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NOUS LISONS LE RAPPORT LATARJET

Publie le jeudi 15 juillet 2004 par Open-Publishing

Le rapport Latarjet nous intéresse.

En effet, nous intéressent la remise à plat des conditions concrètes
de nos pratiques, les analyses des modes économique, social,
administratif de production et de diffusion de nos spectacles, et les
réflexions sur les esthétiques qu’elles induisent. Nous intéresse
surtout l’inscription de ces questions dans un débat public
démocratique. Il nous paraît en effet urgent de permettre à chacun de
formuler des positions claires et argumentées sans occulter
divergences ni antagonismes. Nous pensons que seul le débat
démocratique et public permettra de dénouer la crise que la remise en
cause des droits des intermittents du spectacle a pour partie
générée, pour partie accentuée. Au reste, nous n’avons pas attendu ce
rapport pour nous saisir de questions qui nous concernent au premier
chef. En témoigne la multiplicité des initiatives, textes et prises
de paroles et notamment les travaux menés dans les commissions tout
au long de cette année à la CIP Ile de France. Nous n’accordons pas à
une parole d’expertise officielle, commanditée par le ministère de la
culture dans les conditions que l’on sait, une quelconque préséance.
Comme nous l’affirmons depuis un an, nous sommes les premiers experts
de nos vies, de nos pratiques, de nos métiers. Le bref compte-rendu
ci-joint de notre lecture du rapport Latarjet est donc une
contribution parmi d’autres à l’élaboration et à l’affirmation de nos
prises de position. Il est le fruit de séances de lecture collectives
ayant eu pour objet principal son chapitre 3 intitulé " Réorganiser
la production et la diffusion du spectacle vivant ".

Les artistes sont-ils des citoyens ?

Chacun sait que la mission Latarjet a travaillé durant une saison où
résonnait le glas de l’intermittence. Nul n’ignore le refus de la
quasi totalité des artistes contactés de contribuer à une expertise
perçue au mieux comme un cautère sur une jambe de bois, au pire comme
un écran de fumée destiné à brouiller les contours d’un conflit
politique aigu. Ces refus auxquels nous nous sommes associés étaient
aussi légitimes que nécessaires. Pour autant, nous ne jetons pas la
pierre aux professionnels qui rapportèrent ou furent auditionnés aux
cours de cette mission. Ce choix que nous ne partageons pas n’était
pas (faut-il le préciser ?) infamant. Nous ne pouvons cependant nous
empêcher de sourire lorsque l’auteur du rapport écrit que " C’est
délibérément qu’il n’a pas été demandé à des artistes en activité de
consacrer au moins deux jours par semaine pendant six mois, aux
tâches d’audition : organiser des rencontres, enregistrer,
retranscrire, synthétiser les témoignages " (p. 4) . Ainsi donc, les
artistes, en lutte multiforme depuis un an, n’ont pas de temps à
accorder au débat civique : ils sont trop absorbés par la production
de leur ouvre pour faire de la politique. Le travail qu’accomplissent
les membres des commissions de travail de la CIP se trouve donc ici,
au détour d’une phrase, invalidé. Se restaure ici sournoisement une
vieille division entre art et politique qui arrange toujours les
pouvoirs en place. Enfin, la liste des personnes auditionnées (P 67
des annexes) nous montre une curieuse armée mexicaine, où si tout le
monde n’est pas général presque chacun des intéressé est directeur,
élu, dirigeant. La parole énoncée là est celle de la techno-structure
théâtrale. Elle témoigne, à l’image de son président, du constat
opéré par des responsables en place de l’état dans lequel se trouve
la profession après plusieurs décennies d’exercice de leur pouvoir.

Être artiste est-il un droit ?

