le site Internet. Sur le site, il y a aussi les renseignements sur la revue
(liste des librairies où lon nous trouve, abonnement
), lactualité de
la revue (manifestations, articles parus sur nous, etc.). Et puis les à-côtés :
une rubrique quon a ouverte aux gens qui veulent envoyer des textes,
des liens amis
" Quant aux retombées purement financières, elles
sont difficiles à évaluer : "Beaucoup de monde vient sur le site (entre
15 et 20 par jour, ce qui est beaucoup pour un site qui ne bouge pas énormément),
mais ce monde ne se manifeste pas beaucoup ensuite pour sabonner ou acheter
la revue (sinon, quest-ce quon la vendrait bien !). Enfin, on a
reçu quand même un certain nombre dabonnements via Internet
"
"Je suis satisfait de la visibilité.
En fait, je ne cherche pas absolument
à faire de la visibilité"
David Guez TéléWeb
Reste la question de la visibilité de ces sites bâtis souvent
avec peu de moyens. A linverse, les sites dépendant de grands groupes
industriels bénéficient de synergies au sein du groupe. "Ces groupes
disposent des outils internes de promotion de leurs sites, observe Jean-Pierre
Cloutier. Pour rétablir léquilibre, les petits diffuseurs de contenus
sur le Web devraient pouvoir se payer des campagnes de publicité ou de promotion,
mais ne disposent pas des ressources pour le faire. Et on arrive au nud
du problème : aller chercher et fidéliser de nouveaux lecteurs. Notre lectorat
est très fidèle, mais cest lajout de nouveaux visiteurs qui est
difficile, faute de moyens pour assurer une plus grande visibilité. Une fois
quon les a, ils restent, mais cest daller les chercher qui
fait problème." Face à cet état de faits, les sites indépendants nont
pas de meilleure solution que le regroupement : lancé en 1999 par Pierre Lazuly,
auteur du site les Chroniques du menteur, lAutre
Portail regroupe les références de tous ces sites, en y ajoutant ceux de
quelques titres de presse. Son audience, très honorable (35 109 visites par
jour en moyenne en mars 2002), est en progression constante. Khiasma annonce
elle aussi son projet de créer un centre de ressources en répertoriant tous
les sites amis. Ce jeu des liens est essentiel pour tenter de "rétablir
léquilibre" avec des sites parfois moins intéressants, mais
mieux dotés en ressources publicitaires. La presse peut également peser dans
la balance. Un lien sur un site très fréquenté apporte-t-il davantage de nouveaux
visiteurs quun article de presse ? Les avis sont partagés. "Larticle
dans Libération ma apporté beaucoup de nouveaux visiteurs, qui
sont revenus par la suite, signale Emily Tibbatts. Chaque article de
presse amène de nouveaux visiteurs. Les liens en apportent moins." Lionel
Ruffel, du site littéraire Chaoïd,
estime que "les médias traditionnels parlent tous des deux ou trois disons
deux mêmes sites". Jean-Pierre Cloutier le confirme : "Les
grands groupes de presse ont peaufiné et bonifié leur offre en ligne, et font
moins de place aux petites publications en ligne dans leurs articles ou reportages,
préférant rediriger les lecteurs sur diverses sections de leurs sites."
Reste à savoir si la visibilité est un objectif. "Je
suis satisfait de la visibilité. En fait, je ne cherche pas absolument à faire
de la visibilité", dit David Guez. La plupart de ces sites ne sont
pas tant préoccupés par lidée de faire de laudience que par celle
de toucher le public, même limité, susceptible dêtre intéressé par
ce quils offrent. "Linsensé est peut-être bien une démarche
assez spécifique ; les textes publiés ne sont pas faciles à lire, et concernent
un domaine finalement assez réduit, à savoir le théâtre contemporain et sa
réflexion, dit Eric Vautrin. Or, nous avons des lecteurs ; ce sont
eux qui nous ont trouvés ; dans notre cas, sur Internet, qui cherche trouve.
En même temps, il mest bien impossible de vous répondre autrement :
bien sûr que lon souhaiterait être plus facilement repérable, "visible",
avoir sans cesse plus de lecteurs, plus de réactions, enclencher plus de
débat. Mais que dire ? Ce nest peut-être pas ce que nous cherchons,
ni ce qui nous est souhaitable ? Je ne sais pas." Même son de cloches
chez François Bon : "La notion de "public" convient mal
pour un site aussi spécialisé que le nôtre on ne cherche pas à répondre à son
attente, on ne cherche pas à couvrir tout le champ littéraire. En revanche,
la réponse a été plus large que je ne le pensais, et je ne connais personnellement
quun tiers des membres actuels de lassociation. Me convient plutôt
lidée dune "communauté virtuelle", communauté dabord à échelle
des visiteurs réguliers du site et des abonnés à son bulletin, et noyau large
et actif de cette communauté via lassociation." Inventaire/Invention travaille également, à travers
lassociation des "Amis" de la revue et lorganisation
de lectures publiques, à la constitution dune telle "communauté virtuelle". [Mona
Chollet pour Planète Emergences, mars 2002]