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Retour à Guanabacao

Publie le lundi 29 janvier 2007 par Open-Publishing

La Havane.

On ne voit presque jamais d’étrangers dans les rues fatiguées de la vieille ville, de l’autre côté de la baie de La Havane. Mais, récemment, on a frappé à la porte de la maison délabrée de Guanabacao où habitent Marielena et Francisco, un couple de travailleurs. C’était un Américain.

L’étranger expliqua que sa femme avait vécu dans cette maison de quatre pièces lorsqu’elle était enfant. En 1962, presque deux ans après la prise du pouvoir par Fidel Castro, elle-même et sa famille s’étaient enfuis à New York. Aujourd’hui, elle souhaitait avoir des photos pour montrer à ses enfants l’endroit où elle faisait des pirouettes sur le patio et chantait de vieilles romances espagnoles à une autre époque, dans un autre monde.

Marielena souhaita la bienvenue à l’étranger, mais Francisco (il avait peur de fournir son nom de famille) demeura là, les bras croisés sur sa poitrine nue. « Vous avez fait tout ce chemin depuis les États-Unis uniquement pour prendre des photos ? demanda-t-il d’un air soupçonneux. Allez-vous réclamer cette maison ? »
L’étranger assura qu’il n’avait pas du tout l’intention de réclamer la minuscule maison ou quoi que ce soit d’autre.

« Je le sais parce que je suis celui qui a frappé à cette porte au cours d’un voyage à Cuba l’an dernier. Ma femme, Miriam, a vécu dans cette maison jusqu’à l’âge de 10 ans. Lorsqu’elle a vu les photos que j’ai ramenées, elle a été submergée par une émotion douce-amère. » Car, bien que maintenant partiellement décolorée et écaillée, la peinture rose des murs et le vert et rouge des carreaux du plancher sont toujours là, 44 ans plus tard.

Les ignobles « gusanos »

Rien n’a changé et, bien sûr, tout a changé dans les années qui ont suivi le « triomphe de la révolution ». C’est la phrase qu’a toujours utilisée le régime de Fidel Castro, et on l’entend sur toutes les lèvres, même sur celles des Cubains qui ont bien peu profité de son règne.

Mais aujourd’hui, tandis qu’ils attendent la fin du seul leader que la plupart d’entre eux aient jamais connu, les Cubains sont contraints de repenser à la signification de la révolution.

Nombre des insulaires sont pris entre deux craintes, celle du présent et celle du futur.

Où trouveront-ils l’argent, l’énergie et l’esprit d’entreprise pour subsister, eux et leurs enfants, une autre journée ? Et lorsque Fidel mourra, les 1,5 million de Cubano-Américains de Floride et du New Jersey vont-ils revenir pour réclamer ce qui fut autrefois leurs biens ? Castro, qui a confisqué la propriété privée dans toute l’île il y a des décennies, a exploité ces craintes pour favoriser un sentiment d’identité nationale. Ces peurs n’ont fait que s’intensifier au cours de sa longue maladie.

Et ce n’est pas sans raison. Les États-Unis maintiennent une liste de 5911 demandes de compensations de la part de sociétés et de citoyens américains, demandes qui remontent à l’époque de la révolution. En incluant les intérêts, elles valent maintenant plus de 6 milliards de dollars américains. Des avocats en Floride et dans la région de New York se préparent en vue d’un formidable combat.
Aux yeux des Cubains qui sont restés dans l’île, ceux qui sont partis ne sont que des « gusanos », des vers qui ont fui la patrie en rampant. Il y a longtemps, le gouvernement a confié à d’autres Cubains les maisons désertées. Après tant d’années, les occupants actuels sont convaincus que ces maisons leur appartiennent, bien qu’ils ne possèdent aucun titre de propriété parce que, en principe, tout ce qui se trouve dans l’enclave socialiste de Castro appartient à l’État.

Mais peu d’exilés eux-mêmes possèdent des documents justificatifs, et à la différence des citoyens américains d’il y a un demi-siècle, dont les demandes ont été consignées par Washington, les Cubains qui ont perdu leur propriété ne disposent d’aucun mécanisme dans leur propre pays pour faire état de leurs pertes.

