Accueil > Reliefs du puritanisme
Le social est aujourd’hui devenu une sorte d’infini. L’intersubjectivité d’autrefois a laissé la place à une préoccupation collectivisante qui voudrait voir l’émergence d’un sujet commun, comme il y eut autrefois un programme commun. Dans l’art cependant, la chose ne se fait pas sans introduire une série de conséquences pour le moins problématiques. De plus en plus, on voit surgir dans les pages cultures de nos grands journaux des discours qui se bornent à ne considérer la création artistique que dans l’après-coup de sa réception en en expliquant le pourquoi et le comment. Combien d’articles a-t-on lu en effet sur le « phénomène Ch’tis », nous narrant le quotient d’un air du temps qui n’est que le produit imaginaire d’une position de domination symbolique ? Combien d’articles en revanche ont condescendu à exprimer une opinion sur l’esthétique du film, ou simplement à en relater positivement la réalité, voire les effets ?
C’est que l’esthétique ne se laisse pas collectiviser impunément. Et il faut pour arriver à ses fins que la sociologie rationnalise ce qui relève – la prédiction et l’analyse des succès et des échecs, la pensée du marché – d’une fantasmagorie de type paranoïaque. Le quotient d’une telle opération est, pour le cinéma, l’érection de l’intelligence de l’art en valeur cardinale, là où l’émotion produite pas la sensation devrait initier toute analyse. L’art cesse dès lors d’exister dans le singulier d’une communication imparfaite – un émetteur face à un récepteur - pour se laisser confiner aux déclinaisons de la communication de masse étayée par l’ergo sum du cogito tout-puissant. On sait que l’en-soi de tout exercice du pouvoir confine à la répétition. La neutralisation du sensationnel offre pour les dirigeants, quels qu’ils soient, l’assurance de maintenir le débat dans la rationalité des dualités imaginaires et la perpétuation de la vectorisation de l’espace public. Cette substitution de l’intelligence à la sensation est ce que j’appelle un symptôme du puritanisme ambiant.
Dans un tel paysage, le retour en grâce de la 3D, certes pas nouvelle, mais améliorée, peut sembler offrir une alternative crédible visant à restaurer le droit à la singularité du cinéaste et du spectateur par la force de l’émotion et rétablir du coup la non-démocratie de l’art. Aimer Mozart ou Hitchcock n’est pas qu’une question d’intelligence. Dans un article récent publié par le magazine en ligne Slate, intitulé Le jeu vidéo est l’avenir du cinéma, Jacques Attali salue l’émergence de la 3D qui selon lui, fournira au cinéma « de nouvelles sensations ».
Ces nouvelles sensations, chacun peut y goûter en allant voir un film en relief, mais sont-elles de l’art ? L’objet du relief est de fournir un supposé degré de véracité supplémentaire au spectateur. Les films gore peuvent se déployer avec la certitude qu’on aura encore plus peur, pense-t-on au premier abord. M. Attali le note lui-même, ce cinéma-là sera plus « englobant ». Or ce cinéma plus « englobant » sera un cinéma sans pensée. Si je vais voir un film en relief mettant en scène un monstre quelconque, le relief va réifier ma peur en majorant ma place dans la scène du film et en minorant le hors-champ du film, dans une visée qui, en extrapolant un peu, n’a alors plus rien de la rationalité paranoïaque mais au contraire du délire schizophrène. Le relief ici n’est plus qu’un procédé naturaliste visant à gommer l’écart entre le réel et le représenté, c’est-à-dire à gommer le travail du metteur en scène. L’idée que je crains les faits et gestes de tel monstre est incompatible avec l’exercice critique quant à la forme du dit monstre. Du dit monstre créé par le metteur en scène, en tant que sa simple figuration fait partie de l’esthétique du film. Or le hors-champ du film a deux versants : pour le cinéaste, c’est la technique déployée selon un certain savoir-faire ou un certain art, pour le spectateur que je suis, c’est ma culture, mon histoire, c’est-à-dire aussi ce qui fonde ma sensibilité.
Disons le tout net : le cinéma passe par l’identification. On s’identifie aux personnages, un ou plusieurs, aux objets, aux décors, à la musique, à la lumière, voire pourquoi pas, au montage, au son, ou pour les cas les plus extrêmes au mixage son ou à l’étalonnage ! Chacun conserve le souvenir d’être passé par là dans son enfance, et il n’est nul besoin d’être un grand freudien pour savoir que tout cela ne cesse pas pour l’être de parole. Mais on peut aussi s’identifier au film en tant qu’objet sensible. Or une telle position implique, de fait, une position critique quant à la mise en scène. Et par position critique, j’entends position singulière du sujet face à un objet singulier qui provoque des émotions et en tant que mes émotions n’ont rien de standardisable.
Mais Jacques Attali va plus loin dans son propos. « Toutes les formes d’art et de distractions visuelles (sic) (peinture, vidéo, photographie, cinéma) seront accessibles sur un seul média : la console de jeu. Et le spectateur ne sera plus assujetti à suivre une histoire préétablie mais pourra, à sa guise, défaire, reconstruire, dévier ou remodeler les séquences du film. Il deviendra un " générateur de récit" ».
