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S’écouter avec Paco Ibañez venu chanter à Moissac le 31 janvier 2008 (par J.P. damaggio)
Le menuisier espagnol connaît son français sur le bout des doigts. C’est
ébéniste qu’il est, quand il fabrique des castagnettes comme il en fabriqua
avec son père pour les plus grands artistes. Ceci étant, il n’a entre les
mains qu’une guitare qu’il appuie sur son genoux, pied posé sur une chaise.
Et la voix pleine de langues ! Le castillan bien sûr, le galicien, le basque
aussi, et enfin l’occitan. Par précaution il dit provençal pour indiquer une
distance. Il s’imagine en concert avec Claude Marti, mais mesure-t-il l’
écart entre l’occitan de Moissac et celui des Basses-Alpes de son ami Pierre
Pascal ? Il a dit « Basses-Alpes » comme dans la vieille France. Sa chanson
« nani » nous rappelle plus la parenté de cet occitan là avec le piemontais,
qu’avec le catalan. Des personnes habituées au seul occitan local auront
pensé qu’il connaissait peu l’occitan, mais, par chance, ayant été marqué un
jour par cette forme de sonorité occitane que j’adore, j’ai pu éviter cette
erreur. Paco soigne tout ce qu’il fait !
Il a commencé par un hommage à des Catalans en rappelant qu’il voyait d’
abord la Catalogne puis l’Espagne ensuite. Pas l’ombre d’un chauvinisme
derrière cette hiérarchie : de mère valencienne et de père basque il vécut
une bonne part de sa jeunesse au Pays Basque, avant de passer la frontière
pour venir en France. Cette première poésie du programme s’acheva par le mot
« memoria ». Tout le concert fut plein de mémoires derrière lesquelles le
chanteur s’efface, sauf pour une ou deux coquetteries. Mémoire de la France
où il vécut 30 ans ce qui s’entend dans son talent de conteur d’histoires,
entre chaque chanson. Ce qui s’entend aussi dans l’interprétation d’un poème
de Ronsard. Mémoire de la République espagnole avec ce poème de Rafael
Alberti réfugié à Paris, Quai de l’Horloge, d’où il tentait de voir les
paysages de son pays, en attendant son départ pour l’Argentine. Mémoire tout
autant de ce roi arabe de Séville que les « talibans » marocains de l’époque
sont venus capturer, pour l’emprisonner au sud de Marrakech où il mourut.
Paco est allé jusque sur sa tombe informer la victime de la crapulerie, qu’
il le chantait le plus souvent possible et le roi Al Muhaddid en fut très
heureux. « Plus vous êtes ignorants, plus les religions vous aiment » dit
Paco, sauf qu’en reprenant le mot « taliban » pour désigner les extrémistes
de l’époque, qui refusaient un roi amoureux du savoir, il oublie qu’il vient
de taleb qui veut dire étudiant. L’ignorance n’est pas seulement ignorance !
Un tour de force, car chanter seul, en castillan pour un public français, et
de la poésie qui plus est, comment est-ce possible ? A 74 ans ! Et pas l’
ombre d’une nostalgie dans cet effort. Même si le chanteur dénonce l’
enfoncement dans une médiocrité qui nous atteint tous, il n’a rien à dire
sur le bon vieux temps de sa jeunesse. J’exagère peut-être puisqu’il évoqua
un débat en présence d’un jeune chanteur qui, en réponse à la question : «
quels artistes furent vos inspirateurs ? » répondit : « Dylan, Cohen, Les
Beatles ». Et lui, Paco, enragé, le coupa pour demander : « que des
Anglo-saxons ? » Paco l’a dit, répété, mimé, la culture Mac Do il faut l’
écraser partout, en conséquence, « plutôt mourir que de dire un mot en
anglais » ! D’où cette idée : « Joyeux anniversaire » cette version traduite
de la chanson anglaise qui a fait le tour du monde (il l’a entendue à
Taiwan), il faut l’éradiquer et il en propose une autre version. Paco parle,
s’amuse, chante et raconte. Il aurait pu faire chanter la salle sur l’air de
la « vieille France » : « Bon anniversaire, nos voux les plus sincères
etc.. ». Il l’a faite chanter sur un autre air, un poème de José Augustin
Goytisolo. Ma connaissance de l’ouvre de Paco Ibañez étant sommaire, j’avoue
ma stupéfaction à écouter le public se faisant chorale, et Paco muet se
faisant public.
José Augustin Goytisolo l’une des références majeures de Vázquez Montalbán
(qui moi s’inspira beaucoup de la culture anglo-saxonne), jamais traduit en
France, et dont le public de Moissac reprend un texte ! Et Paco se fait
tendre en évoquant le poète. « Quand je lui ai dit que je chantais ses
poèmes en France, il m’a répondu : « En français ? » et j’ai été obligé de
lui préciser : « en espagnol bien sûr ». ». Dans la voix de Paco j’ai cru
entendre le bonheur ressenti alors par le poète écoutant cette réponse.