En fait, tant d’eau a coulé sous les ponts que de nombreux exilés estiment n’avoir plus aucun droit légitime sur les maisons et les petites propriétés qu’ils ont quittées. La famille de Miriam n’a jamais possédé la maison à Guanabacao et personne ne l’a réclamée comme étant sienne.

Plusieurs sondages d’opinion menés récemment auprès de Cubano-Américains dans le sud de la Floride et au New Jersey montrent que le pourcentage d’exilés qui rêvent de reprendre leurs maisons est en déclin. Cela est particulièrement vrai chez la jeune génération, dont les membres n’ont jamais vécu à Cuba.

Il reste que certains exilés ont sorti des contrats notariés des boules antimites depuis que Fidel est tombé malade. Si certains vont certainement tenter de remettre la main sur d’anciennes résidences, la plupart veulent ravoir des usines et d’autres propriétés commerciales.

« Les Cubains ne se battront pas pour les quelques maisons branlantes qui restent », estime Nicolas J. Gutierrez, avocat cubano-américain de Miami qui représente plusieurs sociétés. L’avocat âgé de 42 ans cherche lui-même à récupérer deux raffineries de sucre, 15 ranchs de bétail, un centre de distribution alimentaire et bien d’autres choses.

« Parmi les centaines de personnes que je représente et les milliers à qui j’ai parlé, je n’ai jamais rencontré quelqu’un affirmant qu’il allait retourner là-bas et chasser les gens. Ce serait immoral », dit-il.

Même dans ce cas, la peur qui étreint des gens comme Marielena et Francisco est importante. Elle a été implantée par le régime et nourrie par une presse contrôlée qui émet régulièrement des mises en garde contre les ignobles « gusanos « et ce qu’ils pourraient tenter de faire dans une situation de crise.

Reste la fierté

Un lourd nuage d’incertitude plane au-dessus de Cuba depuis l’été dernier lorsque Castro, 80 ans, a cédé les rênes à son frère Raúl, 75 ans.

Pour la plupart des Cubains, la peur de l’avenir a bien peu à voir avec l’identité de l’éventuel successeur du Comandante. La majorité des Cubains est plutôt en proie à des sentiments contradictoires, entre le désir de changement et la peur du changement.

Tous, sauf les familles des militaires les plus acharnées et les responsables gouvernementaux traités aux petits oignons, abhorrent le système économique actuel. On a imposé au peuple des coupons de rationnement et des restrictions dignes d’un temps de guerre (un petit pain fade par jour, et chaque mois huit oeufs, un peu de poulet et 200 grammes d’un produit appelé « soya moulu texturé », entre autres produits de base). Mais les Cubains ne peuvent pas non plus imaginer une vie sans ces denrées garanties et subventionnées.

Ils détestent aussi le système à deux devises qui fait que de nombreux produits de consommation sont disponibles pour les touristes, mais hors de la portée des Cubains. Et le capitalisme lui-même leur apparaît brutal et d’une inégalité rébarbative - un système dont les Cubains n’ont qu’un vague aperçu lorsque ce système se frotte au communisme mesquin à la Castro dans les hôtels où ils ne peuvent pas entrer et dans les restaurants qui ne les laissent entrer qu’accompagnés d’un étranger.

Il reste qu’il subsiste un courant sous-jacent de fierté devant la capacité de Fidel de se dresser devant tant de présidents américains et pendant si longtemps, de même qu’un ressentiment profondément enraciné à l’égard des États-Unis et de leur embargo. Alors, le jour où Fidel mourra, il y aura vraisemblablement une grande manifestation de peine à Cuba et des funérailles dignes d’un pharaon.
Mais le lendemain surviendra ce futur souhaité et appréhendé, le spectre d’une nouvelle rencontre avec le monde extérieur qui posera un défi aux leaders actuels de Cuba pour s’assurer que la révolution survive à Fidel Castro.