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Quelques aspects marquants de la sociologie de Pierre Bourdieu

Publie le mercredi 27 octobre 2004 par Open-Publishing
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de Philippe CORCUFF

La question posée par le site Calle Luna - « Que restera-t-il de la sociologie de Pierre Bourdieu dans quinze ans ? » - pourrait, si on la prend littéralement, appelait l’énonciation de prophéties prémonitoires ne relevant pas de la tradition du rationalisme critique qui est la mienne. Elle pourrait être entendue aussi, plus rationnellement, dans le sens d’une sociologie des effets de la sociologie, mais dans ce cas c’est prématuré. Ce que l’on peut simplement indiquer dans cette perspective, c’est que souvent les aspects et les lectures les plus simplistes et les plus dogmatiques d’un auteur tendent à occuper socialement le plus d’espace après sa mort, à cause du travail collectif de simplification et de dogmatisation effectué par des institutions parlant au nom de cet auteur, comme l’a d’ailleurs analysé Pierre Bourdieu lui-même.

Ainsi pourrait naître un ou des « bourdieusisme(s) », comme se sont développés historiquement des « marxismes »1. Mais j’entendrai la question dans une troisième acception : ce que me semblent être aujourd’hui les arêtes les plus importantes de la sociologie de Bourdieu, ce qui pourraient donc intellectuellement « durer ». Ma lecture de ce qui pourrait « rester » ainsi de la sociologie de Bourdieu sur le plan intellectuel n’est pas « neutre », elle s’appuie sur une posture de fidélité critique, mettant en tension dette intellectuelle et esprit critique, qui se nourrit d’une série de travaux consacré à Bourdieu depuis 1986 (dont la liste est mise en annexe de ce texte). Dans la galaxie de ceux qui s’intéressent à Bourdieu, dominée par le combat des « anti » et des « pro », cette posture est actuellement plutôt marginale, bien que non solitaire2.

Bourdieu autrement ?

Un peu plus de deux an après la mort de Pierre Bourdieu, on peut mieux prendre la mesure d’un paradoxe : Bourdieu est peut-être trop connu pour ne pas être méconnu. En tout cas, c’est sur cette piste que j’ai tenté de lire Bourdieu autrement3. Il y a potentiellement plusieurs façons de lire Bourdieu autrement. Ma façon de lire Bourdieu se caractérise par deux axes principaux :

* Premièrement, il s’agit d’abord de s’émanciper du jeu stérilisant des « contre » et des « pour ». Car il n’y a pas d’esprit scientifique sans critique, pas de concept scientifique définitif, pas de science sociale sans ouverture de nouveaux champs d’interrogation et, ce faisant, de nouveaux terrains d’enquête. D’où l’importance d’un usage critique de la sociologie de Bourdieu. Mais critiquer, c’est toujours être redevable de ce que l’on critique. A la manière dont Bourdieu a engagé la sociologie sur un chemin « post-marxiste », certaines limites de ses concepts comme les pistes suggérées par de nouveaux travaux m’ont entraîné sur une voie « post-bourdieusienne », qui se veut donc celle d’une fidélité critique.

* Deuxièmement, pour lire Bourdieu autrement, il faut cesser de considérer son œuvre comme un tout homogène. Ses propres critiques de « l’illusion biographique »4 nous invitent d’ailleurs à nous méfier des reconstructions a posteriori qui font de « la vie » et de « l’œuvre » un chemin continu, un ensemble intégré sans failles. Il faut retrouver des aspérités, la coexistence de blocs de sens plus ou moins hétérogènes, des accidents, par-delà le travail de rabotage de l’auteur comme de ses commentateurs. A distance de l’œuvre mais pas trop. Pour repérer les fils multicolores qui s’y entrecroisent. Dans cette perspective, nous avons besoin de l’œil méthodologique de Michel Foucault dans L’archéologie du savoir5. Car sa critique des « synthèses toute faites » préconstruites par les « unités », aussi évidentes pour un intellectuel (et la tradition académique de l’histoire des idées), que sont « l’œuvre », « le livre » ou « l’auteur » ouvre des sentiers latéraux. Nombre de textes consacrés à la sociologie de Bourdieu, négatifs ou positifs, présupposent et surestiment pourtant encore trop la cohérence de « l’œuvre » et de « l’auteur ». Nos lunettes traditionnelles de mise en cohérence a priori doivent alors être nuancées par des loupes attentives aux fêlures et aux fissures, aux rugosités de la matière intellectuelle.

Cette lecture autrement de la sociologie de Bourdieu a contre elle l’inertie des esprits orthodoxes et les dogmatismes d’ « écoles » (parmi les « contre » et les « pour » de cette sociologie, d’ailleurs). Sur ce point, j’ai grandement bénéficié de l’appui des travaux épistémologiques menés par Jean-Claude Passeron depuis une vingtaine d’années. Pour Passeron, les concepts que produit la sociologie constituent des comparaisons analogiques entre des contextes historiques divers. Ces concepts sont analogiques en tant qu’ils transportent une intelligibilité de contextes historiques limités à des contextes élargis (par exemple, les concepts d’ « intérêt », de « marché » ou de « capital » sont partis de comportements économiques historiquement situés et ont été étendus à d’autres contextes, avec des expressions comme « l’intérêt politique », « le marché matrimonial » ou « le capital culturel »). Mais cette nouvelle intelligibilité ne saisit jamais une stricte identité entre ce qui est saisi dans ces divers contextes, pointant plutôt des ressemblances dans la logique d’une comparaison. C’est alors que Passeron repère les risques de routinisation et même de dogmatisation des concepts sociologiques : « La conceptualisation métaphorique devient stérile dès qu’elle se réduit à la répétition mécanique d’une ressemblance qui tourne en rond dans un modèle monotone d’interprétation, soustrait pas la répétition à toute contre-interrogation comparative des différences. (...) la fixation obsessionnelle d’un discours scientifique sur une métaphore révèle presque toujours un enfermement d’école ou l’alignement mécanique sur une mode (...). Dans les sciences sociales, l’usage paresseux d’une théorie analogique conduit le chercheur à créditer les mots du pouvoir magique de fabriquer de l’intelligibilité. »6 Pour sortir de cette rigidification dogmatique, il faut alors s’efforcer de penser les limites de ses concepts, afin d’ouvrir la voie à de nouvelles pistes, et donc à de nouveaux concepts.

Cette lecture autrement de la sociologie de Bourdieu se situe aussi par rapport un certain positionnement intellectuel et politique. Je suis sociologue, mais dans un dialogue étroit avec la philosophie. Toutefois, à la différence de Bourdieu, je ne suis qu’un petit artisan du travail intellectuel, alors que lui était un grand artiste. Je suis aussi engagé dans des combats sociaux et politiques, partie prenante de la galaxie altermondialiste, et notamment membre du syndicat SUD Education, du Conseil Scientifique de l’association ATTAC et de la Ligue Communiste Révolutionnaire (bien que ne me définissant ni comme « communiste », ni comme « révolutionnaire », mais comme « social-démocrate libertaire »).

Je me centrerai dans ce texte sur trois points majeurs de la sociologie de Bourdieu, qui ont souvent été mal perçus : 1e) la manière dont elle a renouvelé la critique sociale dans un sens nettement « post-marxiste »7, 2e) sa prise en compte, à travers le concept d’habitus, de la singularité individuelle (alors qu’on croit souvent qu’elle parle au nom des structures collectives contre l’individualité) et 3e) ses dialogues, explicites et implicites, avec la tradition philosophique. Enfin, je terminerai le texte sur un quatrième point s’intéressant à certaines limites de cette sociologie.

Une nouvelle critique sociale « post-marxiste »

La figure de Pierre Bourdieu est associée publiquement au renouveau de la critique sociale en France dans les années 1990, avec la parution en 1993 de La misère du monde (Paris, Seuil) et surtout son soutien aux grévistes lors des grandes grèves de l’hiver 1995. Il a ainsi participé activement à la critique de « la pensée unique » néo-libérale. Certes sa contribution à la mise en cause des truismes du néo-libéralisme a accompagné et stimulé intellectuellement, avec d’autres (Le Monde Diplomatique, Charlie Hebdo, l’association ATTAC, etc.), le retour de la contestation sociale en France et à l’échelle internationale. Mais là ne réside pas l’originalité des apports de Bourdieu à la critique sociale. Il faut plutôt aller voir du côté de l’architecture conceptuelle de sa sociologie, du cœur de cette sociologie, paradoxalement souvent méconnue par les animateurs des mouvements sociaux qui font référence à ses prises de positions anti-libérales. Car, en France et dans le monde, les animateurs des mouvements sociaux sont encore fréquemment marqués, dans leur critique de l’ordre établi, par des repères intellectuels formulés au sein du et des « marxisme(s) », même quand ils ne se définissent pas ou plus comme « marxistes ». Or, je pense que la sociologie de Bourdieu constitue une des grandes pensées critiques « post-marxistes » du XXe siècle. Je m’arrêterai (de manière non-exhaustive) sur quelques-unes de ses dimensions les plus significatives.