Une synthèse du rapport permet de dégager ses présupposés. Le texte
est en fait une tentative d’objectiver des positions qui ressemblent
à s’y méprendre à des préjugés, lesquels n’ont rien de très nouveau
mais prennent ici une acuité particulière. En effet, ces préjugés
sont ceux qui ont présidé à la conclusion du protocole du 26 juin
2003. Voici les deux principaux : 1 : Il y a trop d’artistes. La
cause est entendue. Le corollaire s’impose : il y trop de mauvais
artistes. Trop d’artistes autoproclamés, trop de spectacles présentés
en autoproduction, donc, trop d’initiatives artistiques qui engorgent
jusqu’à la saturation un secteur déjà fragile. En bref : trop d’offre
pour pas assez de demande ; une surproduction stérile pour une sous-
consommation chronique. Au fond le public souffre d’une indigestion
de spectacle vivant, raison pour laquelle il raréfie ses sorties
vespérales. 2 : La quantité des spectacles étouffe les spectacles de
qualité. Avouons-le nous entre gens bien - bientôt l’ivraie étouffera
le bon grain que nous avons semé. Ici, sous le gros bon sens pointe
la flatterie. Il nous faut donc rappeler clairement que pour notre
part, à Saison en Lutte, nous nous battons pour que des personnes
produisant un travail artistique que nous pouvons considérer comme
"mauvais" puissent continuer à le faire. En effet, la profusion de
spectacles et de compagnies nous apparaît comme la traduction d’un
désir d’expression de la société. Vouloir réguler cette croissance
est un projet à proprement parler réactionnaire qui ne pourra jamais
se réaliser effectivement. Le seul effet de cette politique de "
régulation " sera la création de nouvelles réglementations. Nous
lisons : " La majorité de nos interlocuteurs ne se sont du reste pas
montrés favorables à la solution de la carte professionnelle... "
(nous trouvons cependant p.42 la casuistique des possibles formes
d’application de cette carte dont personne ne veut) " ... son
évocation traduit cependant la nécessité reconnue par la plupart
d’entre eux de mettre collectivement à l’étude des modes de contrôle
plus efficace à l’entrée dans les métiers du spectacle " . Autrement
dit : ne prononçons pas de mots qui fâchent comme malthusianisme (le
mot est récusé par Bernard Latarjet lui-même), mais régulons. Ce qui
nous est promis, c’est bien un contrôle qui, ne s’opérant ni par
autodiscipline ni par l’opération du Saint-Esprit, prendra forcément
la forme de bureaux où il faudra déposer un dossier qui sera accepté
ou refusé par des instances aussi anonymes qu’irresponsables. En quoi
les 507 heures sur douze mois sont-elles plus absurdes, plus
bureaucratiques, plus dispendieuses que le seraient ces hypothétiques
bureaux de régulation des carrières que semblent envisager les
rédacteurs du rapport ?

