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Temps, conceptions et finalités du travail.

Publie le mercredi 30 juin 2004 par Open-Publishing

C’est grave docteur ? le présent me panique, les débats me stressent, les bruits de réforme m’inquiètent.
On a coutume d’entendre que le discours politique est à cent lieues des réalités du terrain. Mais j’ai de plus en plus l’impression que le discours politique n’est pas le seul à s’aliéner au monde humain. Comme si la pensée unique dont on a commencé a parler dans les années 90 nous avait toutes et tous rattrapés.

La réflexion aujourd’hui est une espèce de train électrique pour enfants, avec ses éléments préfabriqués en usine à penser, qui tourne en rond dans un paysage de carton, émerveillant médias et pouvoirs au regards vides.
Les yeux jaloux, beaucoup d’enfants rêvent de manipuler le jouet faute d’imaginer qu’au-delà des maquettes il existe un vrai monde, certes en mauvais état, mais toujours accessible.

Ici comme ailleurs fleurissent de nombreux propos sur l’extinction rapide des acquis des travailleurs. Il n’est par rare de lire même l’évocation du bon vieux temps des ambitions prolétariennes et même une certaine nostalgie à l’idée de dictature populaire. Mais plus généralement, la modération conduit surtout à dénoncer la dégradation des conditions et de la durée du travail.

En bons manichéens, les détracteurs du capitalisme technocratique imputent à la classe bourgeoise les maux qui nous affligent comme ceux qui nous menacent. En somme, nous en arriverions au succès du complot bourgeois de rétablir l’esclavage. Ce qui à vrai dire n’est pas totalement faux, puisqu’il prospère de plus en plus dans les pays pauvres.

Mais le plus inquiétant dans le prétendu renouveau d’un discours gauchiste ou de gauche, n’est pas qu’il se cantonne de plus en plus à la défense d’acquis strictement occidentaux. Le plus inquiétant c’est qu’il continue à refouler le débat sur le travail et le dévoie en défense des droits qui lui sont associés ici et à ses modalités.

Comme si l’histoire s’était arrêtée au milieu du vingtième siècle.

Le travail pourtant, ne peut se résumer aux tâches effectuées pour un donneur d’ordre contre rémunérations et avantages. En tout cas sa définition n’est ni acquise, ni allant de soi. Car au-delà du système d’échange - certains diront d’exploitation - auquel on s’échine à le cantonner, il implique une transformation et poursuit une finalité.

Et il est patent que les partis de gauche plus encore que ceux de droite refusent absolument d’interroger les finalités du travail. C’est ce qu’on peut appeler un tabou contemporain. Un tabou qui satisfait l’esprit du chacun-pour-soi que d’un bout à l’autre du spectre politicien on reconnait comme paradygme de la séduction électorale.
Cherchez bien : quelle raison vous opposera-t-on si vous avez l’outrecuidance de revendiquer le débat sur le but du travail ? eh bien on vous dira que c’est une sacrée question, qu’on n’en est pas là, qu’il faut être pragmatique et que bon, il faut s’attacher à des revendications que tout le monde puisse comprendre, et patati et patata.

Ah, et puis aussi on est chaque fois face au méchant gouvernement, et il faut d’abord contrer ses projets, et concentrer nos efforts à ça. Autrement dit, on pensera plus tard.

Parce qu’évidemment s’atteler à une réflexion sur la conception et la finalité du travail conduit à s’interroger plus largement sur plein d’aspects de nos vies qui dépassent largement du cadre politicien traditionnel.

Par exemple interroger des idées toutes faites comme celle de progrès, d’équité ou celle de la relation entre prospérité locale et concurrence avec les pays pauvres, sans oublier le dégrèvement des ressources pour les générations futures.

Comme si l’idée d’avoir six semaines de congés payés, un smic à mille-deux-cents euros et la retraite à cinquante-cinq ans nous ouvraient une fenêtre vers le futur.

...

En somme, il est tout juste question de monnayer notre consentement à la poursuite tranquille de l’éradication de l’espèce, dans l’abêtissement général et la fascination pour l’idéal matérialiste renouvelé, que représente le mode de vie des V.I.P.

