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Débat Jean-François Copé - Bernard Thibault

Publie le mardi 10 juin 2003 par Open-Publishing

Le porte-parole du gouvernement et le secrétaire général de la CGT s’opposent sur le plan Fillon. L’augmentation du nombre de retraités et les déficits à venir rendent la réforme "urgente", assure Jean-François Copé. "Quel que soit son enrobage, votre méthode est brutale", lui répond Bernard Thibault.

Le gouvernement et les syndicats s’accusent réciproquement de mentir et de falsifier les faits. qu’en est-il ?

Bernard Thibault : Le débat sur les retraites est faussé par le manque de franchise du gouvernement sur les effets de sa réforme. On ne dit pas tout. Prenons l’exemple des salariés ayant fait leur carrière au smic. Le gouvernement dit qu’il va garantir 85 % du salaire minimum. Or le texte dit 85 % au moment de la liquidation, ce qui ne garantit pas le montant de la pension, qui baissera au fil des ans. Il y a d’autres aspects sur lesquels, je le maintiens, vous ne voulez pas tout dire.

Jean-François Copé : Pour la première fois vont être inscrites dans les tables de la loi des garanties, comme celle-ci. Elles n’avaient jamais été assumées par aucun gouvernement.

B. T. : Une loi visant un objectif, ce n’est pas la même chose qu’une loi fixant une garantie.

J.-F. C. : Il s’agit bien d’une garantie. Entre l’avant-projet et le texte adopté en conseil des ministres, il y a eu des avancées sur des points importants, comme les longues carrières ou la garantie de retraite à 85 % du smic. Deux chiffres résument l’urgence. D’ici à trois ans, il y aura 800 000 retraités de plus par an, contre 500 000 aujourd’hui, alors que le nombre d’actifs va, au mieux, stagner et, au pire, probablement, diminuer. Seconde donnée : à compter de 2020, le déficit annuel du régime général et de celui des fonctionnaires sera de l’ordre de 43 milliards d’euros. La progression du nombre de retraités et le déficit colossal annoncé exigent une réforme qui aurait dû être faite depuis des années.

B. T. : Ce n’est pas la seule raison pour faire une réforme. La situation des retraités se dégrade en raison des mesures Balladur de 1993. On en mesure aujourd’hui le prix social. Quant au calendrier, rien n’imposait la date butoir du 14 juillet.

J.-F. C. : On a tourné autour de trois idées - sécuriser la répartition en fermant toute autre piste ; introduire de l’équité et l’idée qu’on ne peut imaginer des systèmes public et privé n’avançant pas au même rythme, d’où le rendez-vous des 40 ans en 2008 et une progression solidaire au-delà ; proposer le libre choix - tout en garantissant le départ à 60 ans, intangible - en autorisant le salarié à partir un peu plus tôt ou un peu plus tard avec un système de décote ou de surcote. C’est la première fois qu’on engage une réforme d’une telle ampleur pour préserver le système de retraite.

B. T. : Je suis d’accord sur ce point, il s’agit d’une réforme historique, mais pas pour les mêmes raisons que vous. Face aux défis démographiques et financiers, vous raisonnez par économie. Ce projet ne consolide pas la répartition. J’en veux pour preuve de nouvelles dispositions sur l’épargne-retraite. Il s’agit, de fait, d’une dimension de capitalisation qui n’existait pas jusqu’à présent. Vous généralisez aussi des mesures permettant à un retraité de retravailler. Pourquoi, si ce n’est parce que les pensions n’offriront plus un niveau de vie décent.

J.-F. C. : La réforme vise à sauver le système par répartition tout en tenant compte des aspirations individuelles et en facilitant le cumul emploi-retraite. Sur l’épargne salariale, nous avons toujours dit que c’est un complément qui, après tout, ressemble au système Fabius amélioré.

B. T. : Vous considérez qu’il est amélioré...

J.-F. C. : Je dirais assoupli. Il existe déjà pour les fonctionnaires avec la Préfon.

B. T. :Sur la liberté de choix, le droit au départ à 60 ans est un droit dont on use ou on n’use pas. Et nous avons toujours dit que nous étions pour cette liberté. Mais une liberté sous des contraintes financières que la loi va générer, c’est un leurre. C’est une mesure inégalitaire.

J.-F. C. :Notre réforme n’est pas facile, mais nécessaire. Il est plus aisé d’offrir aux Français une demi-journée hebdomadaire de repos supplémentaire, 35 heures payées 39, que de leur dire que le système de retraite est face à une menace majeure et qu’il va falloir partager les efforts.

B. T. : On n’est pas obligé de faire reposer 90 % de l’effort financier sur les salariés.

J.-F. C. : Contestez-vous que l’effort doive être équitablement partagé entre tous ?

B. T. : Ce débat sur l’équité, il faut l’aborder dans toutes ses dimensions. La durée de cotisation n’est pas le seul paramètre. L’équité, c’est aussi reconnaître la pénibilité du travail. Elle l’est dans le public, pas dans le privé. Or votre réforme n’apporte aucune réponse, sinon que le Parlement va appeler les partenaires sociaux à se mettre autour d’une table.