La danse contemporaine, ou l’exemplarité d’un cas d’école

La danse est l’art le plus réactif, voire allergique, à la réforme du
26 juin. Parce qu’il est le plus fragile, mais aussi parce qu’il
rassemble toutes les tensions qui traversent le spectacle vivant. Nul
doute que le sort qui est déjà celui de la danse contemporaine sera
celui de l’ensemble des activités du spectacle dans les années à
venir. Le rapport Latarjet reconnaît au reste sans barguigner à la
danse toutes les qualités qu’il conteste nous le verrons ipso facto
aux autres domaines du spectacle vivant (musique contemporaine,
théâtre de recherche, etc). Voilà apparemment un art contemporain qui
depuis une vingtaine d’années a trouvé son public et un ancrage fort
(malgré quelques bémols d’ailleurs peu argumentés), avec une
souplesse économique et une intégration institutionnelle poussées.
Les chiffres cités p 10 permettent une comparaison flatteuse entre
les compagnies de danse et les compagnies de théâtre conventionnées
quand à leur " efficacité " dans leur rapport au public (26
compagnies conventionnées en danse donnent 5000 représentations par
an et touchent 600.000 spectateurs, tandis que 273 compagnies
dramatiques conventionnées ne donnent " que " 29.900 représentations
pour 2. 264. 000 spectateurs. Voilà qui, au passage, casse le préjugé
selon lequel ce qui est contemporain découragerait les spectateurs.
Le rapport Latarjet prend acte de la particularité de la notion
d’auteur en danse contemporaine, et de la porosité extrême entre le
métier de chorégraphe et d’interprète. Il confirme donc par là une
analyse de Saison en lutte, sur la nécessité de réenvisager le droit
d’auteur dans le domaine du spectacle vivant. Cependant, la danse
contemporaine exprime à l’extrême les contradictions du spectacle
vivant dans la mesure où elle en maximalise les caractéristiques. Son
écriture se réalise in-situ, (dans un studio de danse), avec ses
interprètes. Les coûts de production sont donc à l’avenant. Occuper
de grands espaces vide en milieu urbain, travailler en équipe, pour
une exploitation souvent courte du produit : voilà un luxe bien loin
des exigences de rentabilité contemporaine. Par ailleurs, l’émergence
y prend des formes souvent inattendues. Il convient de rappeler ici
que tout ce qui est apparu d’important en danse contemporaine ces
dernières années l’a été hors de des instances de régulation du
ministère de la Culture ou de ses satellites. Xavier Leroy ou Jérôme
Bel, par exemple sont des exemples typiques d’artistes autoproclamés
et pourtant parfaitement valides, à moins que de penser que la
recherche en biologie moléculaire (domaine de formation du premier)
est la voie royale pour rejoindre le champ de l’excellence
chorégraphique. Ces artistes ont vu leurs premiers spectacles
produits dans un lieu privé, la Ménagerie de Verre, loin d’être doté
des moyens comparables à ceux des autres lieux prétendument
alternatifs que cite le rapport ( " les laboratoires d’Aubervilliers,
les Subsistances à Lyon, la friche Belle de Mai à Marseille "). Il
faut enfin s’inquiéter de ce que le festival des " Inaccoutumés "
présenté par la même Ménagerie de Verre se trouve ce printemps
annulé, alors même que s’ouvrent les nouveaux locaux du Centre
National de la Danse, symbole du désir de centralisation et de
reprise en main des enjeux de mémoire, de transmission et de
production de la danse contemporaine. Si nous ne récusons pas
l’ouverture du bâtiment du CND à Pantin, il nous paraît nécessaire
d’affirmer qu’elle ne doit en aucun cas exclure la poursuite du
travail dans des lieux porteurs d’une véritable radicalité.

