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Pardaillan revient ! Les "obnoxius" sont de retour !
Publie le lundi 3 mars 2008 par Open-Publishing6 commentaires
Bonnes feuilles de Quentin SKINNER
La liberté avant le libéralisme
Hobbes, dans le Léviathan, évoque avec mépris la république autonome de Lucques et les illusions nourries par ses citoyens sur leur mode de vie prétendument libre. Ils ont écrit, nous dit-il, « sur les tours de la cité de Lucques, en grands caractères, à ce jour, le mot LIBERTAS ». Mais ils n’ont aucune raison de croire que, comme citoyens ordinaires, ils ont plus de liberté qu’ils n’en auraient eu sous le règne du sultan de Constantinople. Car ils ne se rendent pas compte que la liberté individuelle est déterminée non par la source de la loi mais par son étendue, et, par suite, « qu’un commonwealth soit monarchique ou populaire, la liberté est toujours la même ».
Harrington riposte sans détour. Si l’on est sujet du sultan, on sera forcément moins libre qu’un citoyen de Lucques, simplement parce que notre liberté à Constantinople, quelle qu’en soit l’étendue, demeure tout à fait dépendante du bon vouloir du sultan. Mais cela signifie que nous subirons à Constantinople une forme de contrainte inconnue même du plus humble citoyen de Lucques. Nous serons contraints, dans ce que nous pouvons dire ou faire, par la pensée que - comme le dit brutalement Harrington - même le plus grand pacha de Constantinople n’est que locataire de sa tête, exposé à la perdre dès lors qu’il parle ou agit de manière à causer offense au sultan. En d’autres termes, le simple fait que la loi et la volonté du sultan ne font qu’une a pour effet de limiter notre liberté. Ainsi, que le commonwealth soit monarchique ou populaire, la liberté n’est pas toujours la même.
Algernon Sidney tire cette conclusion cruciale plus énergiquement encore lorsqu’il discute des lois de la nature dans ses Discourses. « Comme la liberté consiste à n’être assujetti à la volonté d’aucun homme, et que rien ne signale un esclave sinon la dépendance par rapport à la volonté d’autrui ; s’il n’y a d’autre loi dans un royaume que la volonté d’un prince, il n’y a rien qu’on puisse appeler liberté. » Celui qui affirme que « les rois et les tyrans sont tenus de préserver les terres, les libertés, les biens et les vies de leurs sujets, et pose néanmoins comme fondement que les lois ne sont rien de plus que les expressions de leur bon plaisir, cherche à tromper le monde par un déluge de mots qui ne signifient rien ».
Pour illustrer cet argument, les auteurs néo-romains s’attachent d’ordinaire au sort de ceux qu’ils considèrent comme méritant le mieux le titre de citoyens au sens classique le plus fort. Ils s’attachent en d’autres termes à ceux qui se consacrent au service public, en agissant comme conseillers auprès des souverains et des gouvernements de l’Europe moderne. La liberté spécifique que ces citoyens doivent pouvoir exercer est avant tout celle de parler et d’agir selon ce que leur dicte leur conscience au nom du bien commun. Si cet aspect de leur liberté civile se trouve le moins du monde limité ou annulé, ils seront empêchés d’accomplir leur devoir suprême de citoyens vertueux qui est de promouvoir les politiques qu’ils croient être les plus profitables à l’Etat.
C’est pourquoi l’interprétation whig de l’histoire anglaise réserve toujours une place spéciale à Sir Thomas More et au plaidoyer en faveur de la liberté d’expression qu’il prononça alors qu’il était président de la Chambre des communes en 1523. « En votre Cour suprême du parlement, ose-t-il rappeler à Henry VIII, rien qui ne soit de poids et d’importance pour votre royaume et votre propre domaine royal n’est sollicité. » En ce cas, « les avis et conseils de nombre de vos sages Communes ne manqueraient d’être réduits au silence, pour le plus grand préjudice des affaires communes » si un membre de la Chambre devait se sentir empêché de parler et d’agir « librement, sans craindre votre terrible déplaisir » de manière à « décharger sa conscience et hardiment en toute chose incidente parmi nous déclarer son avis ».