Outre qu’elle ignore complètement la réalité, en pratique, intenable d’un tel programme – qui va tourner les centaines d’heures montrant la Thérèse d’Alain Cavalier ou la Marie Bonaparte de Benoît Jacquot en gogo danseuses tropéziennes ? –, une telle utopie est un vieux discours qu’on a vu récemment ressortir sous d’autres atours dans la bouche d’un député UMP réclamant d’une lauréate du prix Goncourt qu’elle cesse de critiquer aussi sévèrement le pouvoir sarkozyste, en arguant d’un trait au diapason de son uniforme limite vichyste : « On lui a quand même donné le Goncourt ! » (je souligne) - sous-entendu : nous les Blancs à la Négresse… Car ce qui est visé chez ces gens-là, - chacun à sa façon, convenons-en - c’est la limitation de l’autre en tant qu’infini, la limitation de l’infini de l’autre, en tant qu’elle fait obstacle à la maîtrise de l’ordre symbolique. Au-delà, ce discours vient faire symptôme d’une pseudo-démocratisation de l’art, à la fois pour le spectateur – tous les films sont pour tout le monde – mais aussi pour le créateur effacé au profit d’un improbable « générateur de récit ».
Passons sur le fait que, naïvement ou pas, M. Attali semble faire semblant de croire que tout le monde puisse être artiste, car ce qui étonne le plus dans son propos c’est ce qu’il dénonce d’assujettissement du spectateur « à une histoire préétablie ». Là encore le fantasme d’une possibilité pour le spectateur d’influer sur le spectacle projeté à l’écran n’a rien de nouveau chez les caïds du marketing qui règnent sur les tests screening des studios. Mais que peut-on supposer d’une histoire qui ne serait pas préétablie ? Le spectacle cinématographique repose sur un a priori majeur qui est la diachronie de la projection par laquelle tout spectateur qui entre dans une salle de cinéma sait de manière absolue que le temps du film n’est pas nécessairement celui de la salle. M. Attali rêve en fait d’un art où non seulement la technique serait naturalisée dans sa réalité élaborée mais qui pourrait faire office d’expérience de vie à l’intérieur du dispositif artificiel qu’est nécessairement un film. Il existe parmi les musiciens de jazz une blague qui consiste à dire qu’hier on a « joué avec Miles Davis », avant d’ajouter devant l’assistance médusée de circonspection, « sur CD… » Nul doute que cette blague ne fera bientôt plus rire personne si M. Attali a raison, mais ce qui est enjeu c’est quand même la réalité du spectacle cinématographique qui disparaît au profit d’une improbable réalité de l’expérience du film. C’est le principe même du cinéma dit pornographique, mais c’est surtout d’une très grande grossièreté quant à ce qui ordonne la part d’incommunicable dans toute communication.
Les parts d’audience des télévisions ne s’expriment qu’en termes de vu/pas vu propres à alimenter tous les fantasmes et dont bien peu se privent quant à la réalité de « la France d’en bas. » Si les chefs du marketing méprisent tellement les critiques, c’est qu’ils ne conçoivent pas qu’on puisse considérer le public autrement que sous sa forme sondagière binarisée, c’est-à-dire qu’on pose peu ou prou le droit à la parole pour le spectateur. Ce que le cinéma de l’avenir attalien nous réserve, c’est un cinéma où l’autre n’a plus sa place. C’est-à-dire aussi le spectateur en tant qu’il est l’autre de l’autre. Attali le dit lui-même : « La multiplicité des scénarios et le développement de l’interactivité permettront de faire durer la narration des mois durant, voire des années. Chaque film sera un voyage presque infini dans l’espace-temps. » Quid des rythmiques wendersiennes ou scorsesiennes qui nous ont tant émus ? M. Attali raisonne comme si le cinéma était un ensemble de techniques stables permettant la libre expression des « générateurs de récits ». Mais quand Andy Warhol se filme en plan séquence en train de déballer puis de manger un hamburger avant de ponctuer le tout d’un peu roboratif « I ate a hamburger », il n’y ici d’autre récit que celui du plan séquence à l’écran. Autrement dit, au cinéma, il n’y a pas de divorce possible entre fiction et documentaire, le récit c’est la mise en scène. C’est au fond une vieille lune de l’académisme le plus éculé que de considérer qu’il puisse y avoir un stock de récits-contenus susceptibles d’être mis en image par des salariés du packaging et de l’emballage plus ou moins à la mode. Ce qui fait qu’une fiction tient debout c’est sa cohérence, c’est-à-dire sa vérité d’énonciation.
Paradoxalement, ce qui saute dans ce dispositif censé célébrer le socialisme de la création chez l’homme, c’est l’expérience sociale du cinéma en tant que le spectateur entretient une relation avec les films. Une relation intime, chargée de traces mnésiques qu’aucun ordinateur ne pourra jamais numériser. L’imaginaire de M. Attali est celui d’un homme qui croit profondément en la transitivité de l’imaginaire dans le réel. Ou, pour dire les choses plus crûment, qui croit pouvoir prendre impunément ses fantasmes pour la réalité. C’est le symptôme d’un imaginaire qui croit n’avoir plus aucun compte à rendre à personne, pas même au sujet de l’imaginaire, d’un imaginaire qui ne serait au fond qu’une sphère de gratuité décorative censée distraire le pouvoir des décideurs. C’est la négation même de l’être de langage qu’est l’homme. Mais aussi la négation de l’ancrage du langage dans l’œuvre elle-même. Dans un tel univers, le symbolique n’est plus un espace vectoriel auquel se soumettent tous ceux qui le reconnaissent, mais un monde de portes vitrées dont les scénarios de la télé réalité sont les exemples les plus frappants. Car ce qui y fait symptôme, c’est le modus operandi de l’organisation sociale concentrationnaire nazie, à savoir l’expérience humaine comme échantillon gratuit.
François Gérald
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