Une comparaison peu flatteuse pour le théâtre

Pour le rapport Latarjet, les maisons de théâtre sont actuellement en
mal de fréquentation certes, mais aussi (et surtout ?) d’organisation
 : cahiers des charges, labels, modes de fonctionnement entre
production et diffusion des spectacles, rapports entre gestion
financière et projet artistique... presque tout y semble opaque,
déficient. Au trop grand nombre de compagnies et d’artistes fait
pendant un système de diffusion biscornu, rigide et engorgé. Pourtant
ajoute-t-il, le réseau de diffusion en tant que tel, comme on le
dirait d’un réseau sanguin, s’il traverse une mauvaise passe, n’en
n’est pas moins à la fois satisfaisant et en bon état général, (les
contradictions font partie du charme discret de ce rapport). Pour les
rapporteurs, il importe tout d’abord de bien distinguer ce que
l’intermittence avait brouillé : les champs de compétence et
d’intervention des uns et des autres. C’est ainsi que les différences
de fonction dans une chaîne de travail commun se figent dans une
rationalité des postes, des responsabilités et des compétences, puis
finalement dans des collaborations contractuelles d’unités de travail
séparées. Les techniciens finiront ainsi par faire partie de "pool
technique" (l’expression est de nous), sortes d’unités de sous-
traitance des projets artistiques. Ainsi les différences
complémentaires peuvent se creuser en de véritables clivages, avec
des logiques propres d’efficacité. L’enjeu n’est certes pas mince :
la définition du périmètre d’activités relevant des Annexes 8 et 10,
l’application des 35 heures dans les théâtres... autant de points
névralgiques où une logique de séparation de nos métiers semble
d’ores et déjà prévaloir et menace de s’élargir encore. (A ce sujet
nous renvoyons aux compte-rendus et synthèse des réunions de Saison
en lutte sur ces clivages intermittent / permanents, artistes /
techniciens, etc.) Mais si le théâtre, comme nous le pensons et
l’expérimentons, est bien le lieu d’une mise en commun des capacités
de créer, que l’on soit auteur, metteur en scène, comédien,
technicien ou tout cela à la fois, si tous ceux qui y travaillent,
dans les bureaux comme au plateau, font ouvre commune en vue du
partage avec le public, comment accepter que nous soient renvoyés
écarts et différences sous forme de hiérarchies figées, de
disjonctions ontologiques primaires (par exemple "vous, vous êtes un
créateur, pas un interprète..." ) ? L’horizontalité (la sous-
traitance) plutôt que la verticalité ne change rien au fond du
problème, sauf à adorer la platitude. De même que les "contraintes
molles" imposées aux artistes, véritables sous-traitants y compris
des politiques de communication ou d’animation socio-culturelle des
théâtres, signifient une redoutable réglementation des rôles, des
emplois, des prés carrés attribués à chacun. Quoiqu’il en soit, pour
les rédacteurs du rapport, le théâtre apparaît bien, chiffres à
l’appui, comme le mouton noir du ratio dépense publique / qualité du
travail / réception par le public. Le retour sur investissement y est
de plus en plus mauvais, y compris sur le plan symbolique. Nous
pourrions ajouter pour notre part, non sans ironie, que le théâtre a
comme défaut structurel d’être porteur en premier lieu de discours.
Loin de nous l’idée de limiter la notion de sens au langage parlé ou
le théâtre à un vecteur de "messages" quels qu’ils soient. Reste que
les interrogations explicites, parfois moins abstraites
esthétiquement parlant, portées par des textes contemporains sur la
scène des théâtres, sont peut-être des « formes indisciplinaires »
ou subversives plus difficiles à promouvoir que les fastes déployés,
par exemple, par un bel opéra baroque.

Intermittent ne rime jamais avec musicien savant

L’approche de la musique savante permet à elle seule de pointer les
graves lacunes du rapport Latarjet, confinant ici à une cécité
volontaire ou non. Qu’on se le dise : le statut d’intermittent et la
vie de musicien savant ne connaissent aucune intersection. (Le
concept de "savant" appliqué à la musique désigne, dans une
terminologie d’ailleurs parfaitement contestable mais peu contestée,
la musique dite "contemporaine" et celle qu’on appelait "musique
classique", c’est-à-dire toute musique de répertoire de tradition
européenne passant par l’écriture musicale et l’apprentissage au long
cours de techniques instrumentales ou vocales). On chercherait en
vain un point de vue sur deux phénomènes majeurs : d’une part
l’émergence récente de jeunes chours ou ensembles "professionnels" ou
"semi-professionnels" (c’est à dire en l’occurrence constitués de
jeunes interprètes, souvent encore en apprentissage mais commençant à
vivre de leur pratique dans le dispositif de l’intermittence) voués
aux répertoires les plus divers et qui ont fortement contribué à
renouveler la création en suscitant de nombreuses commandes. D’autre
part les nouvelles passerelles créées entre musiciens amateurs et
professionnels (passerelles franchissables dans les deux sens !) qui
ont créé tout un terrain d’expériences, y compris en milieux
scolaires. Le spectacle vivant est d’ailleurs aussi le lieu où se
sont retrouvés musiciens et artistes de tous horizons, dans un
foisonnement encore impensable il y a quinze ans. A la place d’une
réflexion sur ces pratiques vivantes et novatrices, le rapport ne
propose qu’une vision institutionnelle du champ concerné : budgets
insuffisants, public insuffisant (sauf pour la musique baroque),
lourdeurs administratives entravant certains dirigeants, craintes
(souvent justifiées ?) devant la décentralisation imposée,
orientations déjà maintes fois ressassées... Et bien sûr, Éducation
Nationale chargée de tous les maux quant aux enseignements
artistiques (il est facile à un éléphant de critiquer la lourdeur
d’un mammouth !). Discours de l’institution parlant d’elle-même et de
son propre point de vue... et cherchant à rasseoir son pouvoir là où
la liberté d’autonomie, celle par exemple des chanteurs,
instrumentistes ou compositeurs, faisait entrevoir la redéfinition
des critères d’accès aux métiers, de la pertinence esthétique des
pratiques, de la gestion de plus en plus fluide des carrières, etc.
Le rapport fait ainsi l’impasse totale sur la dynamique vivante dont
l’intermittence était l’un des ressorts, notamment pour les jeunes
artistes.

