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Quand l’université n’est plus un endroit libre d’expression

Publie le jeudi 23 juin 2005 par Open-Publishing

Lorsqu’il a été arrêté le 16 octobre, Yves Engler distribuait de l’information concernant la grève continentale contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) qui s’est déroulée le 30 octobre. Ceux qui militent contre la ZLÉA ont voulu informer les étudiants des dangers de la mondialisation et de la privatisation de l’éducation. Ils affirment que l’arrestation d’Yves Engler est un exemple concret illustrant comment le pouvoir de l’argent peut faire taire les débats...

Yves Engler est accusé d’avoir violé le moratoire sur la liberté d’expression, imposé par l’Université Concordia depuis les événements du 9 septembre ayant mené à l’annulation de la conférence de l’ancien premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. Même si ce moratoire a fait l’objet de nombreuses discussions dans les médias à travers le Canada, peu de gens savent que cette loi spéciale, en plus d’interdire tout débat public sur le conflit au Moyen-Orient, permet aussi au recteur d’expulser un étudiant pour simple distribution de tracts, peu importe le sujet.

Privatisation

Ce qui est apparu premièrement comme un exemple de tension entre les groupes prenant position dans le conflit israélo-palestinien prend maintenant la forme d’un débat sur la privatisation de l’éducation. D’un côté, le recteur de l’université, Frederick Lowy, les partenaires corporatifs et le conseil d’administration. De l’autre, le Conseil des étudiants de l’Université Concordia (Concordia Student Union), le comité sénatorial et les professeurs de la faculté. Le comité sénatorial, dont les membres sont principalement élus parmi les étudiants et les professeurs, ont demandé la levée du moratoire et la suspension des pouvoirs disciplinaires spéciaux accordés au recteur. Le conseil d’administration, qui comprend une majorité de représentants de la classe d’affaires montréalaise, a refusé.

Débats muselés

Pour Rob McGuire, membre du comité sénatorial, l’université doit demeurer un lieu où les idées controversées sont débattues sans crainte des représailles des autorités. Il déplore le fait qu’actuellement « les étudiants ont peur d’être expulsés s’ils s’expriment. Il y a même des caméras vidéo sur le toit de la bibliothèque, ce qui n’augure rien de bon. »

Mais des membres du conseil d’administration, comme Alex Carpini, des Services financiers du Grand Montréal inc., ont affirmé qu’ils ne veulent pas « succomber à la pression » des groupes extérieurs comme la section canadienne d’Amnistie internationale, qui a fait parvenir une lettre au recteur de l’université exigeant la levée du moratoire.

La bataille qui oppose maintenant les partenaires corporatifs de l’université aux étudiants et professeurs est un signe des temps. L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU) tiendra une conférence, du 1er au 3 novembre à Ottawa, intitulée Disciplining Dissent : the curbing of free expression in academia and the media. Selon le site Internet de l’association, les participants à la conférence veulent discuter des différentes législations mises en place après le 11 septembre « qui menacent les libertés civiles et limitent les chercheurs et journalistes », et faire état de l’échec des gouvernements quant au « financement adéquat de l’éducation post-secondaire ».

Selon les plus récentes données de Statistiques Canada, la part de financement des universités canadiennes provenant des gouvernements a diminué de 69 % en 1990 à 55 % en 2000. Environ 20 % du financement universitaire provient maintenant des dons de compagnies privées et de la vente de services. Les universités ont beaucoup à perdre si la confiance des partenaires corporatifs est ébranlée.

Le pouvoir de l’argent

Selon le recteur Frederick Lowy, le moratoire sur la liberté d’expression a été imposé pour assurer la sécurité sur le campus. Mais après examen public, on constate que cette loi spéciale aurait été mise en place pour rassurer les donateurs du secteur privé.

À Concordia, les administrateurs ont nié toute intervention extérieure qui aurait influencé la prise de décision concernant le moratoire. Pourtant, Marcel Dupuis, directeur du financement corporatif de l’Université Concordia, a déclaré à The Gazette : « Les donateurs affirment que si les choses ne rentrent pas dans l’ordre, ils retireront leur soutien financier. »

Deux années de militantisme pour les droits humains des Palestiniens ont miné la confiance des donateurs privés quant à la rentabilité de l’université. L’an dernier, les étudiants ont voté lors d’un référendum l’appui à la condamnation de l’occupation israélienne dans les Territoires occupés par les Nations unies ; l’association étudiante a produit un agenda aux couleurs controversées, qui critiquait Israël, la Colombie et d’autres alliés des États-Unis. Ils ont aussi pointé du doigt Pratt & Whitney, un des partenaires corporatifs de Concordia, pour avoir fourni des F16 à l’armée israélienne. La mobilisation contre les agressions du gouvernement israélien sur les populations palestiniennes a été plus importante à Concordia que dans toute autre université.

Le Conseil des étudiants de l’Université Concordia a promis d’intensifier les actions visant à défier le moratoire sur la liberté d’expression. Les prochains mois détermineront s’il est possible pour le conseil d’administration de mettre un terme à la tradition de militantisme de Concordia.

L’auteur, David BERNANS, est militant et chercheur pour la Concordia Student Union. Il est aussi l’auteur de l’ouvrage Con U Inc. : Privatization, Marketization and Globa-lization at Concordia University (and beyond).