More lui-même, cependant, avait déjà soutenu dans son Utopia de 1516 qu’il était impossible d’exercer cette liberté cruciale au service des gouvernements modernes. Ses raisons sont placées dans la bouche de Raphaë Hythloday, le voyageur qui se rend à l’île d’Utopie. Un problème est que, même si nous avons le courage de parler franchement en faveur de choix politiques justes et honorables, il se trouvera peu de gouvernants pour prêter la moindre attention à nos conseils. Ils préféreront en général poursuivre leurs rêves de conquête et de gloire, quand bien même ceux-ci entraineraient la ruine de leurs Etats. Mais la difficulté principale émane des conditions de dépendance servile dans lesquelles tous les courtisans et conseillers sont forcés de vivre et de travailler. Ils ne sauraient espérer parler et agir pour le bien commun, puisqu’ils se trouvent « obligés de prendre à leur compte tout ce qui est dit par ceux qui jouissent de la meilleure faveur auprès du prince, quelque absurde que leurs paroles puissent être, et se trouvent obligés en même temps de jouer ie rôle de parasites, se consacrant à plaire à ces favoris au moyen de la flatterie ». Agir dans des conditions aussi humiliantes, conclut Hythloday, a pour résultat qu’« il n’y a qu’une syllabe de différence entre servir les rois et servitude ».
La réaction de More fait amplement écho dans la littérature de l’époque élisabéthaine et Stuart. Les cours des princes sont des centres de faction et de flatterie, de mensonge et d’espionnage, et sont activement hostiles aux aspirations de ceux qui veulent servir le bien commun. La popularité croissante de Tacite pendant la même période reflète le sentiment que, de tous les anciens moralistes, il est celui qui comprend le mieux les implications destructrices de la centralisation de la politique nationale à la cour des princes. Nul ne peut espérer dire la vérité au pouvoir si chacun est tenu de cultiver les arts de la flatterie requis pour se concilier un souverain des bonnes grâces de qui chacun dépend.
La même attaque est lancée une fois encore après que la restauration de Charles II en 1660 eut amené une cour aux mœurs particulièrement dissolues et, craignait-on, aux penchants de plus en plus tyranniques. Algernon Sidney parle avec un mépris puritain de la corruption typique de ceux qui font carrière comme conseillers des princes de l’époque. Pareils souverains « se croient blessés et dégradés quand on ne leur permet pas de faire ce qui leur plaît », et « plus ils approchent d’un pouvoir qui n’est pas facilement restreint par la loi, plus ils désirent passionnément abolir tout ce qui s’y oppose ». Plus ils développent ces tendances despotiques et plus leurs conseillers s’abaissent dans la condition d’esclaves. Ils se trouvent « en leur pouvoir », forcés de « dépendre de leur bon plaisir », entièrement assujettis à eux pour leur survie, sans parler de gratification et de promotion.
Il est bien sûr possible de prospérer sous un tel régime, bien que l’idée principale, et souvent répétée, de Sidney soit que seuls les pires individus voudront se consacrer à une vie de service public en pareilles circonstances. Mais Sidney souligne aussi l’extrême précarité de l’existence que chacun doit subir sous ces formes de gouvernement. Il illustre ce point par un examen de la corruption croissante de l’Empire romain à la manière de Tacite, alors que son langage rappelle étrangement la discussion par Harrington de la vie sous le règne du Grand Turc : « Tant que la volonté d’un gouverneur passait pour une loi, et que le pouvoir passait d’habitude entre les mains de ceux qui étaient les plus hardis et violents, la meilleure sécurité que tout homme pouvait obtenir pour sa personne ou ses biens dépendait de son tempérament ; et les princes eux-mêmes, bons ou mauvais, n’étaient pas locataires de leurs vies plus longtemps que les soldats furieux et corrompus ne le leur permettaient. »
Le résultat de la vie sous un tel régime, comme le souligne Sidney dans son chapitre sur la différence entre gouvernement populaire et gouvernement absolu, est que tout le monde vit dans la peur et le danger perpétuels d’encourir le déplaisir du tyran. La préoccupation principale de chacun devient d’« éviter les effets de son courroux ».