J.-F. C. : Vous ne pouvez pas vous en plaindre, monsieur Thibault !

B. T. : Ces engagements ne coûtent rien !

J.-F. C. : J’aurais aimé que la précédente majorité fasse plus souvent appel aux syndicats, vous aussi, non ? Vous ne pouvez pas nous reprocher de renvoyer le problème de la pénibilité à la négociation sociale.

B. T. : En l’état actuel des rapports sociaux, si la loi ne reconnaît pas le principe de la pénibilité, nous ne l’obtiendrons pas par une négociation avec le Medef.

J.-F. C. : Vous êtes bien pessimiste. Ce qui est obtenu par la négociation sociale vaut toujours mieux que ce qui a été décidé en une nuit au Parlement à la sauvette.

B. T. : Je ne demande pas au législateur de définir toutes les modalités. L’acte politique devrait être, aujourd’hui, de faire reconnaître la pénibilité du travail par la loi, comme un des paramètres de l’équité.

J.-F. C. : C’est le cas !

B. T. : La problématique de la durée de cotisation devrait aussi être abordée en tenant compte de l’évolution du travail. La précarité progresse, comme la durée des études. Penser qu’il sera possible d’exiger des salariés une durée de cotisation plus longue, ce que vous suggérez, n’aura comme conséquence que de faire diminuer, par des malus, le niveau des retraites.

J.-F. C. : Le débat essentiel consiste à savoir s’il valait mieux augmenter la durée ou le niveau des cotisations, ce qui est votre grand credo. Mais vous ne m’avez pas répondu sur l’équité public-privé.

B. T. : L’équité ne nous choque pas. Cela ne veut pas dire qu’elle doive se traduire par un allongement de la durée de cotisation quand il y a 10 % de chômeurs. Vous proposez une équité dans la régression.

Le gouvernement pouvait-il jouer sur d’autres leviers ?

J.-F. C. : Nous avions trois pistes. La première était de baisser les pensions. Nous avons dit "pas question".

B. T. : Vous ne pouvez pas dire cela, car si vous ne revenez pas sur les dispositions Balladur, les pensions se dégradent à la vitesse grand V !

J.-F. C. : Si l’on revient dessus, le système s’écroule. Deuxième piste : relever les cotisations salariales. Ce serait amputer le pouvoir d’achat. La hausse des cotisations employeurs alourdirait le coût du travail, aggraverait le chômage et réduirait le nombre de cotisants. On a donc retenu l’allongement de la durée de cotisation, adopté par les grands pays européens et cohérent avec la hausse de l’espérance de vie.

B. T. : Je regrette qu’après le congrès du Medef, qui assurait qu’il n’y a pas d’autre voie que celle d’augmenter cette durée, le gouvernement l’ait empruntée.

J.-F. C. : Je ne peux pas vous laisser dire que nous aurions repris la position du Medef. Quand M. Chérèque dit qu’il retrouve dans la réforme les points qu’il attendait, personne ne pense que la CFDT est à droite. J’ai toujours entendu la CGT expliquer que "quand on est de droite, on est l’homme du patronat". Arrêtons avec ces caricatures !

B. T. : Ce n’est pas une caricature. Le congrès du Medef a débouché sur une résolution disant : "Pas un sou de plus pour les retraites, les entreprises ne le peuvent pas."

J.-F. C. : Le rôle d’un homme politique, c’est d’assumer ses responsabilités sans a priori idéologique. Pour la première fois, on ne demande pas aux Français de payer plus.

B. T. : Avouez que s’il avait fallu cotiser et travailler plus pour toucher moins...

J.-F. C. : C’est pour cela qu’on ne l’a pas fait. La CGT propose de taxer la valeur ajoutée : dans ce cas-là, les entreprises examineront les avantages comparatifs et se délocaliseront. Le remède sera pire que le mal.

B. T. : Nous voulons que les revenus financiers subviennent aux besoins sociaux.

J.-F. C. : Mais alors on touche très vite aux bénéfices. Que fait-on quand les 30 premières entreprises françaises sont déficitaires, comme en 2001 ?

Votre réforme est-elle cohérente avec la pratique des entreprises, qui se débarrassent des salariés âgés ?

J.-F. C. :C’est pourquoi elles doivent être mobilisées sur l’emploi des plus de 50 ans.

B. T. :Nous avons toujours affirmé l’importance de l’emploi pour résoudre le problème des retraites. Si on en est là, c’est à cause de la précarité et du chômage. Vous dites que, s’il baisse, on transférera les cotisations Unedic sur les retraites. C’est une hypothèse, car les syndicats et le patronat qui gèrent l’Unedic peuvent décider d’améliorer la couverture des chômeurs. Notre système n’en indemnise que 4 sur 10.

J.-F. C. :Nous sommes conscients de cela. Tous les conservateurs disent vouloir préserver la situation présente. Mais pour préserver notre système social, il faut réussir des réformes structurelles en essayant de réduire les prélèvements obligatoires pour rendre du pouvoir d’achat. Il faut aussi avoir une approche qualitative de la fonction publique et décentraliser. Il y a là un net clivage conservateurs-réformateurs.