Contre la théorie du complot : le défi de la complication

Il y a souvent eu dans la critique sociale des ambitions à saisir « le tout », en s’adossant notamment à la notion philosophique de « totalité » (qu’on trouve en particulier à l’œuvre chez Hegel et dans les lectures les plus hégéliennes de Marx), peut-être plus ou moins dérivées des pensées religieuses. En critiquant le monde, on lui donne alors intellectuellement une unité et une cohérence, qui nous permettent de le tenir dans notre regard et de l’enfermer dans nos concepts. C’est rassurant, mais cela n’empêche pas les hétérogénéités, les discordances temporelles et les embardées aléatoires du monde de déborder sans cesse ces prétentions totalisatrices. Il y a une version subjectiviste et volontariste de cette posture arrogante, « le complot », et une version objectiviste et économiste, la toute-puissance supposée du « système ».

Nous sommes fréquemment attirés dans le cours de la vie ordinaire par les explications en termes d’intentions, et plus particulièrement d’intentions malfaisantes et cachées. Dans ces schémas - qui emplissent, par exemple, la trame narrative des polars et des romans d’espionnage, comme des films qui s’en inspirent - quelques puissants organiseraient dans l’ombre le cours du monde. Le recours au thème du « complot » valorise ainsi la conscience et la volonté de quelques individus dans l’analyse au détriment de la part non-consciente des phénomènes sociaux comme des multiples circonstances qui ne dépendent pas de nous. A la fascination pour le caché s’ajoute vraisemblablement la difficulté à concevoir la complexité abstraite des processus sociaux, quand justement on ne peut pas mettre un nom de personne sur la dynamique de machineries collectives. Et puis, quand nous revêtons notre casquette militante de transformateur du monde, nous avons du mal à admettre que la volonté (des dominants comme des dominés) n’est pas le principal. Aujourd’hui, cette tendance « conspirationniste » s’incarne tout particulièrement dans le simplisme d’une critique « gauchiste » des médias, telle qu’on peut l’observer chez l’intellectuel américain Noam Chomsky8 ou le journalisme de l’anti-journalisme propre à Serge Halimi9, ou encore sur le site de l’ACRIMED (Action-Critique-Médias : http///WWW.acrimed.org ; auquel participent notamment le philosophe Henri Maler, le sociologue Patrick Champagne et Serge Halimi) ou, pour la version Entrevue et Voici du « gauchisme » de salon, le journal PLPL (Pour Lire Pas Lu : http///WWW.plpl.org ; animé entre autres par Serge Halimi)10. Cette vision des médias est fondée sur « la manipulation », consciente et dans les coulisses, par quelques individus en « connivence » et en « réseaux ». Elle n’utilise pas en général les mots « complot » ou « conspiration », mais recourt à un vocabulaire et à des constructions de phrase qui en suggèrent le sens. Il faut certes opérer ici une distinction essentielle dans la galaxie conspirationniste : un auteur honorable et courageux comme Noam Chomsky s’inscrit dans une logique de débat rationnel et argumenté alors que PLPL n’hésite pas à recourir aux insultes, aux rumeurs et aux informations erronées. C’est une différence intellectuellement considérable : on a un schéma narratif analogue, mais une divergence radicale quant à l’éthique du travail intellectuel (Chomsky représentant justement une figure de l’éthique intellectuelle au sein de la gauche radicale et PLPL sa négation pratique et nauséabonde, empruntant à la rhétorique des procès staliniens).

Les trous de mémoire sociologiques de Patrick Champagne

Dans une note de lecture (« Les journalistes sont-ils tous des vendus ? », Charlie Hebdo, n°617, 14 avril 2004) consacrée à un récent livre de la philosophe et professeure de science politique Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie (Paris, Payot, collection « Critique de la politique », 2004), j’ai mis l’accent sur une différence introduite par Muhlmann entre deux types de critiques des médias : celle basée principalement sur l’intentionnalité cachée de « journalistes malfaiteurs » alliés aux « puissants » (celle développée par Noam Chomsky ou Serge Halimi) et celle proposant une lecture structurelle des médias, centrée sur le décryptage de mécanismes collectifs de domination, entretenant inconsciemment des stéréotypes dans l’activité journalistique (celle esquissée par Pierre Bourdieu dans Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1996). Patrick Champagne a réagi violemment sur le site de l’ACRIMED (« Philippe Corcuff, critique "intelligent" de la critique des médias », mis en ligne le 19 avril 2004) en me taxant de « faussaire », pour au moins deux raisons : 1e) en récusant la présence de la thématique du « complot » chez Chomsky et Halimi, car le mot même de « complot » ne figurerait pas dans leurs textes et que ceux-ci nieraient même le recours à un tel schéma, et 2e) parce que Bourdieu aurait publié le livre d’Halimi dans sa collection Liber-Raisons d’Agir (suggérant ainsi que cela suffirait à établir, sur le plan théorique, le rapprochement de leurs analyses respectives des médias). J’ai déjà répondu à ses allégations sur le plan du procès en sorcellerie qui m’est fait (« Au bon sens stalinien », Charlie Hebdo, n°619, 28 avril 2004). Mais comme les procès de type staliniens ne finissent jamais, le procureur-adjoint Henri Maler a continué d’enfoncer le clou de ma condamnation sur le site de l’ACRIMED (« Une crise de nerfs de Philippe Corcuff », mis en ligne le 5 mai 2004 ; l’accusé de ce type de procès est souvent affecté de « fragilités » et de « troubles psychologiques » devant faire l’objet d’un « traitement médical »...), en réitérant les accusations de « faux » à mon égard. Après avoir fait mon « autocritique » dans le n° de Charlie Hebdo mentionné, je ne peux que laisser le processus d’excommunication se poursuivre. Je voudrais seulement noter ici quelques incohérences de Patrick Champagne, cette fois sur le plan proprement sociologique que je n’ai pas jusqu’à présent abordé :

1°) A propos de la dénégation de la présence d’une rhétorique du « complot » dans les analyses de Noam Chomsky et de Serge Halimi : Dans un manuel de sociologie dont il est le coauteur, Initiation à la pratique sociologique11, Champagne affirme, dans la lignée du thème de « la rupture épistémologique » défendu par Pierre Bourdieu, que la « coupure entre les représentations sociales du sens commun et le discours savant est fondamental » et que « le sociologue ne peut construire ses objets qu’en rompant avec ce qui se donne spontanément à lui » (p.165). Il élargit même cette « rupture » à des textes se présentant comme savants, car, selon lui, « il existe aujourd’hui un véritable "sens commun savant", sorte de mélange de sens commun ordinaire et de produits des sciences sociales » (p.165). Et dans cet effort pour « déconstruire » de tels produits « demi-savants », le sociologue doit essayer de mettre au jour leurs « présupposés inconscients » (p.182), relevant du « caché » et se camouflant « sous l’apparence » (p.184). Au lieu de prendre la distance épistémologique qu’appellerait l’analyse des discours de Chomsky ou d’Halimi, selon la démarche qu’il conseille aux sociologues-débutants, Champagne se contente sur le site de l’ACRIMED d’enregistrer « ce qui se donne spontanément à lui » (comme l’usage ou non du mot « complot »), préférant spontanément la véracité du conscient et de l’ « apparence » (la dénégation de « la théorie du complot ») à l’ « inconscient » et au « caché ». Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’épistémologie de « la rupture épistémologique »12, mais il n’est pas complètement illégitime de demander à Champagne de manifester une certaine cohérence avec les règles épistémologique qu’il enseigne aux futurs sociologues.