Le théâtre est-il la résidence des artistes ?

On ne peut qu’être d’accord avec le constat établi dans le rapport de
l’insuffisante présence des artistes dans théâtres. Réinvestir les
théâtres à tous les niveaux et d’abord par rapport à l’importance de
ce qu’il est convenu d’appeler la marge artistique, portion congrue
voire dérisoire des budgets internes, nous semble la première
urgence. Partant du constat, affiné lors des réunions de Saison en
lutte, que la gestion d’une compagnie (association 1901) était une
contrainte administrative plutôt qu’un choix profond pour beaucoup
d’artistes, nous sommes attentifs à toutes les propositions visant à
inscrire nos créations dans la cité avec une certaine continuité et
cohérence. A condition de préserver un élément essentiel : le libre
choix de ces engagements. Toute contrainte se substituant à une autre
ne produira en effet qu’effets pervers et lassitude. C’est pourquoi
l’idée selon laquelle la résidence d’artiste serait l’idée salvatrice
de sortie de crise nous paraît quelque peu cousue de fil blanc. Que
nous propose-t-on en effet ? Un libre choix à la carte. Et que
contient cette carte ? Les difficultés commencent. Il faut, dit-on,
moraliser la chose. Soit, vive la morale ! Aujourd’hui en effet, le
mot résidence recouvre à peu près n’importe quoi en terme de durées
et d’expérience, mais c’est plus par effet de mode dans le
vocabulaire que du fait de l’immoralité galopante ! L’association
durable d’une compagnie ou d’un artiste avec un lieu se fera lit-on
sur la base d’un projet artistique et de lui seul. Mais qui décide
exactement de la pertinence de ce projet ? Selon quels processus et
critères ? Ceux définis par les particularités du territoire ? Qui
décide de cette demande émanant d’un territoire donné, risquant de se
fabriquer son offre de candidature sur mesure ? Comment des projets
d’artistes, libres et autonomes, seront-ils amenés à s’inscrire dans
un tel cadre ? On doit surtout constater que les résidences, en tant
qu’expériences durables, ne pourront concerner qu’un nombre fort
limité d’artistes. Autrement dit, se faire dans une logique de
diminution du nombre d’artistes accédant par là à une relative
sécurité. Jusqu’ici, les conditions d’accueil dans les lieux étaient
modestes ou médiocres en terme de salaires et défraiements : seule
l’intermittence permettait de les rendre viables. Qu’en sera-t-il
dans l’avenir ? Comment les résidences permettront-elles de faire
vivre au delà de ceux qui sont étiquetés " créateur " toute l’équipe
artistique et technique dont ils voudraient s’entourer ? Voici
l’occasion de souligner une constante du rapport Latarjet : plusieurs
de ses propositions, parfois généreuses et fondées sur des constats
auxquels nous souscrivons, supposent une multiplication par deux ou
trois des budgets culturels, et ce à tous les échelons. Hélas, sur ce
financement nécessaire le rapport demeure muet, sans doute parce que
dans l’esprit des rapporteurs, la cause est entendue : la seule
solution à la crise du spectacle vivant consiste dans la réduction de
ses effectifs.

