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Rétrécissement

Publie le mercredi 6 avril 2011 par Open-Publishing
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 Maman, il te reste dix ans au moins, Maman, réponds-moi. J’ai le temps de te faire un enfant. Tu désirais tellement être grand-mère !...

Ce sont ses mots. Jolis comme l’âme généreuse qui l’habite. Elle me regarde avec ses grands yeux noirs, quêtant ma réponse qui tarde à venir. Ses larmes coulent. Je viens d’expliquer à ma fille de dix-sept ans que la bête est revenue en force et que je ne suis pas certaine de gagner ce nouveau combat. Nichée dans la vessie cette fois-ci, la garce appuie sur le rein, bloquant les ondées chantantes.

Les issues de secours s’amenuisent.

Ce crabe est retors, malin, illusionniste, il ne mord pas la poussière depuis trois ans. Il fait semblant. Je suis incapable de balancer à ma fille que les médecins ne me donnent plus que six mois à vivre. Que je suis condamnée. Incapable.
Elle ne me lâche pas des yeux, répétant sa question :

- Combien de temps, Maman ?

Le mensonge n’a jamais été notre compagnon de route. Nos rapports sont fusionnels. Elle sent mes reculades.

- Quelques belles années, Maman ?

Elle pose sa tête sur mon épaule et me serre avec une vigueur incroyable.

- Tu es forte Maman... tu as toujours été une guerrière.

- On va attendre le résultat du « Tepscan » ma chérie pour voir si cette nouvelle tumeur est ganglionnaire et si on a la possibilité de la paralyser par une charge maximale de rayons.

- Maman... réponds-moi... que t’ont-ils dit ?...

Elle sent le danger.

Elle le renifle et ne cherche pas à le contourner.

Elle pige que les données ne sont plus les mêmes. Que nous arpentons une zone minée.

- Combien de temps as-tu devant toi ?

- Je ne sais pas ma fille...qui peut savoir ? ... qui peut déterminer une date ?

Je botte en touche. Je ne veux pas la casser, je ne veux pas la perturber dans ses études. C’est l’année du baccalauréat. Je dois la protéger.

- Le corps est imprévisible. Je me battrai jusqu’au bout, je te le promets.

- Maman, je ne veux pas que tu souffres, je respecterai toujours tes choix. Quels qu’ils soient. Jamais je ne te jugerai. Je t’ai vue en douleurs pendant mes jours fériés. Je sais ce que tu endures.

Au travers ses perles de larmes, elle me rend courageusement le sourire que je tente de maintenir sur mon visage.

- On va y arriver Maman, comme la première fois, comme la seconde fois... On va tuer cette saleté. Définitivement.

Elle se persuade pour ne pas voir le vide. Et je lui en suis reconnaissante. C’est trop dur. Moi aussi je veux encore y croire.
Elle a demandé à dormir à mes côtés. Nous avons regardé un film et nous nous sommes serrées l’une contre l’autre.

J’ai retrouvé mon petit bébé.

Tous les souvenirs merveilleux ont défilé à une vitesse vertigineuse pendant que je sentais son souffle régulier et chaud dans mon cou. Je lui ai chanté la berceuse de son enfance jusqu’à ce qu’elle m’endorme également. J’ai plongé dans les profondeurs d’un sommeil comateux. Noir. Tout noir. Sans lumière au bout du tunnel. Au réveil, elle est partie pour l’internat. Ses pupilles tranchantes me questionnaient encore, en silence. Elle me ressemble. Elle ne lâche pas et attaque frontalement tout comme je l’ai fait avec mon chirurgien. Lui, m’a donné la réponse. Moi, je n’en suis pas capable. Je ne sais pas le dire à ma merveille de fille. Le rétrécissement du temps est difficile à transmettre.

C’est bizarre, juste avant de me rendre la veille à l’hôpital, j’avais écrit un message électronique à un ami « j’ai l’impression d’aller à l’échafaud ». Ma carcasse m’avait déjà prévenue de la sentence à venir. Nous nous sommes pointées à l’accueil avec ma petite mère et l’ambulancière.

La journée a mal démarré.

La femme postée derrière son bureau m’a pris la tête. C’était déjà arrivé avant par petites touches mesquines mais là, elle a mis le paquet.

- Mais pourquoi venez-vous en ambulance, un VSL est bien suffisant !
J’ai rétorqué,

- Vous êtes médecin pour juger de ce qui est utile pour moi ?

Elle s’est levée brutalement, s’est dirigée vers un bureau et en est revenue avec un sourire triomphant.

- J’ai vu avec lui. C’est la dernière fois qu’il vous signe ce bon de transport.

- Vous n’avez pas parlé à mon chirurgien mais à sa secrétaire et si vous aviez ce que j’ai, vous ne feriez pas autant de zèle.