2°) A propos du rapprochement entre la sociologie de Pierre Bourdieu et les analyses de Serge Halimi : On ne peut faire l’injure à Patrick Champagne, qui a travaillé de nombreuses années auprès de Pierre Bourdieu, de supposer qu’il méconnaisse les concepts de « violence symbolique », d’ « habitus » et de « champ » qui ont contribué à structurer l’analyse du monde social en général, et du monde journalistique en particulier, proposée par Bourdieu. Or ces concepts mettent l’accent sur les dimensions non-conscientes des logiques de domination, à l’extérieur et à l’intérieur des personnes. Certes, Champagne, dans un séminaire de sociologie, devant des pairs, pourrait difficilement suggérer, comme il le fait sur le site militant de l’ACRIMED, l’existence d’une équivalence entre la sociologie structurelle de Bourdieu et les analyses intentionnalistes-pamphlétaires d’Halimi. Pourquoi se le permet-il alors face à un public militant de non-spécialistes ? Y a-t-il là une manifestation de pouvoir symbolique de la part d’un détenteur d’un capital scientifique légitime (aujourd’hui un des trois « responsables éditoriaux » de la revue créée par Pierre Bourdieu, Actes de la Recherche en Sciences Sociales) ? Ou un mépris pour les militants qui pourraient se contenter des simplifications de produits « demi-savants » ?...

D’où pourraient provenir ces deux gros trous de mémoire sociologiques de Patrick Champagne (ma question n’implique pas le philosophe et procureur-adjoint Henri Maler, qui n’est pas censé très bien connaître la sociologie de Bourdieu) ? Je laisse de côté les explications en termes d’ « intérêts » et de « connivences », si souvent maniés dans les usages les plus utilitaristes et les plus simplificateurs de la sociologie de Bourdieu (voir plus bas), trop faciles à retourner ici contre ceux qui en abusent. Il me semble que la logique des « passions » donnerait une base anthropologique plus riche à l’analyse. Car les dynamiques passionnelles peuvent se révéler illimitées (dans le cas de la polémique de Champagne contre moi jusqu’à une hypothétique mise à mort symbolique), alors qu’un « intérêt bien compris » serait susceptible de poser, au contraire, des butoirs13. Parmi la variété des passions, Gilles Deleuze, en commentant Nietzsche, nous aide à tracer un idéal-type du ressentiment, qui pourrait constituer une hypothèse crédible : « L’homme du ressentiment est par lui-même un être douloureux : la sclérose ou le durcissement de sa conscience, la rapidité avec laquelle toute excitation se fige et se glace en lui, le poids des traces qui l’envahissent sont autant de souffrances cruelles. Et plus profondément la mémoire des traces est haineuse en elle-même par elle-même. (...) Le plus frappant dans l’homme du ressentiment n’est pas sa méchanceté, mais (...) sa capacité dépréciative. (...) Nous devinons ce que veut la créature du ressentiment : elle veut que les autres soient méchants, elle a besoin que les autres soient méchants pour pouvoir se sentir bonne. Tu es méchant, donc je suis bon (...) »14. . La rhétorique du « complot », et l’approche intentionnaliste et homogénéisatrice des médias qu’elle alimente, constitue sans doute une des faiblesses intellectuelles du mouvement altermondialiste en cours d’émergence. Elle se présente même comme une régression « pré-marxiste » (valorisant l’intentionnalité de quelques acteurs « puissants » au détriment des structures sociales et de leurs dynamiques inintentionnelles) de la critique sociale. Si cette critique des médias a une part de vérité (il y a bien de la conscience, des intentions, des volontés et des « connivences », mais ce n’est qu’un des fils participant à la production de la réalité sociale), c’est son ambition totalisante qui échoue en général à rendre compte de la diversité du réel observable, surestimant trop la composante consciente des logiques sociales comme leur cohérence. C’est comme si ces critiques du néolibéralisme partageaient certains présupposés libéraux de leurs adversaires, c’est-à-dire une conception des processus sociaux et historiques dérivant des calculs conscients des individus (à la manière de la figure de l’homo œconomicus et de son calcul coût/avantages). Or, justement la sociologie de Bourdieu fourmille de mises en garde contre les explications par « le complot ».

Dès Le métier de sociologue, en 1968, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon soulignent ainsi les facilités d’un schéma « comme celui de la "manipulation" ou du "complot" (...) reposant en définitive sur l’illusion de la transparence, a la fausse profondeur d’une explication par le caché »15. Ailleurs, Bourdieu indique que « les mécanismes sociaux ne sont pas le produit d’une intention machiavélique ; ils sont beaucoup plus intelligents que les plus intelligents des dominants »16. Si les concertations partielles entre dominants existent, elles ne constitueraient donc qu’une part, et une part secondaire, dans les modes de domination. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tendances unificatrices dans les univers sociaux, mais que celles-ci procèdent plutôt de ce qu’il appelle une « orchestration sans chef d’orchestre », c’est-à-dire de pratiques « collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre »17. Bourdieu ne nie pas ainsi les dimensions conscientes, intentionnelles et volontaires de l’action, mais en fait des réalités secondes. Comme la politique de Machiavel ou la philosophie de Spinoza, la sociologie de Bourdieu est sensible aux fragilités de l’action humaine face à ce qui lui échappe. Et puis chez Bourdieu, il y a une part non-consciente dans les processus sociaux à travers la notion d’habitus. L’habitus, ce sont les dispositions souvent non-conscientes que l’individu intériorise au cours de sa socialisation (famille, école, travail, etc.) et qui l’amènent à percevoir, penser et agir d’une certaine manière, malgré lui.

Limites de la notion de « système » : le défi de la pluralité

La société est constituée chez Bourdieu par une variété de champs sociaux autonomes : champ économique, mais aussi champ politique, champ technocratique, champ journalistique, champ intellectuel, champ religieux, etc. Un champ, c’est une sphère de la vie sociale qui s’est progressivement autonomisée à travers l’histoire autour de relations sociales, d’enjeux, de ressources et de rythmes temporels propres, différents de ceux des autres champs. Les gens ne courent ainsi pas pour les mêmes raisons dans le champ économique, dans le champ politique, dans le champ artistique, dans le champ sportif ou dans le champ religieux. Chaque champ est structuré par des rapports de domination, des luttes entre dominants et dominés. Cette pluralité de formes de domination renvoie à des mécanismes spécifiques de capitalisation de ressources propres aux différents champs : pas seulement le capital économique, mais aussi le capital culturel, le capital politique, etc. On n’a pas chez Bourdieu une représentation unidimensionnelle de l’espace social - comme tendanciellement chez nombre de « marxistes », autour d’une « infrastructure » (économique déterminante) et d’une « superstructure » (idéologique, politique et juridique déterminée). Mais on a plutôt une représentation pluridimensionnelle - le monde social est constitué d’une pluralité de champs autonomes. On a en germe chez Bourdieu une théorie des capitalismes au sein d’une même formation sociale (comme la société française) et non du capitalisme (au sens principalement économique). Des capitalisations s’articuleraient de manière complexe au sein d’une formation sociale. La domination masculine révèle une spécificité dans sa généralité : elle traverse la plupart des champs sociaux, au sein desquels elle vient ajouter son poids aux mécanismes de domination propres au champ concerné18.

Quelles sont les relations complexes entre cette pluralité de capitalisations et de dominations au sein d’une formation sociale ? Ce point est simplement suggéré chez Bourdieu. Elles apparaissent tout à la fois autonomes les unes par rapport aux autres, parfois en concurrence (comme le conflit classique entre détenteurs du capital économique et détenteurs du capital culturel, hommes d’affaires et intellectuels) et elles sont aussi reliées par divers modes d’intrication (par exemple, certains cumulent capitaux économiques, culturels et politiques légitimes, tandis que d’autres sont « exclus » de la plupart de ces capitaux légitimes). Tous les champs n’ont pas le même poids dans une formation sociale, et Bourdieu rappelle souvent l’importance du champ économique. Mais la notion d’autonomie indique que ce qui se passe dans le champ politique (ou dans le champ religieux) n’est pas nécessairement, même « en dernière instance », commandé par ce qui se passe dans le champ économique ou que la domination culturelle (ou la domination masculine ou la domination des homosexuels) ne dépend pas nécessairement, même « en dernière instance », de la domination économique. Ainsi la domination du capital économique sur le travail et le mouvement d’expansion de la marchandise qui lui est associé constitueraient bien un des fils principaux de nos sociétés contemporaines bien identifié par le mouvement altermondialiste. Mais ce fil ne posséderait pas la clé d’avenir des autres fils, même les plus « secondaires ». Certes, les progrès de la marchandisation peuvent réduire le degré d’autonomie d’un champ (ou de secteurs d’un champ) par rapport au champ économique (c’est aujourd’hui le cas dans le champ journalistique, avec la concentration économique croissante des médias), mais cela ne signifie pas que l’ensemble des pratiques fonctionnent comme un « tout » unifié. Il faut rester attentif aux contradictions des ordres dominants (au pluriel).