La conclusion principale de Sidney est que si nous vivons dans des conditions de dépendance pareilles, cela suffira à limiter ce que nous pouvons dire et faire en qualité de conseiller ou de ministre. Nous serons d’entrée de jeu empêchés par la contrainte de dire et de faire ce qui risquerait d’offenser l’autorité. Nul « n’osera tenter de secouer le joug » qui pèse sur nous, « ni se faire mutuellement confiance pour quelque dessein généreux voué au recouvrement de (notre) liberté ».
Nous serons aussi contraints à agir de bien des manières flatteuses et obséquieuses, obligés de reconnaître que « l’art principal d’un courtisan » est celui de « se rendre soumis » et « conformable ». Sidney tire la morale dans ce chapitre sur le bien public, puisant une fois de plus à la description par Tacite de ce qui arriva à Rome quand « toutes les préférences furent données à ceux qui étaient le plus disposés à l’esclavage ».
L’effet inévitable d’un système dans lequel tout est « calculé selon l’humeur ou l’avantage d’un seul homme », et où la faveur peut être « gagnée seulement par le plus obséquieux respect, ou par une affection prétendue pour cette personne, joints à une obéissance servile à ses commandements », est que « toute application à des actions vertueuses cessera » et que toute capacité à poursuivre le bien public sera perdue.
L’hypothèse cruciale qui sous-tend l’analyse désespérée de Sidney est qu’aucun de ces effets ne doit nécessairement être le résultat de menaces coercitives. La privation de liberté subie par ceux qui conseillent les puissants peut bien sûr être due à la coercition ou à la force. Mais le comportement servile typique de ces conseillers peut aussi bien être dû à leur condition fondamentale de dépendance et à leur conception de ce que leur clientélisme exige d’eux. Aussitôt qu’ils commencent à « glisser dans une dépendance aveugle envers qui possède richesse et pouvoir », ils commencent à désirer « ne connaître que sa volonté » et, pour finir, « ne se soucient pas de l’injustice qu’ils commettent, s’ils peuvent être récompensés »
Une façon pour les théoriciens néo-romains de décrire ces partisans serviles du pouvoir absolu est de parler de personnes de caractère « obnoxius ».
Comme nous l’avons vu, le terme « obnoxius » avait été employé à l’origine par référence à la condition de ceux qui vivent à la merci d’autrui. Avec la montée des théories néo-romaines de la liberté, cependant, le terme en vient à servir plutôt à décrire la conduite servile que l’on peut attendre de ceux qui vivent sous la tutelle des princes et oligarchies régnantes.
Nous trouvons déjà Bacon parlant avec dégoût dans ses Essays de 1625 des eunuques employés par les rois dans le rôle d’espions comme de serviteurs « serviles (obnoxius) et empressés ». George Wither, dans son poème de 1652 adressé To the Parliament and People of the Commonwealth of England, flétrit aussi ceux dont les défauts privés rendent serviles sous un État libre. Plus indignée encore est la réaction d’un auteur anonyme dans une lettre de remontrance adressée au duc de Monmouth en 1680. Lui aussi fait allusion aux machinations flatteuses de « petits politiciens », et déclare qu’il est du « devoir de tout sujet au cœur loyal » de tenter de « découvrir les intrigues de tels hommes » pour les « rendre haïssables et odieux (obnoxious) aux yeux du peuple ».
Ces réactions écœurées aident à expliquer pourquoi les auteurs néo-romains font si souvent un champion de la figure du gentilhomme campagnard indépendant comme dépositaire principal de la dignité et de la valeur morales dans les sociétés modernes.
Comme le déclare Harrington dans Oceana, « il se trouve quelque chose, d’abord dans la constitution d’un commonwealth, puis dans son gouvernement » qui « semble propre au génie du gentilhomme ». La figure que ces auteurs veulent offrir à notre admiration est décrite inlassablement. Cet homme est simple et son cœur est simple et direct ; il est plein de droiture et d’intégrité ; par-dessus tout, il est doté de qualités viriles, et l’on peut se fier à sa valeur et à son courage.