Cool !

Voilà le grand mot lâché : matérialisme.

Mot qui résonne spécialement aux oreilles des marxistes, pragmatiques défenseurs de la ligne dure ; l’histoire c’est la lutte des classes, et l’inégalité c’est purement matériel.

Autrement dit méfions-nous de ceux qui pensent, car le vrai travail est à l’atelier ou à l’usine. Et les vrais méchants c’est les patrons ; à part eux, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.

Mais pourquoi nous enfermons-nous dans une conception aussi obtue de la lutte à conduire ? Elargir le champ des mises-en-causes signifierait-il nous aventurer sur un terrain plus familier aux philosophes ou aux religieux qu’aux politiques ?

Peut-être bien,
mais pas forcément.

Cette obsession redondante pour le fait matériel répond à un souci d’honnêteté, qu’on pouvait comprendre d’un observateur de l’ère indutrielle comme l’était Marx. Une ère où les églises chrétiennes renvoyaient le salut des masses à l’au-delà de la mort, renforçant d’autant le pouvoir des puissances séculaires du patronat.

Aujourd’hui n’en déplaise aux nostalgiques, le monde est profondément différent.
Aujourd’hui le plus grave n’est plus la souffrance de la faible humanité au sort globalisé. Et le progressisme matérialiste fait figure de cauchemar alternatif plus que d’idéal de changement. Parce que le tragique de l’époque n’est pas que le travail humain ralentisse, se concurrence de plus en plus, soit plus dur, se déplace, et se concentre.

Le plus grave ce que le travail n’ait plus la moindre signification humaine.

Sur ce plan il est intéressant de constater que l’interprêtation la plus répandue du succès du fondamentalisme religieux dans différentes régions du globe soit elle-même matérialiste. Et négative.

Les bavards dissertent et nous chantent la même chanson : si la religion a de plus en plus de succès, c’est qu’elle recrute dans les pays où il y a le plus de chômage et où les gens -parait-il- se sentent les plus désoeuvrés, abandonnés et malheureux.

Quelle drôle d’idée.

On peut se demander si au contraire, le regain d’intérêt des masses des pays pauvres pour le religieux ne procède pas du constat auquel conduit l’observation à distance de notre modèle de développement matériel.
Un modèle qui, à force de se refuser à une auto-critique de fond, a complètement cessé d’accorder la moindre importance à la moralité humaine des buts qu’il se fixe.

Un modèle dans lequel l’opposition confine ses exigences au replâtrage des apparences. Une opposition qui faute de s’engager dans une lutte de fond pour la justice collective, préfère occulter le principe même qui explique l’impasse totale du présent.

Un principe assez simple qui n’a rien de matériel.

Nous héritons de génération en génération de l’idée d’une valeur supérieure de ce qui nous contraint, sur ce que nous choississons librement. Nos valeurs sont faussées par le consentement général à fonctionner dans un système régit par des contraintes, et pas par des choix.

Tout notre système de transmission intergénérationnel, la manière dont nous éduquons nos enfants, s’applique à inculquer à notre descendance, la conscience d’une défaite irrémédiable des valeurs humaines affectives et positives. Cela quelque soit la classe sociale à laquelle nous appartenons. Et quelque soit le camp politique duquel nous nous réclamons.

Or, en acceptant l’idée que l’expérience acquise ou les savoirs maîtrisés par contrainte puisse à nos yeux revêtir une valeur particulière, qu’on estime malgré nous ne pas pouvoir comparer à ce que nous voudrions, nous succombons tous à différents degrés, à un processus de déshumanisation. Processus certes culturel, mais aux conséquences désastreuses aujourd’hui.

Si nous rapprochons cette proposition de l’invocation redondante de la valeur du travail en général, nous réalisons rapidement que ce n’est n’est ni à ses motivations ni au résultat d’un travail auxquels nous assimilons sa valeur subjective, mais à la mesure de sa pénibilité et des efforts qu’il implique.