Sous les coups de butoir de la pluralité (des champs sociaux, de leurs hétérogénéités et de leurs temporalités propres), les notions de « totalité » et de « système », en tant que prétentions intellectuelles à saisir l’ensemble des logiques sociales autour d’une architecture cohérente et fonctionnelle, tendent donc à s’effacer dans la sociologie de Bourdieu. Ce pluralisme a-systémique de Bourdieu est alors en mesure de nourrir une piste esquissée par Michel Foucault pour généraliser sur un autre mode que « la totalité », en n’écrasant donc pas la pluralité : la mise en cause des totalisations s’efforçant de resserrer « tous les phénomènes autour d’un centre unique » au profit d’une approche « générale » qui « déploierait au contraire l’espace de dispersion »19. Bourdieu, à la suite de Foucault, nous ouvrirait donc le chemin d’un autre global, à l’écart de « la totalité » hégéliano-marxiste.

Bourdieu esquisse ainsi une approche originale d’un global pluriel de manière, à mon sens, plus fine, plus adaptée à la démarche empirique-théorique des sciences sociales et plus pertinente que l’ouvrage théorique qui a aujourd’hui un grand écho dans le mouvement altermondialiste, je veux parler d’Empire de Michael Hardt et Antonio Negri20. Car Hardt et Negri vont justement chercher, pour assouplir leur « marxisme », du côté de la pluralité propre au « nietzschéisme français » de Gilles Deleuze et Michel Foucault. Mais, à mon avis, ils loupent au final cette confrontation heuristique, en se contentant de juxtaposer : 1e) un « marxisme » hyper-systémique et hyper-fonctionnaliste (pour penser « l’Empire », le système des système qui n’aurait plus d’extérieur et intègrerait « tout »), et 2e) une dissémination d’inspiration nietzschéenne (pour appréhender ce qui serait « le nouveau sujet révolutionnaire » : « la Multitude », complètement éclatée, sans guère de points d’appui pour la coordination et la convergence des identités et des intérêts). Ils oublient ainsi, dans cette juxtaposition, d’interroger la tradition « marxiste » et la tradition « nietzschéenne » l’une par l’autre, ce qui obligerait à des déplacements réciproques. Les outils conceptuels forgés par Bourdieu permettent mieux de relever ce défi, en invitant à penser ensemble la globalité et la pluralité, mais sans la rigidité (« marxiste ») du « système », ni la fragmentation (d’inspiration nietzschéenne) dans l’approche des luttes des opprimé-e-s.

Une lecture constructiviste des classes sociales

Les formes les plus standardisées de « marxisme » ont donné une vision tendanciellement objectiviste et économiste des classes sociales ; celles-ci existant « objectivement », car inscrites dans « l’infrastructure économique » de la société. C’est notamment contre cette lecture que des approches dites « constructivistes » (c’est-à-dire en terme de construction historique et sociale des groupes sociaux) vont se développer, notamment celle de Bourdieu, qui bénéficiera tant des travaux antérieurs de l’historien britannique Edward P. Thompson sur La formation de la classe ouvrière anglaise21 que de la recherche de son collaborateur de l’époque, Luc Boltanski, sur Les cadres - La formation d’un groupe social22.

Bon connaisseur de Thompson, Bourdieu va amplifier les éléments de sociologie constructiviste des groupes sociaux à l’œuvre dans le travail historique du britannique, mais dans un cadre nettement « post-marxiste » qui n’était pas celui d’un Thompson qui avait gardé une référence « marxiste ». Bourdieu a tout d’abord amorcé des réflexions en ce sens à la fin des années 1970 et au début des années 1980 sur au moins deux plans. Premièrement, il a insisté sur l’importance des luttes de classements sociaux dans ce que sont effectivement les différences de classes dans une société donnée. C’est-à-dire les luttes symboliques autour de la définition des classes et de leurs frontières, qui constituent une des modalités des « luttes de classes ». On peut appeler cela le travail symbolique de construction et de dé-construction des groupes23. Deuxièmement, il a mis l’accent sur la contribution de la représentation politique à l’existence des groupes sociaux. C’est-à-dire l’action des représentants, des porte-parole portant la parole du groupe dans des espaces publics, au sein d’associations, de syndicats, de partis, etc. On peut nommer cela le travail politique de construction des groupes24.

A la suite des Cadres de Boltanski - travail constructiviste sur les groupes sociaux le plus systématique d’un double point de vue empirique et théorique - Bourdieu25 reviendra théoriquement sur la question des classes, en distinguant : 1e) la classe probable, celle qui existe potentiellement dans la proximité des conditions d’existence et que le sociologue dessine « sur le papier » à partir d’une série d’indicateurs empiriques, et 2e) la classe mobilisée, dotée de porte-parole, d’institutions et de visions du monde communes. A la différence de la séparation classique, propre à une certaine tradition hégéliano-marxiste, entre « classe en soi » (objective et économique) et « classe pour soi » (subjective et politique), le passage de la première à la seconde n’est pas nécessaire et le rapprochement des plus éloignés socialement n’est pas impossible. Et puis, il y a pour Bourdieu plusieurs façons de construire « sur le papier » une classe probable. Lui-même a cherché à complexifier les schémas d’inspiration marxiste dans La distinction, en croisant le volume de capital économique avec le volume de capital culturel.

Pour résumer, on peut dire que, dans les sociologies constructivistes des classes sociales - auxquelles a participé Bourdieu -, les groupes et les clivages sociaux sont vus comme des construits sociaux, dotés d’une épaisseur historique plus ou moins activée dans la vie quotidienne. Le double travail symbolique et politique apparaît alors central dans ce qui n’est qu’une homogénéisation relative d’expériences et d’intérêts plus ou moins disparates. Dans cette perspective, le problème n’est en général pas de savoir si telle ou telle classe (par exemple « la classe ouvrière ») existe ou n’existe plus, mais dans quelle mesure, à quel degré, elle a une inscription dans le réel. Ces nouvelles lectures n’avancent pas, non plus, que les clivages sociaux sont arbitraires ou qu’ils n’existent qu’au niveau des idées. Le travail politique et symbolique d’unification relative opère à partir de réalités inscrites dans les situations sociales concrètes et dans l’objectivité des expériences quotidiennes, mais en n’en sélectionnant que certains traits (au détriment d’autres, eux aussi présents dans l’expérience mais non-politisés), qui deviennent alors les traits pertinents dans une construction générale dotée d’une dynamique propre. Cette réorientation de la sociologie des groupes sociaux nous permet de sortir de la polarisation entre ceux qui affirment « l’unité objective » des classes dominées (nombre de « marxistes ») ou, au contraire, leur éclatement (par exemple, sous la figure negriste de « la Multitude »).

Une approche de la singularité individuelle : l’habitus

Si le renouvellement de la critique sociale porté par Bourdieu est souvent méconnu, c’est aussi le cas de son approche de la singularité individuelle. Tant une partie des « pour » qu’une partie des « contre » ont tendance à converger en faisant de la notion d’habitus le bulldozer du collectif contre l’individualité. Nombre d’adversaires et de défenseurs de Bourdieu préfèrent les rituels - rituels de diabolisation pour les « contre » et rituels de divinisation pour les « pour » - plutôt que de tenter de faire travailler la sociologie de Bourdieu, jusque dans ses hésitations et ses contradictions. Ainsi, si l’on repère bien chez Bourdieu des formulations affichant l’écrasement du singulier sous le commun, on trouve aussi chez lui une amorce de lecture sociologique de l’individualité.

Le sens pratique (op. cit., 1980) constitue une des élaborations les plus intéressantes de la sociologie de Bourdieu, tout particulièrement pour la notion d’habitus. Je rappelle que l’habitus y est défini à peu près comme le système de dispositions durables et transposables acquis par un individu au cours des différentes phases de sa socialisation (famille, école, travail, etc.). Or ce livre propose des formulations contradictoires, une diversité de fils. Ainsi le fil de la réduction du singulier au profit du collectif est présent. Par exemple, lorsque Bourdieu caractérise la sociologie dans la préface comme « forçant à découvrir l’extériorité au cœur de l’intériorité, la banalité dans l’illusion de la rareté, le commun dans la recherche de l’unique » (pp.40-41).

