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TOUS INTERMITTENTS DU SPECTACLE !?

Publie le mardi 15 juillet 2003 par Open-Publishing

Texte paru dans la revue chimères n°30, 1997-
http://www-revue-chiméres.org

« Une discontinuité n’est pas une interruption, encore moins un
arrêt, elle est une continuation, une poursuite sur un mode
imprévisible... Un intermittent est un travailleur discontinu... « En
rompant la continuité, une discontinuité introduit de la liberté dans
le déroulement d’un phénomène. » (Denis Guedj, mathématicien)

Les « artistes », les techniciens du spectacle et l’ensemble des
travailleurs précaires des industries culturelles (du spectacle
vivant à l’odieux-visuel) sont représentatifs de I¹évolution de
l’organisation sociale du travail dans cette société. Tel est du
moins le pari que nous faisons, l’hypothèse que nous voulons sou-
mettre ici au débat. À l’heure de la levée en masse des travailleurs
intermittents du spectacle contre les menaces qui pèsent sur leurs
conditions de travail et de survie, nous souhaitons faire appel à
l’intelligence collective, pour tenter de comprendre et d’exprimer le
contenu général que porte le conflit actuel. Les travailleurs
intermittents du spectacle sont 80 000 officiellement recensés, dont
seuls 40 000 parviennent à ouvrir leurs droits. Ils disposent en
majorité d’un revenu inférieur au Smic et constituent un véritable
laboratoire de la précarité du travail comme de la distribution du
revenu pour la masse, en constante expansion, des tra- vailleurs
précaires : les formes du salaire social, c’est- à-dire de cette
partie du salaire - qu’il soit différé, de remplacement ou
complémentaire - qui ne dépend que très relativement du temps passé
au service direct d’un employeur particulier. Pour comprendre les
luttes en cours, il faut se souvenir qu’outre les intermittents
officiels qui participent des industries culturelles - c’est-à-dire
d’une branche de l’activité économique qui comporte environ 600 000
salariés - ce sont des foules de sous-salariés, RMIstes, objecteurs
de conscience, bénévoles divers, intermittents récemment exclus par
la nomenclature Unedic du secteur spectacle, etc., qui composent la
force de travail exploitée dans cette branche d’activité.

Intermittence générale et formes particulières de salarisation

Travail par projet, alternance de périodes d’activité " Inde-
pendante " et de périodes d’emploi officiel, précarité,
entretien continuel de son propre savoir-faire, impliqua-
ton subjective, production qui s’adresse aux affects, à
la sensibilité et à l’intelligence... ces tendances ne sont
pas une spécificité du " secteur " du spectacle. Elles tra-
versent, avec des vitesses et des ampleurs variées, tous
les secteurs de la production de richesses, marchandes
et sociales, ou encore culturelles, puisque la culture se
définit désormais comme la meilleure des marchandises
possibles...

Ce qui était il n’y a pas si longtemps exceptionnel tend à devenir la
règle. 80 % des embauches s’effectuent en CDD. La précarité du
travail ou l’intermittence n’ont plus rien de marginal. Lorsque la
fonction publique territoriale repose pour 10 % sur l’emploi de CES,
quand l’éducation s¹appuie sur l’emploi de maîtres auxiliaires, de
vacataires, de CES, d’étudiants à contrat bidon et de bénévoles (1),
il devient urgent de saisir l’ampleur de ce phénomène, pour découvrir
à quel point le travail et les garanties qui semblaient y être
associées se sont transformés. Des secteurs centraux de la production
sociale (2) repo- sent ainsi sur des activités socialement réglées
constitutives d’un travail salarié qui fonctionne toujours davantage
à la précarité de l’emploi et des conditions de survie. Il est temps
d’observer en quoi l’intermittence, malgré les limites évidentes des
garanties actuellement concé- dées, peut servir de modèle pour une
masse croissante de salariés plongés dans l’insécurité sociale. N’est-
ce pas d’ailleurs en raison du modèle qu’il représente que le statut
de salarié intermittent est attaqué ?

