Accueil > De Washington à Fukushima, jusqu’à quand répéterons–nous « Never again » ?

De Washington à Fukushima, jusqu’à quand répéterons–nous « Never again » ?

par Cécile Asanuma-Brice

Publie le samedi 31 mars 2018 par Cécile Asanuma-Brice - Open-Publishing

source : http://japosphere.blogs.liberation.fr/2018/03/27/jusqu-quand-repeterons-nous-never-again/

La manifestation du 24 mars 2018 pour le contrôle de la détention d’arme aux Etats-Unis dépasse largement le problème américain pour mettre en évidence des logiques propres aux violences structurelles auxquelles font face nos sociétés.

Tout était calme ce mois de mars dans le parc de la Maison Blanche à Washington. Des volontaires distribuaient des cartes annonçant le parcours des cerisiers en fleurs offerts par le maire de Tôkyô, Yukio Ozaki à la ville de Washington le 27 mars 1912 en vue de consolider l’amitié entre les deux pays. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce geste symbolique aura eu ses limites si l’on en croit la suite de l’histoire. Tout était calme en apparence 106 ans plus tard, le 24 mars 2018 puisque c’est la fleur au fusil qu’un million de manifestants ont afflué de toutes parts, pour participer à une manifestation aux allures d’évènement historique. La tuerie au lycée de Parkland, le 14 février dernier qui avait fait 17 morts était une tuerie de trop. On se souvient du massacre de Las Vegas (Nevada) qui avait fait 58 morts en octobre 2017, alors que celui de l’église du Texas en avait fait 26 le mois suivant, depuis 1999 (tuerie de Colombine) ce serait 187 000 jeunes américains qui auraient été exposés à des violences armées. Samedi dernier, ceux qui répondent désormais au dénominatif de shooting generation ont demandé à leur gouvernement de mettre en place une politique de contrôle de détention d’arme plus stricte et d’interdire celle d’arme d’assaut.

Le matin-même, à quelques rues de là, chercheurs japonologues, cinéastes et victimes de l’accident nucléaire de Fukushima se réunissaient afin de faire un bilan de la situation actuelle concernant la protection des populations. De victimes à victimes, parce que les armes prennent des formes qui ne sont pas toujours celles que l’on veut croire, c’est avec enthousiasme que nous nous dirigeons vers la manifestation afin de partager notre soutien avec ceux et celles qui construiront le changement.

©Cécile Brice - Manifestation du 24 mars 2018 pour le contrôle de la détention d’arme, Washington. (Photo)

Never again

« Ici aussi on crie encore « plus jamais ça » pour la énième fois » glissais-je à l’oreille de Ruiko Muto, qui me répond par un sourire d’entendement approuvant l’ironie de la situation. Son regard à la fois fatigué mais inlassablement déterminé se perd dans la foule. Combien de fois aura-t-elle entendu ce « plus jamais ça ! ». Combien de fois l’aura-t-elle scandé aussi durant ces sept années qui ont suivi l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima. Victime directe de la contamination, cette femme aux cheveux grisonnants avait choisi de vivre au beau milieu de la nature dans une maison construite de ses mains. Le niveau d’irradiation ambiant interdit désormais les balades dans un environnement d’ordinaire luxuriant. Les événements de mars 2011 l’ont projeté à la tête des citoyens réclamant la prise de responsabilité de l’accident par l’Etat japonais via une procédure judiciaire qui n’en finit pas de durer. De tribunaux en tribunaux, de manifestation en manifestation, Ruiko Muto, infatigable, est venue cette fois à Washington pour raconter sa démarche. A ses côtés, Norma Field[1] sait où elle nous mène. Professeure émérite de l’université de Chicago, elle aussi n’en n’est pas à son premier combat.

©Cécile Brice - Le professeur Katsuya HIRANO (Pr. Université de Los Angeles), Ruiko Muto (Fukushima Women against Nuke), Norma Field (Pr. Emérite, Université de Chicago) (Photo)

Après avoir organisé avec Margherita Long (Professeure associée à l’Université de Californie) un panel de présentation relatif à l’accident nucléaire lors du congrès annuel de l’Association for Asian Studies, elle nous enfourne dans un taxi, en direction de la manifestation annoncée.
« Ce sont des lycéens qui ont lancé l’appel », nous dit-elle. « Vous vous rendez compte ?! Ici, les jeunes ont une force d’expression impressionnante ». Mon regard croise celui de Katsuya Hirano, professeur d’histoire à l’université de Los Angeles qui approuve vivement : « Jamais on ne permettrait aux jeunes japonais de pouvoir s’exprimer de la sorte. C’est fabuleux ce qui se passe ici. Les jeunes ont une totale liberté d’expression. Au Japon, ils auraient été arrêtés dans leur entrain par les professeurs de l’école, par les voisins ou par leurs parents ».

©Cécile Brice - Manifestation du 24 mars 2018 pour le contrôle de la détention d’arme, Washington.Photo

Cette réflexion me plonge dans un léger malaise. A la fois admirative de la grande liberté qui anime ce mouvement, une nouvelle similarité avec Fukushima me vient à l’esprit : les rôles s’inversent. Les enfants, plutôt que les parents, sont en première ligne, et ce sont eux, premières victimes, qui demandent à être protégés, ce sont eux qui manifestent pour que les politiciens changent, ce sont eux qui témoignent des crimes commis, comme ce sont eux qui demandent, dans le cas présent, le contrôle de la vente et de la détention d’arme.