Si à l’inverse, nous réfléchissions au travail et choisissions d’estimer sa valeur en fonction du degré d’affection que nous portons à ses destinataires, voire du plaisir ressenti à l’effectuer, nous nous retrouverions nez-à-nez face à la vanité non seulement de notre ordre social, mais tout autant de nous-mêmes.

C’est qu’en dépit des apparences concurrence interpersonnelle, revendication de mérites du travail ou de privilèges sociaux, comme le refus d’introspection à l’égard des motivations qui nous animent procèdent d’un tropisme profond, assez assimilable à une inhibition collective.

Il est en effet extrêmement difficile d’estimer la "valeur" un sentiment. A forciori d’en revendiquer un quelconque mérite.

Songeons à la transformation des valeurs si, plutôt que nous satisfaire d’avoir pris de la peine et sacrifié de nous même pour faire les choses, voire souffert, nous faisions plus référence à l’amour ou aux désirs et aux plaisirs qui nous motivent.
Ne serait-ce pas plus facile, à moins bien sûr d’assumer le plaisir à dominer et oppresser l’autre, pour identifier les voies qui s’ouvrent à nous pour construire l’avenir ?

Il me semble que cette rupture culturelle, qui bien entendu transcende les questions de travail ou de savoirs, et qui prodéderait d’un réapprentissage à vivre en accordant au moins autant de valeur aux motifs de séduction, de jouissance, d’espoir et d’affection, qu’au fait que certaines de nos actions nous soient imposées par contrainte collective ou respect du aux souffances subies par nous-même ou nos parents, revêt un caractère central dans celles qu’on devrait aujourd’hui aborder.

Car si nous ne prenons aucun recul face à la manière dont nous résumons l’éducation à l’apprentissage d’une certaine acceptation à subir les contraintes, ou à l’appropriation d’outils critiques dont le but se résumerait à acquérir des moyens de négocier la peine à vivre, nous ne ferons qu’encore et encore renforcer le caractère inhibé de l’organisation collective actuelle.

Tout bêtement parce que les vrais moteurs qui nous conduisent à aimer la vie, et au-delà à respecter celle des autres, sont à l’opposé de ce que véhicule notre discours culturel contemporain.
Au niveau individuel, nous reconnaissons volontier que les seules choses qui nous attachent vraiment à continuer à exister, à aimer agir, puissent se limiter l’évocation de ceux qu’on aime, de ce qu’on trouve beau, agréable et bon pour le présent comme pour le futur.

Et je ne comprend toujours pas qu’on apprenne encore aux enfants que la valeur des choses puisse s’estimer par la peine et la douleur qu’elles demandent, sans la moindre allusion à nos aspirations les plus nobles.
On s’interroge encore sur ce qui expliquerait le nombre de suicide chez les post-adolescents, la cruauté des régles de concurrence belliqueuse qui régissent les relations humaines, et l’inhumanité grandissante qui supure des journaux de vingt heures.

Il semble pourtant que ce soit du à cet espèce de masochisme suicidaire qui nous tient lieu de moralité comme de règle de vies.

D’où mon obstination à lutter autant contre les préjugés d’un changement laborieux, que des revendications des uns ou des autres, lorsqu’elles prétendent se justifier de telle ou telle peine subie.
Ce n’est pas qu’il faille oublier les peines - c’est si difficile voire souvent impossible - mais plutôt de bien voir qu’entrainant à désespérer, et renforçant un conditionnement en action depuis des siècles, leur invocation prioritaire nous éloigne concrètement et de plus de plus, de la concentration d’énergie vitale indispensable à la mise en cohérence des civilisations humaines avec ce qui explique notre attachement véritable à l’existence.

Rompons avec l’idée que le baffes nous apprennent quoique ce soit.

Rompons avec l’idée que la vie se gagne.

Et luttons ensemble pour que la vie prévale par dessus tout, en amont même des considérations d’utilité ou de mérite supérieur que reconnait encore notre société à ceux qui souffrent, ont souffert ou peinent, sur ceux qui prétendent agir au nom de leurs seuls espoirs et désirs vitaux.

Luttons pour que la valeur de nos sentiments prévale sur celle de nos frustrations.