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Sud-Liban : "Ce que nous avons fait est fou et barbare"

Publie le jeudi 2 novembre 2006 par Open-Publishing

Au Sud-Liban, l’armée israélienne a déversé plus de un million de sous-munitions lors des trois derniers jours du conflit.

de Christophe AYAD

Il est midi sur les hauteurs de Ras al-Aïn. Une énorme explosion secoue le village engourdi par la torpeur ensoleillée d’une belle fin de mois de septembre. Les habitants sursautent à peine. Un mois et demi après la guerre qui a opposé Israël au Hezbollah, les détonations continuent de se faire entendre quotidiennement. Ce sont les démineurs qui font exploser les milliers d’engins non explosés et autres sous-munitions qui tapissent littéralement la campagne.

Ce jour-là, à Ras al-Aïn, les experts de Bactec, une société britannique spécialisée dans le déminage, viennent de faire sauter un millier d’engins à la fois. Ils n’ont même pas eu besoin de les ramasser : « Nous les avons trouvés là, au milieu d’un champ, explique le chef d’équipe de Bactec. Les villageois les avaient ramassés eux-mêmes et rangés dans des caisses en bois. Puis ils nous ont appelés. »

« Engins mortels oubliés » . Lassés d’attendre les équipes de déminage, débordées par l’ampleur de la tâche, les habitants de Ras al-Aïn, à une dizaine de kilomètres au sud de Tyr, ont déminé à leurs risques et périls. « En fait, ils ont payé des journaliers palestiniens pour faire le travail », confie un employé municipal. Un dollar la sous-munition : le salaire de la peur. Face à la « performance », les experts britanniques sont aussi admiratifs qu’embêtés : « Ce que ces gens ont fait est incroyable. Ces objets peuvent exploser au moindre contact. Mais en procédant de la sorte, ils ont aussi complètement brouillé le terrain. Lorsque nous déminons, nous le faisons de manière systématique. Là, rien ne garantit qu’il ne reste pas des engins mortels oubliés. »

Comme des dizaines d’autres villages du sud du Liban, certains quartiers de Ras al-Aïn ont été littéralement couverts de sous-munitions. Les murs de certaines maisons portent l’inscription « CBU » ( Cluster Bomb Unit ) à la peinture rouge, signalant ainsi qu’elles sont un piège mortel. Les paysans du coin hésitent à retourner dans leurs vergers, alors que la cueillette des olives bat son plein. « On en trouve partout, dans les champs, sur les toits des maisons, dans les vergers, accrochées aux branches des arbres, absolument partout », explique Dalia Farran, la porte-parole du Mining Action Coordination Centre (Macc), l’organisme mi-étatique, mi-onusien chargé du déminage au Sud-Liban. Macc a vu le jour en 2000, dans la foulée du retrait israélien du Liban. A l’époque déjà, l’armée israélienne avait laissé un demi-million de mines en partant. De 2000 à 2004, cinq millions de mètres carrés avaient été nettoyés et 62 000 engins désamorcés. Aujourd’hui, tout est à recommencer, en bien pire.
« Fou et barbare ». Théoriquement, les bombes à sous-munitions, qui peuvent être tirées par obus d’artillerie (88 engins par obus), roquette (540 sous-munitions) ou bombe larguée par avion (640 engins mortels), sont larguées à quelques mètres du sol. Elles sont censées percer des blindages, mais jusqu’à 40 % d’entre elles n’explosent pas à l’impact. L’armée israélienne en a tiré des dizaines de milliers, semble-t-il pour interdire l’accès de certaines zones aux tireurs de roquettes du Hezbollah.

Mais la plupart des tirs ont été effectués lors des 72 dernières heures, alors que l’arrêt des hostilités était presque acquis par la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU. « C’est comme si, de rage et de dépit, les Israéliens avaient voulu rendre cet endroit invivable », avance un diplomate occidental. Le commandant israélien d’une base de lance-roquettes, interviewé par le quotidien israélien Haaretz, a révélé que 1,2 million de sous-munitions avait été déversé au cours des trois derniers jours du conflit. « Ce que nous avons fait est fou et barbare », concluait-il. Quelque 750 sites « pollués » ont été recensés jusqu’à présent : « En moyenne, explique Dalia Farran, chaque site représente 197 000 mètres carrés à dépolluer. » Selon une évaluation sommaire, il y aurait aujourd’hui entre 1 million et 1,5 million de sous-munitions non explosées dans le sud du Liban. Cette zone s’étend même au nord du fleuve Litani.

Avec plus de 120 blessés et 21 morts (16 civils et 5 artificiers de l’armée libanaise) à la mi-octobre, les sous-munitions, dont la taille ne dépasse pas la moitié d’une canette de Coca, ont causé une moyenne de trois accidents par jour. Une véritable course contre la montre est engagée car les intempéries de l’hiver risquent d’enterrer les engins mortels, les rendant encore plus difficiles à détecter. L’armée française, mais aussi les Italiens, les Chinois, les Espagnols, etc., participent aux côtés de l’armée libanaise, sous-équipée pour cette tâche, aux opérations de déminage de Bactec et de Mine Action Group (MAG), une ONG britannique présente au Liban depuis plusieurs années.
Ce jour-là, les experts de Bactec ne s’attardent pas à Ras al-Aïn. Une nouvelle urgence les attend à Aïta al-Chaab, près de la frontière israélienne, où deux enfants ont été grièvement blessés par un engin qui traînait par terre. Dans le sud du Liban, après la guerre, c’est encore la guerre.

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