Les intermittents ne sont pas des chomeurs.
Les chomeurs sont-ils des intermittents ?

Immense majorité des chômeurs circule entre périodes d’emploi
précaire (CDD, CES, missions, stages, travail indépendant ", etc.),
périodes de formation et de recherche d’emploi. Ces travailleurs
précaires entretiennent ainsi en permanence un marché du travail dont
ils sont devue- nus des acteurs centraux. L¹intermittence est la
tendance autour de laquelle se réorganise désormais l’ensemble du
marché du travail. Or l’ancienne définition du chômeur, construite
sur un modèle industriel, prévoyait seu- lement deux possibilités :
salariés dans l’entreprise ou non.

Cette nouvelle réalité sociale et productive est identi- fiée par les
professionnels du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel.
Réunis en assemblée générale le 16 décembre 1996 au TNP occupé à
Lyon, ceux-ci, " par solidarité avec tous les salariés qui
aujourd’hui travaillent avec le chômage (autres intermittents,
saisonniers, inté- rimaires, "annexe 4", CDD ... ), demandent que
soient appliqués à ces salariés les principes en ¦uvre dans les
annexes 8 et 10 : annulation de l’allocation, 507 heures comme base
horaire pour l’ouverture de droits²

Revenus et salaire, dissocier le revenue de l¹emploi

L¹ampleur des temps désormais alloués à la formation continue,
officielle ou informelle, contribue partout à une dissolution de la
frontière entre temps de vie et temps de travail. Cette mutation est
parfaitement illustrée par l’exemple de l’ensemble des " professions
intellectuelles " (archi- tectes, chercheurs, avocats, activités de
conseil, journa- listes, photographes, etc.) (3). Il en est de même
pour les jeunes qui sont maintenant majoritairement touchés par le
chômage, le plus souvent non indemnisé, à un moment ou un autre de
leur vie de salariés. Car de l’école au MacDo (et ses dix heures
hebdomadaires payées au Smic horaire), il n’y a souvent qu’un pas,
que le projet de " stage diplô- mant " risque de rendre de plus en
plus impératif pour les scolarisés et de moins en moins coûteux pour
les employeurs. Avec la reconversion massive du travail indus- triel,
à I’¦uvre depuis maintenant une vingtaine d’années, avec les
innombrables restructurations et leurs cortèges de plans sociaux,
l’alternance de périodes d’emploi, de formation et de chômage tend à
devenir la norme des comportements productifs. Seule la continuité
d’un revenu dissocié de l’emploi en entreprise pourrait garantir la
production du savoir-faire, le maintien et le développement des
capacités de produire des salariés, en formation, au chômage ou dans
l’emploi. Le statut de salarié des intermittents défendu par la lutte
actuelle introduit une dissociation entre le revenu perçu et le
travail effectué directement pour un employeur. Les intermittents
montrent que le revenu perçu n’est pas seu- lement une assurance
contre le manque momentané d’em- ploi, mais une rémunération qui
rétribue les diverses acti- vités effectuées en dehors des périodes
du travail employé.

