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Oaxaca, le mardi 31 octobre 2006

Publie le mercredi 1er novembre 2006 par Open-Publishing

Bien le bonjour,

Je ne vais pas vous donner des informations que vous pouvez trouver dans
"La Jornada", les journalistes de ce journal, dont Blanche Petrich,
rapportent avec précision les événements en cours et ils arrivent à
couvrir bien des facettes de cette lutte pour la dignité, les informations
qu’ils donnent sont sérieuses et tombent rarement dans le sensationnel.
Ils ont un don d’ubiquité que je n’ai pas. Je me trouve à tel endroit et à
telle heure, et les informations à chaud, qui peuvent alors me parvenir
portées par la rumeur, sont souvent contradictoires, les passions, les
inquiétudes et les émotions dévoient souvent le sens de la réalité, c’est
pourtant en ces moments qu’il s’agit de garder son sang froid.

Samedi (28 octobre) fut une journée d’interrogations, d’hésitations,
d’incertitudes et d’initiatives contradictoires. L’APPO en accord avec la
section 22 du syndicat des enseignants avait décrété pour vendredi une
journée d’arrêt général, vingt-quatre heures d’interruption complète de
l’activité. Malgré l’intervention des sicaires des municipalités
contrôlées par le PRI, les barricades ont tenu bon. A la fin de ces
vingt-quatre heures, c’est-à-dire ce samedi matin, les rues du centre
tenues par les enseignants étaient quasiment vides, et le Zocalo avait un
côté retour des classes et fin des vacances. La nuit avait été difficile.
Peu à peu cependant, la place centrale allait se repeupler, des gens
étaient venus de Puebla apporter leur soutien à l’assemblée populaire et
différentes personnes venaient à tour de rôle apporter leur témoignage ou
leur encouragement au micro de l’APPO installé en haut du kiosque, mais
cela ne suffisait pas à relancer l’enthousiasme, les gens étaient inquiets
et ils allaient et venaient comme des âmes en peine. L’assemblée populaire
devait se réunir mais le local de la section 22 n’était pas disponible (ou
le lui avait-on refusé ?), elle s’est rabattue sur un local de la faculté
qui se trouve au centre, mais on lui mettait des bâtons dans les roues,
tout cela dans un climat fait de méfiance, de doute et de fatigue et sous
la menace imminente de l’intervention de la police fédérale.

Au début de la soirée, nous parvenaient de différentes sources des mots
d’ordre contradictoires : rejoindre les barricades de la périphérie et
s’opposer autant que faire se peut au passage de l’armée, ou abandonner
les trois entrées de la ville pour se concentrer sur le Zocalo, ou encore
"résister pacifiquement" à l’arrivée de la police fédérale. En fait, rien
n’était clairement décidé et la réplique était laissée à l’initiative de
chacun. L’opposition entre l’APPO et le syndicat des maîtres d’école
devenait de plus en plus criante et le divorce semblait consommé avec la
désertion du corps enseignant, inutile dans de telles conditions d’engager
un combat inégal pour se retrouver derrière les barreaux et perdre
l’avancée sociale que représente l’assemblée populaire. Les gens avaient
dans leur for intérieur décidé de se replier. C’est donc dans une place
ouverte au vent froid de la nuit que les quelques irréductibles venus pour
en découdre ont écouté, les larmes aux yeux, les conclusions de
l’assemblée : résister, comme toujours, aux provocations des
paramilitaires mais, le matin venu, ne pas chercher à s’affronter à
l’armée, une manifestation était prévue le lendemain à 14 heures, qui
devait partir du monument de Benito Juarez à la sortie d’Oaxaca pour se
diriger vers le Zocalo.

Le dimanche au matin les troupes de la Police fédérale préventive (PFP)
ont commencé à se déployer, environ 4 500 hommes, auxquelles s’étaient
joints la police militaire et le personnel de l’Agence fédérale
d’investigation (AFI), 120 personnes, dont le travail consiste à
emprisonner les gens soupçonnés d’appartenir à des groupes radicaux et
tous ceux qui sont considérés comme des leaders. Il faut ajouter les
forteresses que sont les camions "chasse-barricade", qui ressemblent à des
chasse-neige, les canons d’eau (l’eau contient un produit chimique qui
cause des démangeaisons et brûle la peau), les camions de transport
d’hommes de troupe armés, six hélicoptères. Cette nouvelle armada
pénétrait dans la ville par trois voies, une qui venait d’Etla, l’autre de
l’aéroport et qui allait passer par la cité universitaire, la dernière
venait de Tule. Les habitants se sont soulevés. C’est le fait marquant de
cette journée. Ils n’ont pas pu s’opposer totalement à l’entrée des
troupes, mais ils ont crié leur indignation, leur répulsion, leur rejet et
mis en évidence un fait tout simple, mais qui échappe à l’entendement du
pouvoir, que cette ville d’Oaxaca est leur ville. Les troupes occupent le
Zocalo, et le Zocalo, qui était plein de vie, est désormais un désert où
fument les carcasses de voitures, la vie est ailleurs, autour du Zocalo,
dans les quartiers qui se sont organisés pour faire face à cet état de
siège, partout où ne se trouve pas l’armée. Mais revenons au déroulement
chronologique des événements.