Toutefois le plus intéressant, le plus porteur de nouveauté pour les débats récurrents opposant en sciences sociales les structures collectives à la singularité individuelle, ne se situe pas dans ce premier fil, mais dans un autre. Bourdieu l’explicite en précisant les différences entre les habitus de classe et les habitus individuels. Il y a des habitus de classe, nous dit-il, car il y a des « classe(s) de conditions d’existence et de conditionnements identiques ou semblables » (p.100). Les personnes participant à un même groupe social ont des probabilités de faire une série d’expériences communes. L’ensemble des expériences probablement communes à un groupe, c’est justement l’habitus de classe de ce groupe. Mais cet habitus de classe constitue un découpage collectif (les expériences probablement communes à un ensemble d’individus) et non pas ce que l’on retrouve dans chaque unité individuelle. D’où la différence essentielle entre habitus de classe et habitus individuel. Car, précise Bourdieu, « il est exclu que tous les membres de la même classe (ou même deux d’entre eux) aient fait les mêmes expériences et dans le même ordre » (ibid.). C’est pourquoi « Le principe des différences entre les habitus individuels réside dans la singularité des trajectoires sociales, auxquelles correspondent des séries de déterminations chronologiquement ordonnées et irréductibles les unes aux autres : l’habitus (...) réalise une intégration unique » (pp.101-102).

Singularité, irréductibilité, unicité : l’habitus ce n’est donc pas seulement le bulldozer du collectif contre le singulier. Si, au-delà de certaines hésitations de Bourdieu lui-même, on centre notre attention sur la force paradoxale du chemin ainsi esquissé, l’habitus devient porteur d’un formidable défi : penser le collectif et le singulier, le collectif dans le singulier, à travers un véritable singulier collectif, c’est-à-dire un assemblage singulier de morceaux collectifs. Chacun de nous renverrait, si l’on suit cette pente théorique, à une singularité faite de collectif. L’habitus, ce serait en quelque sorte une individuation, à chaque fois irréductible, de schèmes collectifs. Nous ne serions fabriqués que d’expériences collectives, de nos relations avec les autres, mais la somme de ces expériences et leur ordre nous rendraient complètement singuliers, uniques.

Empiriquement, le défi du singulier collectif a été relativement peu sollicité par Bourdieu. On doit noter principalement le traitement du cas du philosophe Martin Heidegger dans L’ontologie politique de Martin Heidegger (Paris, Minuit, 1988), la confrontation avec le cas Flaubert dans Les règles de l’art (Paris, Seuil, 1992) et les entretiens de La misère du monde (op. cit., 1993).

Si l’on prend au sérieux les limites de tout travail intellectuel, on ne peut pas faire toutefois de l’habitus un point d’achèvement de la sociologie de la singularité. D’ailleurs, les concepts sociologiques ne sont pas seulement utiles par ce qu’ils font voir, mais aussi par leurs zones d’ombre et leurs insuffisances. On doit alors s’intéresser, selon Jean-Claude Passeron, tant à leurs « adéquations » qu’à leurs « inadéquations » au phénomène travaillé26. Il est donc possible, dans le travail intellectuel, de transformer les obstacles en ressources et de prendre appui sur les limites d’une approche pour ouvrir de nouvelles pistes. Les bornes du champ de vision offert par la sociologie de l’habitus sur la singularité nous invitent, ce faisant, à nous ouvrir à d’autres types de problématisation. Avec Bourdieu, hors de Bourdieu.

Un sociologue-philosophe

Pierre Bourdieu a d’abord eu une formation de philosophe, et, à travers le travail proprement scientifique du sociologue, des thèmes philosophiques ont continué à travailler son œuvre de manière plus ou moins apparente. Les Méditations pascaliennes, ouvrage publié par Bourdieu en 1997 (Paris, Seuil), en constitue un exemple magistral. Le renouvellement de la critique sociale par Bourdieu a donc également des composantes philosophiques. Certains aficionados présentent Bourdieu comme un anti-philosophe ou quelqu’un qui aurait « dépassé la philosophie ». Plus modestement, on pourrait dire qu’il a aussi bâti sa sociologie avec des matériaux philosophiques, parfois explicitement, parfois plus implicitement.

Je m’arrêterai alors, dans cet avant-dernier point de mon texte, sur les anthropologies philosophiques plus ou moins implicites ou explicites alimentant ses critiques sociologiques du monde social. J’entendrai ici « anthropologies », non au sens moderne d’une branche des sciences sociales, mais au sens philosophique plus classique d’une conception a priori de la condition humaine, des propriétés des humains et de leurs relations (comme chez Kant). De telles anthropologies philosophique alimentent, le plus souvent de manière implicite les outils scientifiques des sciences sociales. Ne serait-ce que dans la façon de nommer les humains (« acteurs sociaux », « agents sociaux », « individus », « personnes », etc.) ou dans les caractéristiques dont on les dote au départ (« intérêts », « passions », « désirs », « identités », « habitudes », « compétences », etc.). Ces présupposés philosophiques n’empêchent pas le travail scientifique de se déployer, mais le pré-orientent dans certaines directions. D’où l’importance de la réflexivité sociologique, c’est-à-dire du retour réflexif des sociologues sur leurs propres présupposés et sur leurs propres implications sociales vis-à-vis de l’objet étudié, pour mieux délimiter la validité scientifique des savoirs produits. Bourdieu, un des maîtres de la réflexivité sociologique27 - qui nous a même légué après sa mort une Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Raisons d’Agir, 2004) - s’est engagé justement, dans ses Méditations pascaliennes, dans une telle explicitation de hypothèses anthropologiques nourrissant son œuvre. Cette explicitation est demeurée, on le verra, partielle.

Comme je l’ai dit au départ, je ne vois pas a priori une œuvre comme un tout complètement cohérent, mais j’essaye d’être aussi sensible à ses hétérogénéités. C’est ainsi que j’ai repéré trois fils anthropologiques principaux dans la sociologie de Bourdieu, non articulés entre eux, et qui nourrissent plus ou moins différents éléments de ses travaux sociologiques : l’anthropologie des intérêts, l’anthropologie de la lutte contre la mort symbolique et l’anthropologie de la liberté relative par la connaissance des déterminismes sociaux.

Partons de l’anthropologie des intérêts. D’un point de vue théorique, la notion d’intérêt est fortement associée à celle de champ chez Bourdieu. Les champs, ce sont donc des espaces autonomisés et institutionnalisés de concurrence entre des agents (individuels et collectifs) dotés de ressources inégales (champ économique, champ politique, champ journalistique, champ intellectuel, etc.). Ces agents apparaissent en compétition autour d’intérêts spécifiques au champ concerné, dans la logique d’accumulation de capitaux eux aussi spécifiques. Une part des caractéristiques de ce concept de champ est alors révélée par l’analogie commerciale de la concurrence qui se déploierait entre les individus et les groupes y participant. Certes, Bourdieu recourt fréquemment à la notion d’intérêt, mais il y a des différences entre sa conception des intérêts et l’intérêt des tenants de l’homo œconomicus. Première différence : les intérêts sont, chez Bourdieu, pluriels (et non unifiés dans la figure d’un homo œconomicus), car distincts en fonction des champs. Deuxième différence : les intérêts sont chez Bourdieu historiques (ils sont constitués historiquement au cours du processus d’autonomisation et d’institutionnalisation d’un champ, et n’ont donc pas un caractère universel et a-temporel comme tendanciellement chez les tenants de l’homo œconomicus). Troisième différence : ces intérêts ne sont pas chez Bourdieu pleinement conscients (comme dans la cas de l’homo œconomicus), mais renvoie à une part principalement non consciente (dans l’habitus). Pourtant, il y a bien présente chez Bourdieu une pente utilitariste active dans le vocabulaire utilisé, qui tend à porter un soupçon sur l’ensemble des activités qui se présentent comme « désintéressées », et donc à projeter une grande équivalence générale (« les intérêts ») sur la diversité des activités humaines. Ce fil utilitariste chez Bourdieu a été un fil beaucoup utilisé par ceux qui ont recouru à sa sociologie dans les sciences sociales, et tout particulièrement dans la science politique française. Chez Bourdieu lui-même, il a nourri, par exemple, ses analyses du champ politique et du processus de professionnalisation politique ou ses analyses du langage en terme de « marché linguistique ». Mais c’est, à mon sens, le fil anthropologique le plus pauvre et le moins spécifique chez lui. Or on peut repérer d’autres fils anthropologiques dans sa sociologie.

Il y a ainsi d’autres fils anthropologiques qui contribuent à tisser la sociologie de Bourdieu, et, sans prétention d’exhaustivité, au moins deux autres. Le sociologue a caractérisé, dans ses Méditations pascaliennes, son anthropologie philosophique de référence comme étant une anthropologie de la lutte contre la mort symbolique. Il l’a défini alors par l’impossibilité d’ « échapper aux jeux qui ont pour enjeu la vie et la mort symboliques » (op.cit., p.281). Ici Bourdieu part d’un non-sens originel caractérisant la condition humaine, qui ne renverrait à aucune nécessité divine ou naturelle. Le sociétés humaines seraient alors amenées à produire socialement un sens collectif et individuel afin, nous dit Bourdieu, de s’« arracher au sentiment de l’insignifiance d’une existence sans nécessité » (p.283). C’est à travers les jeux de distinction entre les personnes et les groupes, dans la quête d’une reconnaissance par les autres, que cette production sociale de sens est engagée. Cette anthropologie revêt souvent chez Bourdieu une tonalité tragique, quand il l’identifie, sous l’égide de Pascal, comme une « fiction sociale » (p.286), mettant artificiellement en son centre « l’être perçu » (p.284). Ainsi on le sent à plusieurs reprises tenté de voir cette comédie sociale comme une course-poursuite artificielle, au final vaine, pour la reconnaissance par les autres. Ces ressources anthropologiques nourrissent tout particulièrement les investigations empiriques de La distinction.