Paco parle, s’amuse, chante et raconte et je n’ai pas envie de le couper, de
lui dire que la culture Mac Do n’est pas de l’anglais, car ce n’est pas une
culture, alors que l’anglais comme toute langue, c’est une culture. Quand, à
plusieurs reprises, il fait référence implicitement ou explicitement à
Sarkozy pour le ridiculiser, je n’ai pas envie de le couper pour lui dire qu
’en face c’était guère mieux. Je savoure le bonheur d’une parole libre sur
une scène libre, d’un art authentique sur une scène dont il est le maître.
Dernièrement j’ai appris d’où venait le mot « maître » et qui n’est pas
seulement le contraire d’esclave. Autrefois, il y avait l’apprenti et le
compagnon qui devait maître quand la domination de son savoir était telle qu
’il pouvait le communiquer à l’apprenti. Le compagnon ne dominait son savoir
seulement pour produire. Paco Ibañez est devenu un maître !
C’est un troubadour parfois naïf quand il rêve de chanter avec à ses côtés
Daniel Herrero dont il ne sait peut-être pas qu’il vend régulièrement ses
talents dans des stages patronaux pour booster des employés, et je ne vois
pas un autre mot pour expliquer cette fabrication de « gagneurs ». Quant à
sa « coquetterie », il la mentionne au sujet d’un poème mise en musique en
flamenco. « Les Basques, le flamenco, ça va une demi-heure. » dit-il.
Goytisolo bien sûr, mais tant d’autres poètes étaient au rendez-vous ! Pour
l’amour et la revendication (Machado 1875-1939 ; Luis de Gongora 1561-1627,
Jorge Manrique plus ancien encore, Quevedo, Miguel Hernández etc.). Et
chaque mot, dans la bouche de Paco, devenait un poème à lui tout seul.
Neruda par exemple et ses vingt poèmes d’amour qui, de Montréal à
Montevideo, laissèrent une empreinte définitive. Vingt poèmes d’amour et une
chanson désespérée qui sont peut-être vingt chansons désespérées et un poème
d’amour !
Ebéniste, il a travaillé à la hache pour dégrossir des sujets, mais l’
artiste sait fignoler au millimètre. Il a vu son oncle, un homme très dur ne
connaissant que l’argent comme mesure de toute chose (première référence à
notre Sarko national), pleurer et lui donner 100 pesetas quand l’heure de sa
fuite en France arriva. La vie n’est pas d’un bloc.
Preuve supplémentaire de la dialectique d’une vie en mouvement : c’est
Brassens qui le poussa vers la chanson ! En arrivant en France, vers 1952,
il pensait à Luis Mariano et découvrit que dans les cafés un homme sans rien
devenait une référence, Brassens ! Venir du Pays Basque pour écouter « gare
au gorille » (et là, petite imitation parodique) fallait être fou ! Puis,
quelques écoutes plus loin, voilà que Paco chante en espagnol Pauvre martin,
pauvre misère ! Umberto Eco le démontre magistralement : le traducteur est
un créateur par la trahison qu’il impose à un texte ! Paco chante cette
chanson et c’est une autre chanson. Mais la mélodie étant toujours là, un
des ses copains madrilènes (un Madrilène par hasard ?) lui annonça un jour,
tout ému : « J’ai entendu la traduction en français de ton Pauvre martin,
pauvre misère ». Rire garanti dans la salle ! Claude Marti chante aussi
cette chanson en espagnol. Sans être savant sur la question, je considère
que la version de Paco, c’est autrement beau.
Le temps de la fin venant, la salle retenait son souffle. Oui, chacun s’est
écouté à travers l’artiste et chacun en appelle encore à l’artiste. Des
titres de chansons fusent du public. Paco hésite. Si ses rappels avaient été
programmés, il joue bien son rôle. La poésia es una arma cargada de futuro.
Oui je vais la chanter, oui il la chante, oui le public ovationne de bout,
pour un vers qui n’est pas dans le titre, pour un titre qui n’est pas dans
le poème. Quel vers qui n’est pas dans le tire ? « nuestros cantares no
pueden ser sin pecado un adorno ». "Ce serait un péché si nos chants n’
étaient qu’un ornement". Le lendemain, Libération consacre un supplément à
mai 68 dont Paco est un des enfants qui aujourd’hui est encore le même. Dans
la salle le public crie Encore. Alors les oliviers entrent en scène, alors
il chante los olivares mais seulement parce qu’il sait que le public chante
avec lui et cette fois, il n’arrive pas à se taire lui-même, à devenir
public. Jean-Pierre Frutos me dira ensuite que cette même chanson, il refusa
de la chanter à Montauban, sur la scène du théâtre, à la fin d’un spectacle
d’un homme qui allait très mal au début des années 80. A Moissac, l’homme
est serein, tranquille : sa femme l’a autorisé à avoir un atelier pour y
être menuisier, et de son côté, il a fini par acheter un aspirateur pour
lutter contre la poussière. Il est heureux, il vit bien, mais cette merde
autour de nous qui monte qui monte. Nous sommes concernés, consternés, mais
la planète ne partira pas en miettes, la mémoire nous aime trop ! Y nos
queda la palabra !
1 - 02- 2008
Jean-Paul Damaggio
http://moissacaucoeur.elunet.fr/