Beaucoup d’appelés mais peu d’élus, ou portrait de l’excellence en
paradis

Pour fermer la porte devant cette prolifération anarchique dont le
déficit des Annexes 8 et 10 est le symptôme quasi scientifique, un
mot-clé est opposé comme sésame de la politique culturelle de la
majorité politique actuelle : l’excellence. Peu présent, parce que
politiquement marqué, le mot court en sous-texte dans tout le rapport
et dans les contributions de certains auditionnés. On constate par
exemple que les stocks de spectacles français encombrent les arrière-
cours des théâtres tandis que la vitrine culturelle de la France est
vide. " Rappelons que le coût d’un spectacle français est
régulièrement plus élevé que celui des autres pays. (...) le
différentiel couramment constaté de 20 à 30% apparaît comme étant la
conséquence du prix du travail artistique et de la faiblesse de
l’exploitation". lit-on p. 127. Décidément le trop-plein est dépassé
 : trop de mauvais artistes surpayés et dont nul ne veut à l’étranger.
Un seule solution donc : l’excellence. Ses critères ? Ses modalités
de reconnaissance ? Ils seront nous le gageons administratifs ou
universitaires. Qu’est-ce qui permet de distinguer un professionnel
d’un amateur ou d’un charlatan ? Sa formation validée par des
diplômes officiellement reconnus. Au reste auditeurs et auditionnés
sont capables d’autocritique : ils " (...) regrettent le manque
d’expérience de beaucoup de responsables et leur difficulté à
inscrire leur sensibilité à l’art dans une démarche professionnelle
opérante " (p134). Mais, à cette question de ce qu’en français on
appelle l’incompétence, le rapport répond par la nécessité de
redéfinir une filière universitaire de formation à ces postes. Or,
qui parmi les directeurs de théâtre reconnus précisément pour leur
compétence - c’est à dire leur connaissance des ouvres, des artistes,
des théâtres et de leurs équipes- a suivi une telle formation ? Le
rapport tout entier témoigne nous l’avons vu, d’un effarement face à
la multiplication protéiforme des artistes et de leurs productions.
Depuis longtemps les ouvres d’art sont contemporaines en ce qu’elles
jouent sur les limites de leurs champs, sur le questionnement de leur
fonctionnement, et s’affirmant expérimentales sont par nature
délicates à juger sur un autre trébuchet que celui qu’elles
inventent. Le grand hic (le rapport est muet là-dessus, comme est
muet un de ses grands inspirateurs, le sociologue Pierre-Michel
Menger) est que toute l’histoire et la pratique des arts depuis plus
d’un siècle témoigne de la disjonction de la notion d’ouvre d’art et
de savoir faire quantifiable par des examens, et sanctionnable par la
délivrance d’une carte ou d’un diplôme. Au fond, ce qui est reproché
au système de l’intermittence est de permettre à n’importe qui de
s’autoproclamer artiste en faisant fi des diplômes de l’Éducation
Nationale, des sélections du ministère de la Culture, ou des besoins
de la représentation de la France à l’étranger. À l’occasion de ce
que nous pourrions légitimement qualifier de crise de croissance des
annexes 8 et 10, la techno-structure culturelle tente de remettre la
main sur un objet qui lui a depuis longtemps échappé, l’évaluation.

Distinguer production et diffusion ?