Un troisième fil anthropologique repéré donne une place à la question de l’émancipation : l’anthropologie de la liberté relative par la connaissance des déterminismes sociaux. Ce fil anthropologique puise dans la conception originale de la liberté avancée par Spinoza mettant l’accent sur la connaissance de ses propres déterminations, contre l’illusion du « libre-arbitre ». Spinoza avance ainsi dans son Ethique : « Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés »28. La vraie liberté passerait alors par la connaissance des causes qui déterminent nos conduites, et non par leur négation illusoire. Les formulations de Spinoza offrent des prises à des interprétations assez différentes du contenu de cette liberté : s’agit-il d’une simple reprise réfléchie des déterminations par un « sage » qui trouve dans cette connaissance un contentement intérieur, mais sans que ces déterminations ne puissent être modifiées, ou une capacité à changer les déterminations est-elle susceptible de naître de cette connaissance ?

Les termes de cette alternative ont été déplacés dans la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, au sein de laquelle le lien entre l’activité de la raison et le changement de la condition humaine a été explicitement posé29. Ce fil anthropologique peut alors être interprété comme une version de Spinoza déplacé par les Lumières. Bourdieu peut ainsi conclure la préface du Sens pratique : « la sociologie (...) offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer ne fût-ce que par la conscience des déterminations, à la construction autrement abandonnée aux forces du monde de quelque chose comme un sujet » (op. cit., p.41). Ce fil anthropologique, plus optimiste et laissant ouverte une émancipation relative, a nourri tout d’abord l’épistémologie de la réflexivité sociologique de Bourdieu. Il a aussi une grande place dans les ponts lancés entre sa sociologie et ses engagements publics. Il écrit, par exemple, dans le post-scriptum de La misère du monde : « ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire » (op. cit., p.944).

Limites d’une sociologie des dominations

Comme l’a noté Bourdieu lui-même, « On ne doit pas attendre de la pensée des limites qu’elle donne accès à une pensée sans limites »30. On peut donc repérer des limites dans ses propres travaux. Je m’arrêterai ici sur une seule dimension. Il y a chez Bourdieu un double risque domino-centré, au sens où ses analyses sont arc-boutées sur le concept de « domination », même si cette domination est pluralisée en une diversité de modes de domination, qui ne vont pas tous dans le même sens, ne sont pas nécessairement fonctionnels les uns par rapport aux autres. Premièrement, la sociologie de Bourdieu peut apparaître domino-centrée au sens des sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron31. Pour Grignon et Passeron, il s’agit d’une tendance à enfermer les pratiques populaires, et les pratiques des dominé-e-s en général, dans le regard des dominants. Par exemple, une notion comme « capital culturel » ne percevrait dans les cultures populaires que des carences vis-à-vis de la culture socialement la plus légitime.

Deuxièmement, on peut aussi dire que la sociologie de Bourdieu est domino-centrée dans sa focalisation trop exclusive sur la notion même de domination, et donc peu attentive aux relations quotidiennes mal thématisables à partir de cette notion (comme la coopération, la civilité, le sens de la justice, l’amour, les passions, l’imaginaire, etc.). Ces formes d’expérience s’avèrent pas ou peu visibles quand on chausse les lunettes sociologiques de Bourdieu. Il faudrait aller chercher du côté des nouveaux développements de la sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot32 pour retrouver une acuité visuelle sur ces terrains négligés par la critique des dominations. On pourrait aussi regarder du côté de l’approche de l’imaginaire élaborée par Cornélius Castoriadis33. Or, pour une perspective d’émancipation, il peut être justement utile de savoir que tous les rapports sociaux ne sont pas soumis à des logiques de domination, et qu’il y a donc, déjà dans la réalité existante (dans des relations quotidiennes ou dans l’imaginaire), des points d’appui pour la confection d’un autre monde. On retrouverait alors une inspiration de Marx : transformer la société à partir de ses contradictions réelles et non simplement d’une aspiration utopique ; les rêves plongeant leurs racines, chez Marx, dans la réalité pour être en mesure de la soulever.

En guise de (provisoire) conclusion

Si Bourdieu me semble, sur toute une série d’aspects, nous mener au-delà de Marx, car permettant d’affiner et de pluraliser les outils de critique sociale issus des traditions marxienne et « marxistes », il se trouve sur le plan de l’émancipation en partie en deçà de Marx. En fait, un auteur n’en « dépasse » jamais complètement un autre, car les « avancées » intellectuelles se payent aussi souvent de « reculs ». C’est pourquoi la démarche que j’avance ne prétend pas non plus « dépasser » Bourdieu, ni ne signifie que des auteurs bien plus solides que moi comme Castoriadis ou Boltanski et Thévenot permettent de le « dépasser ». Outre qu’il serait ridicule pour un petit artisan du travail intellectuel (comme moi) de se comparer au « géant » (comme Bourdieu) sur les épaules duquel il s’est maladroitement juché, la thématique du « dépassement » d’un auteur par un autre auteur dans une logique évolutionniste apparaît particulièrement inadaptée dans les sciences sociales. Comme l’a noté Jean-Claude Passeron, « La sociologie n’a pas et ne peut prendre la forme d’un savoir cumulatif, c’est-à-dire d’un savoir dont un paradigme théorique organiserait les connaissances cumulées »34. Les sciences sociales sont structurellement caractérisées par un pluralisme théorique, du fait de la mobilité historique de leur objet (les relations sociales)35. Les gains de connaissance apportés par de nouvelles conceptualisations ont alors pour contreparties des pertes. On n’a pas simplement un « avant » qui serait englobé dans un « après ». Si j’ai utilisé, de manière provocatrice, les qualificatifs de « post-marxiste » (ou de « pré-marxiste ») et de « post-bourdieusien », c’est pour pointer des déplacements nouveaux, mais sans pour autant endosser le schéma évolutionniste qu’ils suggèrent (d’où le recours aux guillemets). On aurait plus justement des déplacements de perspectives et de concepts, des tentatives de sortie des routines existantes afin de rendre visibles d’autres aspects de la réalité, offrant d’autres appuis aux action émancipatrices. Les divers dogmatismes tentent de s’opposer à ces mouvements de la science sociale au nom de « la seule théorie juste », présentée comme le point d’accomplissement du mouvement uniforme des théories. A l’écart de ces dogmatismes, l’épistémologie avancée par Jean-Claude Passeron ces vingt dernières années m’a inspiré une conception pragmatique, mobile et pluraliste des sciences humaines et sociales, continuant toutefois à s’orienter, contre les pentes relativistes et la dissolution « post-moderne » de la notion de « vérité scientifique », par rapport à un horizon de rigueur.

La fidélité critique à une grande sociologie comme celle de Pierre Bourdieu, ce serait alors de tenter de poursuivre, avec les modestes moyens qui sont les nôtres, l’exploration des chemins qu’il a contribué à ouvrir, y compris dans de nouvelles directions, parfois contre Bourdieu lui-même. Alors, que restera-t-il de la sociologie de Pierre Bourdieu dans quinze ans ? Espérons : a) sur le plan de l’enseignement, une œuvre classique faisant partie du patrimoine de la sociologie (comme celle de Marx, Durkheim, Weber, etc.) ; b) sur le plan de la recherche, le point de départ de multiples sentiers nouveaux, et non pas la répétition dogmatique de « recettes » intemporelles ; et c) sur le plan des relations entre sciences sociales et engagement politique, des fécondations réciproques, loin des frilosités, des enfermements ou du surplomb académiques, du côté universitaire, et de l’anti-intellectualisme, du côté des mouvements sociaux.

Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC, chroniqueur de Charlie Hebdo, a publié concernant la sociologie de Pierre Bourdieu (ouvrages et articles traitant de la sociologie de Bourdieu ou incluant des textes consacrés à la sociologie de Bourdieu) :

2004 * « Ouverture », « Habitus et défi de la singularité individuelle », participation au débat « Bourdieu après Bourdieu » et « Glossaire des principales notions utilisées et/ou forgées par Pierre Bourdieu », dans Pierre Bourdieu : les champs de la critique, ouvrage collectif avec le conseil scientifique de Philippe Corcuff, Paris, Bibliothèque Publique d’Information Centre Georges Pompidou, collection « BPI en actes », 286 pages

* Prises de tête pour un autre monde - Chroniques, dessins de Charb, Paris, Textuel, collection « La Discorde », 208 pages

* « Marx, Bourdieu, l’individualisme contemporain et la social-démocratie libertaire - Dialogue avec Antoine Artous », Critique Communiste (revue de la LCR), n°172, printemps 2004

2003 * Bourdieu autrement - Fragilités d’un sociologue de combat, Paris, Textuel, collection « La Discorde », 144 pages

2002 * Note de lecture sur Célébration du génie colérique - Tombeau de Pierre Bourdieu de Michel Onfray (Galilée, 2002), Rouge (hebdomadaire de la LCR), n°1991, 7 novembre 2002

* « Usages utilitaristes de la sociologie de Pierre Bourdieu dans la science politique française », Revue Suisse de Science Politique, vol. 8, n°2, été 2002

* « Marx/Bourdieu : allers-retours sur la question des classes », ContreTemps, n°4, mai 2002

* « La sociologie de Bourdieu ou la radicalité complexe », SUD Éducation - Le journal, n°140, mars-avril 2002

* « Les engagements de Pierre Bourdieu », Ras l’front, n°86, février-mars 2002

2001 * « Marx et les sociologies critiques : les voies d’un dialogue dans l’après-décembre 1995 », introduction au dossier « Le retour de la critique sociale - Marx et les nouvelles sociologies », ContreTemps, n°1, mai 2001

2000 * Philosophie politique, Paris, Nathan, collection « 128 » (traduction en langue portugaise pour le Portugal et le Brésil , Mem Martins : Publicaçoes Europa-America, colecçao « Saber », 2003)

* « Regards critiques », dans Dossier : « Le monde selon Bourdieu », Sciences Humaines, n°105, mai 2000 (republié sous le titre « Respect critique », dans le n° hors série sur « L’œuvre de Pierre Bourdieu », Sciences Humaines, 2002)

1999 * « Le collectif au défi du singulier : en partant de l’habitus », dans Bernard Lahire (éd.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu - Dettes et critiques, Paris, La Découverte (réédition en 2001 dans La Découverte/Poche)

* « Acteur pluriel contre habitus ? A propos d’un nouveau champ de recherches et de la possibilité du débat en sciences sociales », Politix, n°48, 4° trimestre 1999

1998 * Avec Daniel Bensaïd : « Le diable et le Bourdieu », Libération, 21 octobre 1998

* « Lire Bourdieu autrement », Magazine littéraire : « PierreBourdieu :l’intellectuel dominant ? », n°369, octobre 1998

1996 * « Théorie de la pratique et sociologies de l’action - Anciens problèmes et nouveaux horizons à partir de Bourdieu », Actuel Marx : « Autour de PierreBourdieu », n°20, 2° semestre 1996

1995 * Les nouvelles sociologies - Constructions de la réalité sociale, Paris, Nathan, collection « 128 » (traduction portugaise, Queluz Codex : Sintra-VRAL, colecçao « Heterodoxias », 1997 ; traduction espagnole, Madrid : Alianza Editorial, coleccion « Materiales/Ciencias Sociales », 1998 ; traduction en langue chinoise, Pékin : China Social Sciences Documentation Publication House, 2001 ; traduction en langue portugaise pour le Brésil, Bauru-SP : Editora Da Universidade Do Sagrado Coraçao (EDUSC), coleçao « Humus », 2001 ; traduction en langue russe, Moscou : Editions du Centre de Recherche Sociologique Franco-Russe, 2002)

1993 * Note de lecture sur Réponses de Pierre Bourdieu (Seuil, 1992), Revue Française de Sociologie, vol.34, n°2, avril-juin 1993

1986 * Avec Alain Accardo : La sociologie de Bourdieu - Textes choisis et commentés, Bordeaux, Editions Le Mascaret, 224 pages, 1986 (réédition augmentée avec une nouvelle préface en 1989, 247 pages)

1 - Michel Henry, grand philosophe phénoménologue non « marxiste » écrivait, de manière provocatrice, dans les premières lignes d’un livre original sur Marx (insistant sur la place, selon lui centrale, de la subjectivité corporelle de l’individu vivant chez Marx) peu discuté par les « marxistes » à sa sortie : « Le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx » (Marx, tome 1 : Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, collection « TEL », 1976, p.9). Aujourd’hui, des esprits pénétrés d’orthodoxie travaillent déjà à l’émergence d’un « bourdieusisme » assez semblable.

2 - L’équilibre entre dettes et critiques vis-à-vis de la sociologie de Pierre Bourdieu est justement au cœur d’un ouvrage collectif dirigé par Bernard Lahire (Le travail sociologique de Pierre Bourdieu - Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999 ; réédition en poche en 2001 augmentée d’un texte de l’économiste Olivier Favereau) ; cet esprit se retrouve aussi dans des usages faits de la sociologie de Bourdieu par François de Singly (« Bourdieu : nom propre d’une entreprise collective », Magazine littéraire : « Pierre Bourdieu, l’intellectuel dominant ? », n°369, octobre 1998, et « Une autre façon de faire de la théorie », Sciences Humaines, n° spécial : « L’œuvre de Pierre Bourdieu », 2002), Sylvia Faure (Apprendre par corps - Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000), Jean-Claude Kaufmann (Ego - Pour une sociologie de l’individu, Paris, Nathan, 2001) ou Lilian Mathieu et Violaine Roussel (« Pierre Bourdieu et le changement social », ContreTemps, n°4, mai 2002). Le travail avait été préparé par les pionniers que furent Michel Dobry (Sociologie des crises politiques - La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1986), dans la sociologie des crises politiques, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le savant et le populaire - Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Etudes » 1989), pour l’analyse des cultures populaires, ou Aaron Cicourel (« Aspects of Structural and Processual Theories of Knowledge », in Craig Calhoun and al. eds., Bourdieu : Critical Perspectives, Cambridge, Polity Press, 1993), au sein de la sociologie cognitive.

3 - Des esprits orthodoxes (comme Patrick Champagne) tentent aujourd’hui d’empêcher l’expression de toute hérésie par rapport à la sociologie de Bourdieu. Ce qui marque leur passion dogmatique, ce n’est pas le contenu de leur lecture de Bourdieu (tout à fait légitime dans une conception pluraliste des sciences sociales), mais leur prétention à incarner « la seule lecture possible », stigmatisant par avance tout écart qui ne pourrait alors être que le produit douteux d’une combinaison de perversités, de mensonges et de manipulations, bref d’une « trahison » guidée par des appétits malsains (comme le goût de la renommée personnelle, la recherche de la visibilité médiatique, la quête du pouvoir universitaire, etc.). D’autres chercheurs, dont l’usage de la sociologie de Bourdieu est pourtant proche des premiers, continuent toutefois à s’inscrire dans la tradition du débat rationnellement argumenté, en acceptant donc la confrontation avec des interprétations diversifiés. C’est en particulier le cas de Gérard Mauger et de Bertrand Geay dans le volume collectif Pierre Bourdieu : les champs de la critique, récemment édité (2004) par la Bibliothèque Publique d’Information et le Centre Pompidou (les actes du colloque organisé par la BPI sous mon conseil scientifique les 28 février-1e mars 2003).

4 - Voir Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°62-63, juin 1986.

5 - Paris, Gallimard, 1969.

6 - « Analogie, connaissance et poésie », Revue Européenne des Sciences Sociales, tome XXXVIII, n°117, 2000, p.20.

7 - Je parle de « marxisme » comme d’une mise en cohérence doctrinale distincte de l’œuvre hétérogène de Marx ; de ce point de vue s’il y a eu des « marxismes », c’est en tant que filiations diversifiées à partir d’un logiciel commun supposant une causalité minimale de l’Economique (les rapports de production) sur l’ensemble des rapports sociaux ; ce qui s’est exprimé dans les formes les plus fines de « marxisme » par la thématique de « la dernière instance » (que jouerait les rapports de production sur les autres rapports sociaux à travers une série de médiations, et non de manière directe comme dans les économismes « marxistes » les plus simplifiés). Voir sur ce point les analyses de Catherine Colliot-Thélène, « Le matérialisme historique a aussi une histoire », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°55, novembre 1984 ; sur les complications de l’œuvre de Marx, à distance de ces « marxismes » dont la cohérence a été lissée autour d’un économisme minimal par une longue série de commentateurs, voir notamment Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme (Paris, Payot, collection « Critique de la politique », 1974), Michel Henry, Marx (tome 1 : Une philosophie de la réalité et tome 2 : Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard, 1976), Jon Elster, Karl Marx - Une interprétation analytique (trad. franç., Paris, PUF, 1989 ; 1e éd. américaine : 1958) ou Michel Vadée, Marx penseur du possible (Paris, Méridiens Klincksieck, 1992) ; pour une lecture insistant sur la figure d’une individualité sociale comme base de la critique du capitalisme (et de ce que Marx appelait « le communisme vulgaire »), contre les interprétations « collectivistes » les plus courantes, voir mon livre La question individualiste - Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Latresne, Le Bord de l’Eau, 2003).

