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Quelques idées fausses sur le vote ouvrier

Publie le dimanche 7 mars 2004 par Open-Publishing

Le congrès de l’Association française de sociologie la semaine passée fut l’occasion de revenir sur l’évolution des comportements électoraux des classes populaires.

La classe ouvrière s’est rappelée, le 21 avril 2002, au bon souvenir de ceux qui avaient un peu vite conclu à sa disparition. Croisant les disciplines entre politologues, sociologues, spécialistes des médias... Le congrès de l’Association française de sociologie la semaine passée a fait une place aux " rapports populaires au politique aujourd’hui ". Si les troupes populaires ont fait défaut à la gauche le 21 avril 2002, sont-elles pour autant passées au FN avec armes et bagages ? La réponse est plus nuancée. Nonna Mayer, à partir d’une enquête sur un échantillon de dix mille interviews effectuées en 2002 par le CEVIPOF, note que " c’est bien du côté des plus défavorisés en capital culturel qu’on trouve le vote extrême droite ". Pour aussitôt tempérer ce jugement : l’enquête a montré que " si on regarde de plus près, par catégories socioprofessionnelles détaillées, ce n’est pas chez les ouvriers que le vote FN est le plus fréquent ". C’est chez les policiers et militaires (45 %), chefs d’entreprise et commerçants (36 %), artisans et employés de commerce (31 %). Puis viennent les ouvriers qualifiés (28 %) et non qualifiés (21 %). En proportion, l’électorat le plus " ouvrier " le 21 avril était l’électorat communiste : ceux qui ont au moins une attache avec le monde ouvrier y ont représenté 61 % des votes, contre 52 % pour le FN. Évidemment, le nombre d’ouvriers ayant voté pour le FN fait la différence.

La très grande majorité des ouvriers n’a donc pas voté pour l’extrême droite, en dépit des appels pressants aux " petits, aux sans-grades " lancés par Le Pen au soir du premier tour. Le premier parti, dans les couches populaires, c’est l’abstention. Dans le monde ouvrier, le " non-vote " atteint, le 21 avril, 31 % des inscrits, relève Nonna Mayer. Le vote pour la droite, 29 %, autant pour la gauche. Le vote pour Le Pen ou Mégret, 18 % des inscrits. Raisonner sur le nombre des inscrits et non les suffrages exprimés " amène à relativiser quelque peu l’engouement supposé du monde populaire ou ouvrier pour Le Pen ", selon elle.

En quête d’une meilleure explication, la chercheuse relève que " l’attitude qui rassemble l’électorat du FN, alors qu’il y a des clivages énormes en son sein sur le plan des valeurs et de l’idéologie, c’est la dimension " ethnocentrique, autoritaire ", apparaissant sur des questions telles la peine de mort, la perception des immigrés ou des étrangers. C’est là, pense-t-elle, la source d’un électorat recruté dans toutes les catégories de la population, sans exception. Au passage, cet électorat montre dans l’enquête panel du CEVIPOF qu’il sait parfaitement ce qu’il fait, et considère, à 86 %, que Le Pen et son parti " sont d’extrême droite ".

Les sociologues Michel Simon et Guy Michelat, qui scrutent depuis plus de quarante ans la classe ouvrière rappellent de leur côté qu’il y a " toujours eu une forte minorité d’ouvriers orientée politiquement et idéologiquement à droite ". Là aussi, la nuance s’impose : " La droite parlementaire passe, toutes composantes confondues, de 51-59 % des électeurs inscrits en 1965 à 23,52 % en 2002. Ce recul notable, rarement signalé, marque une crise des cultures politiques de droite, dont le déclin du catholicisme est à la fois symptôme et facteur ", pour Michel Simon. À quoi s’ajoute la concurrence que lui fait le FN sur la fraction populaire et ouvrière du " peuple de droite ". Le politologue Rémi Lefebvre constate également, à travers ses enquêtes de terrain dans le Nord, " une nette progression des thèmes et valeurs de droite chez les ouvriers, qui tendent à rejeter le discours redistributif de la social-démocratie et vivent les règlements censés les protéger comme une contrainte, ou les charges pesant sur les entreprises comme du salaire en moins pour eux-mêmes ".

La gauche a enfin perdu le lien avec la classe ouvrière. Rémi Lefèvre relève que dans les cinq motions soumises au dernier congrès du PS, à Dijon, le vocable " ouvrier " n’apparaît que quinze fois sur à peu près cinq cents pages de texte, et pas une seule fois dans la motion de François Hollande ", qui rassembla la majorité des congressistes. " Le recul du PC, analyse Michel Simon, ne tient nullement à son incapacité à s’attacher les nouvelles couches salariées, c’est dans la classe ouvrière qu’il perd le plus ", le plus gros de ces ouvriers se reportant alors sur le PS, avec en point d’orgue la présidentielle de 1988. Olivier Masclet, de l’université de Metz, évoque à ce propos un " rendez-vous manqué du PCF " avec les enfants d’immigrés.

" Il y avait dans les quartiers populaires via le militantisme social des clubs de sport, colonies de vacances, soutien scolaire, associations culturelles... héritage pourtant du communisme municipal, des forces sur lesquelles les élus PCF auraient pu s’appuyer ", regrette-t-il. " En se tournant vers les partis de droite, juge-t-il, certains porte-parole des cités, nourris d’une certaine fascination pour la réussite économique et aussi du refus du misérabilisme, cherchent à ne plus être confondus avec les délinquants et les " assistés ". La doctrine développée par certains à gauche, tels Dominique Strauss-Kahn dans son dernier livre, faisant de la classe ouvrière une simple force électorale d’appoint car jugeant sa reconquête hypothétique et ne pouvant être de toute façon immédiate, prend le risque de sceller pour longtemps la désaffection.

Lionel Venturini

http://www.humanite.fr/journal/2004-03-03/2004-03-03-389250