A la distinction projet artistique / gestion administrative et
financière qui n’a rien d’original (on trouve déjà des directions
bicéphales en France et en Italie ou en Allemagne elles sont
instituées depuis longtemps), s’ajoute celle qui prétend faire la
part de la diffusion d’une part et de la production de l’autre. Cette
distinction soulève des questions nombreuses et intéressantes, mais
l’impression que l’on retire des pages qu’y consacre le rapport est
celle d’un retard pris sur la réalité de pratiques bien moins
transparentes et régulées que la technostructure pourrait le
souhaiter. Il faudrait tout d’abord cerner les limites du concept de
production : s’agit-il par exemple, comme dans le cinéma, de la seule
recherche d’argent pour un projet donné ? Ou bien plutôt de "signer"
un spectacle par ce biais - mais en ce cas qui signe ? Le lieu ou son
directeur ? - ce qui permet un "retour sur investissement" symbolique
et / ou financier ? On est amené à pointer immédiatement des dérives
déjà observables. Par exemple : en cas d’échec, le risque encouru
n’est pas réellement partagé : seules les compagnies et les artistes
subissent réellement les conséquences d’un fiasco. Nous
diagnostiquons à saison en lutte une logique croissante
d’appropriation des créations et du noms des artistes " découverts "
avec sa conséquence évidente : la mise en concurrence des lieux et
des "producteurs", la naissance d’écuries et de réseaux labellisés.
La confusion entre "production" et apport d’argent a déjà cours,
certains "producteurs" indépendants des structures ne faisant rien
autre que des assemblages de co-productions assortis d’une
communication auto-valorisante. Autre dérive : la logique d’"apport
en industrie" qui autorise les lieux à s’intituler "producteurs",
voire à comptabiliser dans des contrats des sommes d’argent du seul
fait de la mise à disposition de locaux de répétitions en état de
marche. Auquel cas la seule présence dans les murs est chiffrée :
l’artiste est redevable ipso facto de ce qu’on dépense "pour lui",
alors même qu’il s’agit d’argent public et rien de moins que de
service public. Nous ne plaidons évidemment pas pour
l’irresponsabilité des artistes vis à vis des coûts occasionnés pour
la collectivité par leur travail. Mais nous maintenons l’affirmation
de la non-rentabilité à court terme de nos pratiques ; nous assignons
les instances de la collectivité, citoyennes ou élues,
administratives ou sociales, à leur propre responsabilité envers une
culture réellement créative et vivante ; et nous rappelons que même à
très court terme, par exemple le temps d’un festival d’été,
l’investissement consenti dans ce domaine a des retombées
considérables et difficilement remplaçables. Sans parler de ce qui
échappe au pur schéma quantitatif et financier. Aussi bien la logique
de privatisation rampante et ses valeurs de concurrence, de logique
d’entreprise, nous paraissent être une facilité induite par l’air du
temps, cachant un manque d’ambition et ne garantissant pas la
construction de programmations pertinentes.