« Mon grand père avait un rêve, j’en ai un aussi »

Les uns après les autres, les témoignages se succèdent. Un jeune noir américain d’une quinzaine d’années relate la mort de son frère de treize ans, tué lorsque lui n’en n’avait que cinq. Se rendant à une fête chez des amis, l’enfant a été descendu par un inconnu, sur le chemin.

Une jeune fille raconte le cambriolage de l’épicerie de sa mère : « Avant de partir, le voleur m’a attrapé, m’a posé un revolver sur la tempe, et m’a dit « si tu dis quoique ce soit à qui que ce soit, je te retrouverai ». Mais je ne peux plus me taire. Je veux que mes cauchemars cessent et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de m’exprimer aujourd’hui ».

« Aujourd’hui…. Aujourd’hui, c’était l’anniversaire de mes frères et sœurs. Ils étaient jumeaux. Ils ont tous les deux été tués par balle par un inconnu. »

©Cécile Brice - Manifestation du 24 mars 2018 pour le contrôle de la détention d’arme, Washington. (photo)

Un jeune noir américain évoque la croissance exponentielle des meurtres commis par les policiers américains qui assassinent les noirs américains pour des futilités, dans la rue, sous le regard indifférent des passants. Ses paroles sont mises en musique en un RAP qui nous rappelle les origines du genre.

Survivante de la dernière fusillade, une adolescente de 17 ans n’arrive plus à retenir ses larmes. « Il faut que ça s’arrête. Car nous, nous n’arrêterons pas tant que nous ne serons pas entendus ! » hurle-t-elle dans un cri entremêlé de colère et de désespoir.

©Cécile Brice - Manifestation du 24 mars 2018 pour le contrôle de la détention d’arme, Washington.Photo

La petite fille de Martin Luther King, 10 ans, témoigne devant la foule :
« Mon grand père avait un rêve, j’en ai un aussi !
Je rêve d’un jour où le marché des armes ne sera plus.
Je rêve d’un jour où nous pourrons nous rendre à l’école sans être tué par une balle perdue.
Je rêve d’un jour où l’on cessera de protéger les armes pour protéger la vie »…

La National Rifle Association (NRA) est la première visée par cette manifestation. Influençant le processus législatif par une activité de lobbying en faveur des politiciens soutenant l’armement[3], celle – ci estime, selon une logique propre, qu’il faut répondre aux armes par les armes. Ainsi, selon elle, les lieux scolaires et religieux seraient plus vulnérables en raison de l’interdiction du port d’arme à laquelle ils sont soumis. Cette position fut également celle du président américain qui n’a rien trouvé de mieux que de proposer l’armement des enseignants. C’est évidemment faire fi de la fusillade de Las Vegas qui ne concernait pas un lieu de culte. Mais c’est également ignorer les centaines de témoignages de personnes tuées chaque année de balles perdues hors de ces lieux.

- La NRA (National Rifle Association) première visée par cette manifestation.

Cette logique est semblable à celle qui motive la détention de l’arme nucléaire à l’échelle de la nation. Faut-il agir pour l’armement de la totalité des nations ou au contraire interdire l’arme nucléaire comme le suggère le projet de loi voté à New York le 7 juillet 2017[4] interdisant la prolifération de l’arme nucléaire. Ce texte voté par 122 voix sur les 193 pays reconnus par l’ONU est pour l’instant resté sans écho. La multiplication des accidents prouve pourtant que plus on arme, plus les crimes se multiplient. Concernant l’arme nucléaire, sa puissance est telle, que le crime qui en émanera sera ultime. Il ne sera plus temps alors de crier « Never again » !

©Cécile Brice Des manifestants brandissent les photos des victimes d’arme à feu lors de la manifestation du 24 mars 2018 à Washington. Photo)

[1] Norma Field, Matthew Mizenko (2015) FUKUSHIMA RADIATION : Will You Still Say No Crime Was Committed ?
Norma Field, Heather Bowen-Struyk (2016) For Dignity, Justice, and Revolution : An Anthology of Japanese Proletarian Literature
[2] A cette occasion, un panel sur la planétarisation de la question nucléaire a réuni : Matsuhiro Yoshimoto, Christophe Thouny, Ramona Bajema, Ueno Toshiya et Cécile Asanuma-Brice pour une discussion autour du livre dirigé par C. Thouny, M. Yoshimoto (2017), Planetary Atmospheres and Urban Society After Fukushima.
[3 ]Cf. New York Times, 24 février 2018 : The true source of the NRA’s Clout : Mobilization, not donations (https://www.nytimes.com/2018/02/24/us/politics/nra-gun-control-florida.html)
[4] Voir notre texte : la septième nuit du septième mois, médiapart https://blogs.mediapart.fr/cecile-asanuma-brice/blog/120717/la-septieme-nuit-du-septieme-mois-0

Portfolio