B. T. : Ce clivage est assez stérile. Les mesures que vous préconisez affaiblissent la solidarité. Les entreprises n’assurent plus leur part de cette solidarité. Elles disent créer l’emploi, jamais le chômage. Et ce sont nos concitoyens, par l’impôt et les actions humanitaires, qui assurent les éléments de solidarité qui ne sont plus garantis par des droits collectifs.

C’est aussi la méthode gouvernementtale que dénoncent les manifestants...

J.-F. C. : La méthode était, pour nous, aussi importante que le fond. D’où la démarche en trois temps de M. Raffarin : état des lieux ; concertation avec les partenaires sociaux ; débat politique et parlementaire, qui est le temps de la décision. Il n’était pas question de passer "à la hussarde".

B. T. : C’est une version idyllique des rapports sociaux. Quel que soit son enrobage, votre méthode est brutale. Vous avez les manettes du pouvoir, mais les syndicats détiennent la légitimité sociale par l’_expression des salariés.

J.-F. C. : Nous n’avons pas oublié le message du printemps 2002. Les Français attendent de nous des décisions.

B. T. : Peut-être pas celles-là. Vous ne pouvez pas faire cette réforme sans tenir compte de l’opinion des syndicats. Ce n’est pas par des arrangements au sommet que l’on change un système de retraite.

J.-F. C. :On ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu négociation alors qu’un accord a été signé avec des avancées importantes. Ne vaut-il pas mieux être dans ce cadre que dehors à toujours dire "non" ?

B. T. : La CGT a toujours été dans la discussion.

J.-F. C. : Tous les partenaires sociaux étaient invités à signer, certains ne l’ont pas fait.

B. T. :Vous avez fait le choix politique de ne pas respecter les règles élémentaires de la négociation collective en menant des discussions parallèles avec certains syndicats. Sur une réforme engageant des millions de salariés pour des décennies, c’est un choix politique lourd de conséquences.

De nombreux observateurs jugent la France incapable de se réformer...

J.-F. C. : Un certain nombre de citadelles un peu conservatrices sont entamées par notre action, notamment sur l’insécurité ou l’assouplissement des 35 heures, qui permet de réhabiliter la valeur travail.

B. T. : Ne faites pas de tous ceux qui défilent vos adversaires politiques. Certains ont voté pour la majorité et sont très mécontents de votre projet. Evitez de cataloguer les salariés comme des conservateurs parce qu’ils sont hostiles à une politique économique libérale. Les acteurs sociaux sont bien placés pour proposer des analyses et faire des suggestions.

J.-F. C. : Oui, mais chacun doit se demander combien d’accords il a signé dans les vingt ou trente dernières années. Si je devais définir un dialogue social moderne, je dirais que c’est la capacité des partenaires à dire "oui, mais" : "on veut la réforme, mais voilà des améliorations à apporter".

B. T. : Vous ne pouvez pas reprocher à la CGT de ne pas vouloir négocier. Quand le gouvernement a voulu conclure l’accord le 15 mai, dans les toutes dernières heures, notre demande de réouverture de vraies négociations confirmait que nous étions prêts à assumer nos responsabilités. Je reviens sur les "citadelles" que vous évoquiez. Dans un monde de plus en plus précarisé, on montre souvent du doigt des secteurs ayant des règles sociales. Au nom de l’équité, la précarité devient la norme.

J.-F. C. : Cessons d’opposer les "bons", qui défendraient les acquis sociaux, à ceux qui seraient pour la précarité ! Nous voulons pérenniser notre modèle social. Dans certains domaines, il y a des politiques, tous bords confondus, qui ont reculé, préférant l’immobilisme au mouvement, par peur des blocages. Notre pays est suffisamment adulte pour entendre un appel à la responsabilité collective et individuelle.

B. T. : Il y a des réformes sociales à faire. L’insécurité sociale est une des causes de la situation politique dans laquelle le pays a été plongé au premier tour de la présidentielle. Les partis politiques passent ça par pertes et profits. Vous sous-estimez les effets produits par les conditions de l’adoption de votre projet, la mobilisation le montre.

J.-F. C. : Des Français expriment leur inquiétude. Mais ils demandent que l’on propose des solutions sans se réfugier dans l’immobilisme. Cette réforme, nous en avons parlé globalement pendant un an, précisément pendant six mois. Dans le message du 21 avril 2002, il y avait une demande de transparence, de dialogue et d’efficacité.

B. T. :Et aussi un message à l’égard des responsables politiques pour qu’ils prennent davantage conscience du désarroi social, et ce n’est pas avec une telle réforme que vous améliorerez cette situation.

J.-F. C. : Ne dites pas que cela va accroître les inégalités. Ce qui les aurait accrues, c’est l’absence de réforme. L’avenir de nos enfants est aujourd’hui en jeu.

Propos recueillis par Rémi Barroux, Jean-Michel Bezat et Pascal Ceaux
http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230--323216-,00.html