8 - Voir par exemple La fabrication de l’opinion publique - La politique économique des médias américains de Noam Chomsky et Edward S. Herman (trad. franç., Le Serpent à Plumes, 2003 ; 1e éd. américaine : 1988). Chomsky et Herman y récusent, dans les courts passages théoriques du livre (dans ses parties introductives et conclusives) le schéma du « complot », mais de manière contradictoire et hésitante (dans une hésitation entre les deux figures du « tout » : « le système » et « le complot »). Ainsi ils écrivent : « Loin de nous l’utilisation de l’hypothèse d’une conspiration pour expliquer comment fonctionne le monde des médias (...) La plupart des préjugés médiatiques ont pour cause la présélection d’un personnel bien-pensant qui intériorise des idées préconçues (...) » (préface, p.LII). Toutefois, quelques lignes plus bas de la même page, ils avancent : « nous décrivons un système de "marché dirigé" dont LES ORDRES viennent du gouvernement, des leaders des groupes d’affaires, des grands propriétaires et de tous ceux qui sont habilités à prendre des initiatives individuelles et collectives. Ils sont suffisamment peu nombreux pour pouvoir AGIR DE CONCERT (...) » ; et la page suivante : « les médias SE SONT DONNES le mot pour brouiller le contexte de la politique américaine (...) », avec quelques lignes plus avant une citation du philosophe Jacques Ellul : « Le propagandiste ne peut naturellement pas révéler LES INTENTIONS REELLES de ses actes (...) La propagande DOIT VOILER SES VERITABLES DESSEINS. » (p.LIII). Les expressions soulignées par moi pointent le passage à une rhétorique de l’intentionnalité cachée, distincte des mécanismes non-volontaires de domination identifiés plus haut. Dans l’ensemble du livre, les formulations les plus nombreuses sont celles qui suggèrent une action volontaire concertée et cachée comme moteur du processus, et donc ce qu’on peut appeler le schéma rhétorique du « complot » (même si le mot n’y est pas). Par exemple : « S’ils ne le sont pas , c’est que les maîtres qui contrôlent les médias ONT CHOISI DE NE PAS DIFFUSER un tel contenu : ainsi fonctionne le modèle de propagande. » (intro, p.XIX) ou « Ce credo est basé sur des MENSONGES, mais les médias APPROUVENT la définition que donne de ces élections le modèle de propagande de "BIG BROTHER". » (p.115)

9 - Dans Les nouveaux chiens de garde (Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1997). Halimi prétend aussi se situer à l’écart de « la théorie du complot » (p.32), pourtant ce sont bien ses schémas rhétoriques qui alimentent la trame narrative qu’il propose des turpitudes des médias dominants. Ainsi on peut noter des formulations significatives, synthétisant la mise en récit proposée par ce pamphlet, comme : « A l’affirmation d’un "contre-pouvoir" s’est substituée LA VOLONTE d’accompagner les choix de la classe dirigeante (...) » (p.61, souligné par moi). La logique pamphlétaire est souvent travaillée par une rhétorique conspirationniste (voir l’étude historique du linguiste Marc Angenot : La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982). Cette rhétorique n’ôte pas toute utilité, cognitive et politique, à ce genre littéraire, car sa simplicité et son manichéisme nous font voir des choses, par de-là certaines évidences. Mais le problème est plutôt la prétention d’Halimi (à travers PLPL et l’ACRIMED) d’en faire le point de passage obligé de toute critique des médias, et même de toute critique de l’ordre social, une sorte de « critique unique » ou d’ « unique anti-pensée unique », générant alors de multiples procès en sorcellerie contre ceux qui font mine de marcher à côté des clous...

10 - Sur PLPL, voir mon article « De quelques problèmes des nouvelles radicalités en général et de PLPL en particulier », Le Passant Ordinaire, n°36, septembre-octobre 2001 ; à partir de la publication de cet article, auquel les rédacteurs de PLPL ont refusé de répondre avec des arguments comme leur proposait la revue bordelaise Le Passant Ordinaire, j’ai été assez systématiquement insulté dans leurs colonnes...

11 - De Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Dominique Merllié et Louis Pinto, Paris, Dunod, 1989 ; le chapitre 4 rédigé par Champagne s’intitule « La rupture avec les préconstructions spontanées ou savantes », pp.163-220.

12 - Dans le sillage de l’épistémologie de Norbert Elias (voir notamment Engagement et distanciation - Contributions à la sociologie de la connaissance, trad. franç., Paris, Fayard, 1993 ; 1e éd. : 1983), je défends plutôt un équilibre entre rupture et compréhension, distanciation et implication, recherche du caché et prise au sérieux de l’apparaître ; voir « Eléments d’épistémologie ordinaire du syndicalisme » (Revue Française de Science Politique, vol.41, n°4, août 1991), « Sociologie et engagement : nouvelles pistes épistémologiques dans l’après-1995 » (dans A quoi sert la sociologie ?, sous la direction de Bernard Lahire, Paris, La Découverte, 2002) et « Pour une épistémologie de la fragilité - Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques transfrontalières » (Revue Européenne des Sciences Sociales, tome XLI, n°127, 2003).

13 - Sur l’histoire intellectuelle des rapports entre les notions de « passions » et d’ « intérêt », voir Albert Hirschman, Les passions et les intérêts - Justifications politiques du capitalisme avant son apogée (trad. franç., Paris, PUF, collection « Quadrige », 1997 ; 1e éd. américaine : 1977).

14 - Dans Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p.133, p.134 et p.136.

15 - Paris, Mouton/EHESS, 1983, p.39 ; 1e éd. : 1968.

16 - Dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p.111.

17 - Dans Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p.89 et p.99.

18 - Voir La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.

19 - Dans L’archéologie du savoir, op. cit., p.19.

20 - Trad. franç., Paris, Exils, 2000.

21 - Présentation de Miguel Abensour, traduction française, Paris, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Etudes », 1988 ; 1e éd. anglaise : 1963.

22 - Paris, Minuit, 1982.

23 - Voir La distinction - Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

24 - Voir « La représentation politique » (1e éd. : 1981) et « La délégation et le fétichisme politique » (1e éd. : 1984), tous deux repris dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001.

25 - Dans « Espace social et genèse des "classes" » (1e éd : 1984), repris dans Langage et pouvoir symbolique, op. cit.

26 - Dans « L’inflation des diplômes - Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, tome XXIII, n°4, octobre-décembre 1982.

27 - Voir notamment Science de la science et réflexivité (cours du Collège de France 2000-2001), Paris, Raisons d’Agir, 2001.

28 - Trad. franç., Paris, GF-Flammarion, 1965, partie 3, prop.2, scolie, p.139 (1e éd. posthume en 1677).

29 - Voir notamment Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières (trad. franç., Paris, Presses Pocket/« Agora » et Fayard, 1990 ; 1e éd. : 1932).

30 - Leçon sur la leçon (leçon inaugurale au Collège de France), Paris, Minuit, 1982, p.23.

31 - Dans Le savant et le populaire, op. cit.

32 - Pour une présentation de la sociologie des régimes d’action initiée par Boltanski et Thévenot, voir notamment Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences - Trois essais de sociologie de l’action (Paris, Métailié, 1990), Laurent Thévenot, « Pragmatiques de la connaissance » (dans Anni Borzeix et al. éds., Sociologie et connaissance, Paris, Editions du CNRS, 1998) et mon texte « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie » (dans Jocelyn Benoist et Bruno Karsenti éds., Phénoménologie et sociologie, Paris, PUF, 2001).

33 - Voir, entre autres, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

34 - Dans Le raisonnement sociologique - L’espace non-poppérien du raisonnement naturel (Paris, Nathan, 1991, p.364).

35 - Voir aussi Jean-Claude Passeron, « De la pluralité théorique en sociologie - Théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques », Revue Européenne des Sciences Sociales, tome XXXII, n°99, 1994.

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