Le plein emploi ne reviendra pas

il faudra bien abolir le chômage. Mais est-il possible de le faire
par le recours au travail permanent ? Est ce d’ailleurs souhaitable,
car, comme le disait une intermittente lors d’une AG, "
l’intermittence peut aussi être un choix " ? La flexibilité du
travail, l’intermittence de l’activité ne sont pas des conditions
conjoncturelles et transitoires, mais au contraire des conditions
structurelles. Le patronat et l’État - premier employeur de
travailleurs précaires veulent pouvoir exploiter une force de travail
mobile, poly- valente et formée, tout en se déchargeant au maximum
sur l’individu et sa famille des coûts de la production et de la
reproduction de la force de travail. Ce que divers auteurs en vogue
(Méda, Boissonnat, Rifkin) désignent par les termes de " fin du
salariat " ou de " fin du travail n’est rien d’autre qu’une
modélisation normative et fonc- tionnelle de ces phénomènes concrets
que les économistes qualifient de processus de désalarisation
formelle. La question posée par cette nouvelle donne devient cen-
trale : comment renverser au profit du plus grand nombre cette
situation qui produit souffrance et désespoir ? Le statut des
intermittents offre des pistes intéressantes car l’alternative à la
précarité ne peut plus être recher- chée dans l’illusoire perspective
d’une transformation de l’ensemble des travailleurs précaires en
employés permanents. Pour abolir le chômage, il faudrait cher- cher
comment garantir un revenu permanent, plutôt que de rêver d’un emploi
permanent pour tous. L¹entreprise dans les conditions mondiales de
concurrence ne reviendra jamais aux conditions d’emploi d’autrefois,
l’histoire avance encore par ses mauvais côtés... Il faut trouver une
stratégie offensive contre la précarité en exigeant la rémunération
de la flexibilité même. La recomposition du salariat implique de
contribuer à toutes les luttes pour la reconnaissance pleine et
entière du caractère hautement productif de cette nouvelle forme du
travail : l’intermittence. Les patrons, privés ou publics, veulent la
constitution d’un régime spécial, d’une caisse particulière. Ils
veulent exclure les intermittents du régime général de l’Unedic, donc
du statut de salarié, pour réguler le secteur sur le modèle du
travail " indépendant ". Ce n’est rien d’autre qu’un projet destiné à
renforcer l’exploitation en généralisant la concurrence. L¹attaque
contre l’une des seules formes de statut de salarié actuellement
concédée aux travailleurs précaires est exemplaire de la volonté de
lier à nouveau étroitement le revenu des travailleurs précaires à
l’emploi. Idéologie du travail est bien, comme toujours, une arme aux
intermittents tient ses promesses, il ne s’agira pas seulement de
refuser le projet patronal actuel, mais de contribuer à la création
d’un rapport de forces qui modifie les conditions de distribution du
revenu pour l’ensemble des précaires. Face aux offensives patronales,
la généralisation du salaire social à l’ensemble des producteurs de
richesses peut former l’axe majeur d’une recompositon du salariat. Le
statut des intermittents fournit un modèle d’organisation du travail
qui réduit l’angoisse de l’argent (il n’y en aura jamais assez pour
tout le monde mais ...) et réduit le chantage exercé par les
employeurs. Modification du statut ? Il faudrait en tout cas ouvrir
un large débat et ne pas se borner au statu quo. La barre des 507
heures exclut pratiquement la moitié des intermittents du statut,
accroit la concurrence sur le marché du travail et pousse à la
fraude, générant des rapports spécifiques de soumission aux
employeurs. La connivence clientéliste avec un réseau d’employeurs
est souvent de rigueur, que ce soit en raison de l’aspect aléatoire
du calcul des heures (les répéti- tions vont-elles compter pour les
heures Assedic ?) ou de la nécessité de dégotter des cachets fictifs
afin de parvenir à la durée d’emploi couperet exigée par les Assedic.
Ainsi les intermittents dépendent-ils fortement de leur salariant. Le
système d’indemnisation est aussi une forme occulte de financement
aux entreprises. AB Production, la bdite qui fabrique " Hélène et les
garçons ", a été cotée en bourse à Wall Street en exploitant le
travail des inter- intermittents et donc le statut qui permet
l’existence même de ce type de main-d¦uvre. Il faudra que le futur
sta- tut de salarié soit une reconnaissance de l’activité des
intermittents et non une possibilité pour les entreprises d’exploiter
la précarité.