- Qui vous dit que je n’ai pas ce que vous avez ?

- Vous ne seriez pas assise...

J’ai failli rajouté gros tas visqueux !... mais je me suis abstenue. La douleur rayonnait et je n’avais qu’une envie... partir. Loin. La hargneuse s’est vengée en déplaçant mon dossier, intercalant d’autres patients arrivés après moi, me faisant poireauter avec une méchanceté raffinée. J’ai déambulé pendant deux heures et demie de long en large dans la salle d’attente. La position assise m’était infernale. A vrai dire, je n’étais pas pressée d’avoir la lecture des examens. Je la redoutais.

Je pressentais déjà.

Mon chirurgien est un homme humain et j’ai confiance en lui. Je sais qu’il a tout mis en œuvre pour me sauver et qu’il est aussi désemparé que moi devant ce résultat plombant. Malgré le suivi draconien, les irm, les scanners, les analyses, la garce nous a échappé. Elle s’est foutue de nous. S’amusant à nous faire croire que nous l’avions terrassée.

- C’est une tumeur silencieuse

La lucidité s’est infiltrée dans ma boîte crânienne et dans tous les pores de ma peau. J’ai senti l’haleine fétide de la mort. Mon chirurgien m’a expliqué les minces possibilités qui se présentaient à nous. Pas pour une guérison, ou une rémission, non ...

juste un os à ronger pour gagner du temps de vie.

Je ne l’ai pas ménagé. J’ai posé toutes les questions dérangeantes. Il ne s’est pas dérobé car c’est un type bien. Je n’ai pas ménagé ma petite mère non plus témoin de cette joute clairvoyante. Les réponses qui parvenaient à nos oreilles étaient d’un réalisme réfrigérant. Sans fioritures. Elles cognaient nos tempes. Nous étions devant le mur du saut ultime.

- Je ne veux pas terminer en soins palliatifs à l’hôpital Docteur. Quelle que soit mon heure, je veux crever à l’air libre !

J’ai frappé mon poing sur la table.

- Pourquoi, bordel pourquoi ? ... j’ai suivi tous les protocoles, sans faillir. Déshydratée, descendue à 39 kilogrammes, au bout du rouleau, j’ai tout de même terminé mes deux dernières séances de rayons, afin de ne pas avoir à me dire que j’avais raté une marche. Puis j’ai été opérée, stomisée, j’ai tout accepté... Pourquoi ?...
Il n’y a pas eu d’écho. Le silence. Les aiguilles tournaient. Point barre.

Syrus, mon frère de cœur nous attendait dans le couloir. Pour nous offrir son aide précieuse. Il m’a serrée dans ses bras avec une tendresse infinie et c’est une fontaine qui s’est répandue sur lui. J’ai craqué un bon coup.

J’ai lâché des hectolitres d’espoir troué.

Puis les vampires en blouses blanches ont piqué mon bras pour les analyses de sang, cherchant longtemps ma veine. La veine, elle s’était fait la malle depuis belle lurette, j’en avais conscience !... Pendant ce temps-là, ma petite mère lâchait la boule d’incompréhension qui étreignait sa gorge. Le manteau de Syrus colmatant ses sanglots profonds. Nous étions tous sonnés.

L’uppercut était d’une violence inouïe.

Mon petit père m’a téléphoné, il s’inquiétait, il prenait des nouvelles mais je n’ai pas eu le courage de lui dire la vérité. Il est cardiaque. J’ai prévenu la fratrie pour qu’elle soit à ses côtés lors du message lugubre. Je savais qu’il allait me rappeler et qu’il ne se contenterait pas d’un exposé vaseux.
Le soir, toute la tribu s’est regroupée autour du feu de bois. On a éprouvé le besoin de se toucher.

On parlait, on se touchait. Le bras, l’épaule, la joue, la main enfin... un bout de chair.

On parlait en apnée. On remplissait l’angoisse.

Et puis je me suis dit que cette garce de tumeur ne me manipulerait plus. J’en avais assez bavé. Je n’allais pas lui faire le plaisir de ramper, exsangue. Pour ce voyage malvenu, je confectionnerais une robe blanche magnifique et mon dernier souffle s’harmoniserait aux violons tziganes. Les êtres aimés en osmose accompagnant cet ultime bras d’honneur !... A la Mexicaine !... En une transe nuptiale, Pas question de m’agenouiller dans le couloir de Miss Morphine, les os noués et le squelette sec.
Six mois, c’est rien. J’ai la trouille.
Les voix tues renaissent-elles dans le ressac d’une mer argentée ?
Et les bateaux qui dérivent sur la mer sont-ils les messagers des absents ?

Fuck la mort !

Le site de la romancière Franca Maï

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