Gérer le rétrécissement d’une peau de chagrin

L’arrière-plan du rapport et d’ailleurs sa véritable raison d’être,
est la crise née de la remise en cause des droits des intermittents
du spectacle. C’est la toile de fond, sombre et en quelque sorte
inavouée : au lieu de la regarder en face et d’en analyser ses
conséquences prévisibles, le pessimisme est transféré sur d’autres
plans. Qui veut noyer son chien... Il s’agit donc de gérer ou
d’accompagner de "réflexions" un rétrécissement de l’horizon de la
politique culturelle, une véritable régression des ambitions des
pouvoirs publics sous les coups de boutoirs donnés par les
signataires du protocole du 26 juin 2003. Nous pensons à l’inverse
qu’une politique culturelle digne de ce nom doit proposer des
perspectives ambitieuses et conquérantes, surtout dans le contexte de
fragilités multiples et d’inégalités sociales qui caractérisent
actuellement notre pays. L’élan donné dans les années 80 au
développement de la vie culturelle connaît donc un dramatique retour
de bâton. Mais si, à très court terme pour des artistes déjà
installés ou confirmés, la crise peut s’avérer quasiment profitable
par le renforcement des places fortes, se résigner au processus de la
peau de chagrin est en revanche scandaleux envers les prochaines
générations. On sait le monde culturel de la création contemporaine
et du spectacle vivant, et la part que lui accorde l’état dans son
budget, déjà fragile, affronté à la concurrence des produits de
l’industrie culturelle de masse auxquels le marché suffit comme
espace de développement. Qu’adviendra-t-il dans 10 ou 15ans de
l’accès dès le plus jeuneâgeàuneculture non calibrée par une
"demande" supposée, non rentable, et aux métiers qui la constituent ?
Attendra-t-on une situation de pénurie de tous ces intermédiaires
entre l’"élite" (qui perdurera : même les pires dictatures les ont
toujours entretenues...) et "la masse" de consommateurs de produits
fabriqués après étude de marché ? Trop de liberté tue la liberté :
adage raisonnable ou réactionnaire ? A chacun d’en juger. Avec ses
solutions d’encadrements, de validations administratives toujours
nouvelles destinées à ajuster l’offre et la demande supposées et à
fixer implicitement des quotas d’artistes (pour un pays de 60
millions d’habitants, 50 000 artistes ? 30 000 ?). Une croyance naïve
dans la régulation "par le haut" tient souvent lieu de réponse au
désir d’expression actuel de la société française. De même le fait de
privilégier des "paquebots" institutionnels (le Centre National de la
Danse) au détriment d’une irrigation libre et par essence aléatoire
de la vie artistique.

Questions sur les questions

Nous ne sommes pas dupes de l’absence d’engagement politique qui
frappe à la lecture de ce rapport. De la plupart de ses
préconisations on pourra faire tout et son contraire, ou pas grand
chose. Ni droite ni gauche, bien au contraire, voilà au moins un
clivage obsolète. Dans la rhétorique du rapport, les préconisations
se font souvent sous forme de questions. Réformisme timide, formulé
dans la langue d’une technostructure déjà débordée par l’action
politique qui elle ne s’embarrasse pas d’apories. Nous lisons le
rapport Latarjet avec intérêt, mais sans passion. Il nous faut avouer
que travaillant par exemple sur le paragraphe 3.3.1. " La réforme des
missions des institutions", nous nous sommes longuement égarés sur
des sujets qui nous tenaient plus à cour, comme le commerce effectif
que nous voulions mettre en place entre les spectateurs et nous. Nous
sommes cependant intéressés par la récolte qu’offre le rapport
Latarjet de chiffres, de données jusqu’alors dispersées. Nous
trouvons instructif voire édifiant de lire noir sur blanc des
opinions qui jusqu’alors restaient confinées à la discrétion des
bureau et à la connivence des dîners en ville. Nous ne disons pas que
nous ne partageons aucune des observations de ses rédacteurs. Mais
nous ne sommes pas du même monde ; la masse des préjugés contenue
dans le rapport nous sépare d’eux.

Préjugés : le mot peut paraître curieux à propos d’un texte rendant
compte de six mois d’enquête au cours d’une crise sans précédent.
C’est pourtant bien le constat qui s’impose à la lecture de ce
rapport : ses rédacteurs n’ont pas pris la mesure de ce qui s’est
passé, dit et fait parmi nous depuis un an. Il représente une parole,
mais à laquelle manque la réponse. Le travail de Saison en lutte vise
à articuler cette parole afin que s’ouvre enfin le débat public sur
le spectacle vivant que nous appelons de nos voux. Nous ne sommes
enfin pas dupes non plus de l’impact politique de ce texte dans les
décisions concrètes à venir. L’enjeu de la loi-cadre de l’automne
prochain nous paraît à cet égard crucial, nécessitant une
mobilisation urgente de notre part. Plus que jamais, pour nous, une
mobilisation vigilante et continue s’impose, si nous ne voulons pas
que l’on décide à notre place de nos modes de travail et de vie, de
nos libertés de création et de partage avec le public le plus large
possible.