Ses vertus sont toujours opposées aux vices caractéristiques des laquais et parasites serviles et odieux qui prospèrent à la cour. Le courtisan, au lieu d’être simple et direct, est libidineux, dissolu et débauché ; au lieu d’être droit, il est rampant, servile et bas ; au lieu d’être valeureux, il est flagorneur, abject et dépourvu de virilité.
Messages
1. Pardaillan revient ! Les "obnoxius" sont de retour ! , 3 mars 2008, 20:05
Que vient faire le héros de la série de Zevacco dans cela ?
:)
La Louve
1. Pardaillan revient ! Les "obnoxius" sont de retour ! , 3 mars 2008, 21:29
Il s’appelait Pardaillan, ou plutôt le chevalier de Pardaillan. Il était d’une vieille famille de l’Armagnac, qui, au XIIIème siècle, acquit la seigneurie de Grondin, près Condom. Cette famille se divisa en deux branches. La branche ainée fournit à l’histoire quelques noms connus : une des descendantes fut la célèbre Montespan ; le duc d’Antin, qui a donné son nom à un quartier de Paris, descendait donc de de cette branche dont un autre rameau se rattacha à la famille du Comminges.
La deuxième branche demeure obscure et pauvre. Nous ne pouvons rien contre sa pauvreté ; mais quant à l’obscurité, nous espérons bien qu’elle se sera dissipée aux yeux de nos lecteurs, lorsque nous aurons raconté la vie étrange, fabuleuse et prestigieuse du héros extraordinaire qui, bientôt, fera son apparition dans ce récit.
Zévaco - Les Pardaillan
2. Pardaillan revient ! Les "obnoxius" sont de retour ! , 3 mars 2008, 23:42, par La Louve
Je connais bien la série qu’a écrite Zevaco - je l’ai découverte enfant (en même temps que Fortune de France :)) c’est drôle d’ailleurs je l’ai relue avec un grand plaisir cet été.
Les aventures extraordinaires du chevalier de Pardaillan, de la princesse Fausta ... C’est vrai que ce Pardaillan c’est un peu un symbole de l’anti-bêtise
3. Pardaillan revient ! Les "obnoxius" sont de retour ! , 4 mars 2008, 20:30
Surtout, je lisais tous les jours, dans Le Matin, le feuilleton de Michel Zévaco : cet auteur de génie, sous l’influence de Hugo, avait inventé le roman de cape et d’épée républicain. Ses héros représentaient le peuple ; ils faisaient et défaisaient les empires, prédisaient dès le XIVe siècle la Révolution française, protégeaient par bonté d’âme des rois enfants ou des rois fous contre leurs ministres, souffletaient les rois méchants. Le plus grand de tous, Pardaillan, c’était mon maître : cent fois, pour l’imiter, superbement campé sur mes jambes de coq, j’ai giflé Henri III et Louis XIII." (Sartre. Les Mots, p. 109.)
2. Pardaillan revient ! Les "obnoxius" sont de retour ! , 4 mars 2008, 20:17
Bon je suis comme l’auteur du post précédent, que vien faire ici Pardaillan.
Pour les obnoxious, je vois donc de qui il s’agit et merci pour ce texte très savant. Mais au fait quelle est loa source de ces bonnes feuilles de Quentin Squinner ?
Merci mille fois de votre réponse.
Gérard D.
1. Pardaillan revient ! Les "obnoxius" sont de retour ! , 4 mars 2008, 23:18
Relisez bien le texte : « Ces réactions écœurées aident à expliquer pourquoi les auteurs néo-romains font si souvent un champion de la figure du gentilhomme campagnard indépendant comme dépositaire principal de la dignité et de la valeur morales dans les sociétés modernes. »
Sauf si votre difficulté à le voir vient d’avoir du mal à accepter que ce cher Zévaco participe de cette tradition romanesque du gentilhomme campagnard “noble” cœur.
Référence : Quentin Skinner - La liberté avant le libéralisme P. 61 - Seuil, février 2000 pour la traduction française
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