Au début, les gens n’ont pas cherché l’affrontement, aux barricades des
femmes ont même donné à boire et à manger à ces gamins "robocops" qui
étaient debout bien avant l’aube et dont certains tombaient d’inanition à
leurs pieds : "Tu manges et tu retournes d’où tu viens, tu n’as rien à
faire ici." Mais quand les robocops ont commencé à chercher à détruire
leurs barricades et à pénétrer sur leur territoire, les "coloniaux"
(habitants des quartiers) ont commencé à crier leur indignation et leur
colère, nous pouvions sentir cette colère grandir peu à peu, et ils ont
reçu la troupe à coups de cailloux. La troupe avançait inexorablement mais
péniblement, elle se trouvait même arrêtée et en difficulté sur certains
points stratégiques comme le pont sur l’Atoyac et à la cité universitaire,
où se sont regroupées les forces de la résistance (au moment où j’écris,
la cité universitaire n’est pas encore prise et la radio libre, Radio
Universitaire, fonctionne encore).

Pendant que la troupe convergeait inéluctablement vers le Zocalo, les
habitants des autres quartiers étaient à l’heure au rendez-vous de la
manifestation. On ne voit pas cette manifestation à la télévision et
pourtant elle était impressionnante. Cette marche sur le Zocalo, que l’on
cache soigneusement, marque un tournant, et beaucoup ont pris la mesure de
l’événement. C’était la marche des habitants de la ville, du populo venu
d’un peu partout, la plupart en famille, ce dimanche après-midi, pour
manifester son indignation, pas de militants, absence du syndicat des
enseignants, quelques maîtres d’école venus à titre individuel, très peu
nombreux, quelques membres de la coalition des maîtres indigènes, absence
des groupes politiques habituels de gauche ou d’extrême gauche, cette
marche en a surpris plus d’un. Elle a atteint la place publique en même
temps que l’armée, allait-elle pouvoir entrer sur le Zocalo entre les
voitures qui brûlaient, la fumée noire et âcre des pneus en flamme, les
grenades lacrymogènes des robocops, les hélicoptères en rase-motte et le
tir, disait-on, des francs-tireurs ? Après quelques hésitations, des
informations et des mots d’ordre contradictoires, la manifestation a
pénétré dans la place. L’armée barrait deux rues d’accès mais les gens ont
pu aller et venir sur leur place qu’ils avaient reconquise pour un temps.
Après leur tour de place, le défi aux robocops et les rencontres, ils
retournaient tranquillement chez eux comme l’on revient d’une feria, un
dimanche soir, l’âme apaisée. Une des filles a rencontré trois voisines de
sa colonie los Volcanes, qui nous ont invités à passer la nuit avec elles...
sur leurs barricades, il va y avoir du monde, nous ont-elles affirmé, pour
la levée de la croix du maître d’école don Panfilo, tombé, il y a neuf
jours, sous les balles des tueurs à gage d’Ulises Ruiz.

Durant toute la nuit du dimanche au lundi, la cité universitaire a tenu bon.

Lundi 30 octobre. L’APPO, mais cette fois avec la participation active de
la section 22 du syndicat des enseignants, qui a senti passer le souffle
chaud du mépris de toute une population derrière ses oreilles, a de
nouveau convoqué à une manifestation, trois marches étaient prévues qui,
parties de trois points différents, devaient converger sur le centre, il y
avait du monde, beaucoup d’enseignants cette fois-ci, j’ai aussi rencontré
des habitants de la commune libre de Saachila solidement armés de
gourdins. Il a été décidé d’occuper indéfiniment la place de Santo
Domingo, à une centaine de mètres, à peine, du Zocalo, jusqu’au départ du
gouverneur déchu ; celui-ci a pu réintégrer ses bureaux protégé par plus
de 4 000 hommes de troupe. Aussitôt, comme par miracle, à l’heure de la
comida, des plats sont apparus apportés par les gens du coin. Les
politiques du côté du gouvernement central, excepté Fox dont les discours
sont toujours aussi décalés par rapport à la réalité, il parle par exemple
de retour à la paix sociale quand on voit une place désertée, occupée par
l’armée avec des restes de voitures encore fumantes, et les journalistes
aussi ont pris la mesure de l’échec fracassant de cette intrusion de la
police fédérale préventive et de cette politique del garrote, comme s’ils
avaient été incapables, ces politiques, tant leur penchant pour la force
est élevé, de tirer la leçon du 14 juin.

Durant la nuit du lundi au mardi, la cité universitaire a tenu bon. Les
morts (l’enfant de douze ans a été tué par balles) et les blessés sont
trop nombreux ainsi que les disparus et les emprisonnés, pour une
opération lamentable vouée dès le début à l’échec. Ruiz Ortiz, Calderon,
même combat !

G.L.

Oaxaca, le mardi 31 octobre 2006.