La culture et le capitalisme mondial

La culture doit tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle
moteur dans le développement de l’économie qui fut celui de
l’automobile dans la première moitié et des chemins de fer dans la
seconde moitié du siècle pré- cédent ", écrivait Gilles Deleuze. Les
intermittents produisent de la richesse. lis sont même au c¦ur de ce
secteur qu’aux USA on commence à appeler " écono- mie de
l’information " et qui comprend l’informatique, l’industrie
culturelle et la télématique (4). Le software (le contenu " culturel
") qui fait tourner toutes ces machines électroniques et numériques
est l’élément stratégique de cette industrie. Les intermittents du
spectacle constituent la partie la plus mobile, productive et
innovante de l’industrie culturelle (400 000 emplois en France) qui
va à son tour être complètement intégrée à cette nouvelle dimension
de l’économie mondiale. La tendance de l’économie à devenir une
économie des services est particulièrement visible dans l’économie de
l’information (5), ce produit qui transforme le consomateur en
public. Le paradigme esthétique de " production du public " est
assume et détourné par les compagnies multinationales de
communication et de production culturelle. Les enjeux de cette lutte
vont bien au-delà de la " culture en crise car elle inclut
directement les " artistes " là où d’habi- tude ils ont du malà se
concevoir : dans le rapport entre création et formes collectives de
production, diffusion et circulation. C’est parce que leur statut
actuel constitue poten- tiellement un modèle pour l’ensemble des
travailleurs précaires que les employeurs veulent isoler les inter-
intermittents du régime général de l’Unedic. Il s¹agit de prévenir
toute contamination. Que cela se produise à l’heure où les
associations de chômeurs et de précaires, les mouvements de lutte
contre le chômage se mobilisent contre la convention Une- dic
(dégressivité des allocs, un chômeur sur deux sans allocation
chômage, des excédents financiers que les partenaires sociaux, sous
couvert d"’ acti- vation des dépenses ", offrent aux employeurs comme
autant de subventions supplémentaires à i’exploitation, etc.)
représente l’opportunité d’une jonction, qui, à l’instar du mouvement
de mars 94 contre le Smic jeune/CIP, commence à poser clairement une
question qui pourrait se formuler ainsi : comment la quatrième
puissance économique du monde, comment un pays dont la Constitution
sti- pule que la société doit à chacun de ses membres des " moyens
convenables d’existence " peut-il sor- tir par le haut de la crise de
son système de régu- lation ?

 Laurent Guilloteau, AC !
 Maurizio lazzarato, Multitudes
 Yves Pagès, écrivain

NOTES

1. Individuels ou associatifs, incités à entreprendre, à leurs frais
pour l’essentiel, des campagnes locales contre l’illettrisme ou
l’échec sco- laire, voire de volontaires pour le service Cdi.

2. Spectacle, communication, éducation, confection, bâtiment, agri-
culture (connaissez-vous l’infâme statut actuel des saisonniers ?), m
tourisme, hôtellerie, restauration, commerce - et spécialement la
grande distribution avec ses masses de salariées sous-payées et
flexibles - recherche, etc,

3. Dans tous ces secteurs se développent des formes de travail pré-
caire et une hiérarchisation de plus en plus inégalitaire des
salaires et des conditions de vie.

4. Selon l’Observatoire mondial des systèmes de communication,
l’ensemble des industries de l’information (audiovisuel, inforrna-
tique, télécommunication) représentera 6,3 % du PIB mondial en l’an
2000 (il représente aujourd’hui 5,7 % de ce PIB, soit l’équiva- lent
du marché mondial automobile). Selon le Worid Télécommunications
Développement Report de l’année 1995, Il le secteur de
l’infocommunicatfon (ensemble des télécommunica- tions, de
l’informatique et de l’audiovisuel) croît à un taux presque double de
celui du reste de l’économie²

5. Il faut aussi remarquer que la valeur ajoutée dans le secteur
n’est pas produite en priorité par les industries de production
d’équipements, mais par la production et la gestions de services.
Actuellement, par exemple, le marché des équipements de télé-
communications totalise 0,39 % du PIS mondial et le marché des
services 1, 83 %, soit au total 2,22 9É Donc plus des 314 de la pro-
duction sont assurés par les services.