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Sarkozy sur les traces de Pasqua

Publie le lundi 19 juin 2006 par Open-Publishing

Sarkozy sur les traces de Pasqua, par Philippe Bernard
LE MONDE | 16.06.06 | 13h53 •
Surtout ne pas être le nouveau Charles Pasqua ! Surtout ne pas personnifier
le ministre de l’intérieur matraqueur d’étudiants, chasseur d’immigrés
menottés, patron d’obscurs réseaux françafricains ! Depuis son retour au
gouvernement, Nicolas Sarkozy a déployé beaucoup d’énergie, d’habileté
aussi, pour ne pas apparaître comme l’héritier de l’ancien ténor gaulliste,
son prédécesseur Place Beauvau comme à la présidence du prospère conseil
général des Hauts-de-Seine.

En pourfendant l’"immigration zéro", slogan inventé par M. Pasqua, en
prônant le vote des étrangers aux élections locales (avant son récent
recentrage), en s’attaquant à la "double peine" comme la gauche n’avait
jamais osé le faire, en dénonçant le rôle des "officines" dans les relations
franco-africaines, M. Sarkozy a subtilement marqué des points là où on ne
l’attendait pas, comme Ségolène Royal tente de le faire symétriquement
aujourd’hui. Il a démontré sa capacité à surprendre, à s’émanciper de
Jacques Chirac, à placer la gauche devant ses ambiguïtés.
Mais il a aussi utilisé ses saillies comme des rideaux de fumée pour masquer
des tours de vis répressifs ou faire oublier des clins d’oeil à l’électorat
d’extrême droite qu’un Charles Pasqua n’aurait pas reniés.
Le soudain assaut de générosité du ministre de l’intérieur à l’égard des
élèves étrangers menacés d’expulsion, annoncé le 6 juin, premier jour de
l’examen au Sénat de son projet de loi sur l’"immigration choisie",
s’inscrit dans la même stratégie : désamorcer par la surprise la
contestation de gauche et détourner l’attention d’un texte au contenu
contestable.
Déjà, en 2003, M. Sarkozy avait orchestré le fracas sur la "suppression de
la double peine" au moment même où, dans l’indifférence générale, il faisait
voter une première loi sur l’immigration qui durcissait les conditions
d’entrée des étrangers et limitait les possibilités de régularisation.
Cette fois, le candidat à l’Elysée a sans doute en mémoire la façon dont,
durant l’été 1996, une obscure grève de la faim débutée en l’église
Saint-Bernard à Paris avait dégénéré en affaire d’Etat. L’actuelle
mobilisation en faveur des enfants de sans-papiers ressemble à celle qui
s’organisa alors autour des sans-papiers. S’appuyant sur l’évacuation par
les CRS de l’église Saint-Bernard, Jean-Louis Debré, alors locataire de la
Place Beauvau, avait préparé une loi restrictive. La disposition obligeant
toute personne hébergeant un étranger à signaler son départ avait suscité un
tollé. L’émotion suscitée par ce texte, finalement retiré, avait pesé dans
la victoire de la gauche aux élections législatives de 1997.
Cet épisode, comme l’affaire actuelle des élèves menacés d’expulsion,
illustre le double niveau d’appréhension par l’opinion de la question de
l’immigration. L’électeur, implacable à l’égard des "clandestins", peut en
même temps s’émouvoir du sort fait à un élève qui fréquente la même école
que ses enfants. Déjà, en 1996, les images de femmes africaines donnant le
sein sous une statue de la Vierge dans des églises occupées avaient nourri
l’émotion collective.
Aujourd’hui, il est vrai, le paysage a changé. Le 21 avril 2002 est passé
par là et la gauche, en panne de propositions alternatives, fait le service
minimum pour contester le texte sur l’"immigration choisie". Les Eglises
chrétiennes et les associations de défense des étrangers ferraillent en
première ligne, là où le PS, divisé, ne veut surtout pas apparaître comme
"pro-immigrés".
En face, M. Sarkozy est persuadé que l’immigration figurera parmi les thèmes
décisifs pour la présidentielle de 2007. Il renoue ainsi avec la conviction
qui, dans les années 1984-1997, a nourri à la fois la frénésie législative,
les venimeuses surenchères sur l’immigration et la renaissance de l’extrême
droite. Une conviction que la défaite de la droite en 1997, après
l’offensive musclée menée par M. Debré, avait pourtant singulièrement
émoussée.
Le ministre de l’intérieur avance, fort d’une conviction - "les électeurs
attendent des réponses à propos de l’immigration" - et d’une stratégie - "ne
pas laisser le Front national seul sur le sujet". Les problèmes qu’il dit
vouloir traiter n’ont rien d’imaginaire : l’organisation d’une nouvelle
immigration d’étudiants et de travailleurs, la lutte contre les mariages de
complaisance et l’invention de nouveaux liens avec les pays de départ
notamment. L’ennui est que ses réponses apparaissent surtout comme des
mesures d’affichage politique qui risquent de faire des étrangers les otages
du débat électoral et de générer plus de désordre que de sécurité.
IMMIGRATION CHOISIE OU SUBIE
Le désordre vaut d’abord sur les principes. A l’"immigration choisie" - les
travailleurs qualifiés -, prônée par M. Sarkozy, s’oppose l’"immigration
subie", qui n’est autre que celle découlant de l’exercice de droits
fondamentaux : le droit d’asile, le droit au mariage et celui de vivre en
famille. Présenter comme une plaie pour la France l’exercice de ces
principes, reconnus internationalement, revient à remettre en question ces
droits, mais aussi à stigmatiser la large fraction de la population,
française ou non, dont la présence sur le territoire résulte précisément de
leur mise en oeuvre.
La volonté affichée d’ouvrir le pays à une immigration choisie en fonction
des besoins de l’économie masque une obsession : diminuer les flux de cette
immigration de droit. Nul besoin de loi en effet pour autoriser des
informaticiens ou des maçons à travailler en France. Une réglementation
existe. M. Sarkozy l’a si peu actionnée que les entrées de travailleurs ont
diminué de 20 % depuis 2002. Ayant dû renoncer aux quotas pour cause de
risque constitutionnel, le ministre de l’intérieur aurait pu donner des
instructions. Il a préféré construire une usine à gaz législative à
l’efficacité douteuse.
Le projet en discussion au Sénat risque en revanche de montrer sa véritable
efficience en fabriquant de nouvelles catégories de sans-papiers, contraints
d’enfreindre la loi pour continuer à vivre normalement : le conjoint et les
enfants d’un résident étranger, dont le regroupement légal, soumis à des
délais et à des exigences hors de portée, aura été rendu impossible ; les
"vieux" sans-papiers présents en France depuis dix ans, souvent avec leur
famille, qui ne pourront plus prétendre à la régularisation.
En 1993, un ministre de l’intérieur en quête de succès électoral avait lui
aussi forgé une loi supprimant les voies de régularisation, créant de fait
une population d’étrangers ni régularisables ni expulsables (en raison de
leurs liens familiaux notamment). Trois ans plus tard, les églises étaient
prises d’assaut par les sans-papiers. Le ministre s’appelait Charles Pasqua.

Philippe Bernard

Article paru dans l’édition du 17.06.06