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"Sans-grade" et élites face à face, par Martin Hirsch

Publie le dimanche 24 juillet 2005 par Open-Publishing
2 commentaires

de Martin Hirsch, maître des requêtes au Conseil d’Etat et président d’Emmaüs France.

Quand on fréquente le milieu des classes dirigeantes et celui des "sans-grade", on ne peut être que frappé par un double désarroi, parfaitement symétrique. Là-haut, la France est décrite comme dans un état "préinsurrectionnel".

"N’est-ce pas que cela va exploser ?" , dit-on dans les dîners. "Cela ne pourra pas durer longtemps comme cela !" , renchérit-on sur les terrasses. "Quand pensez-vous qu’aura lieu l’insurrection ?" , interroge-t-on dans les couloirs des cabinets ministériels. Parmi les sans-grade, le sentiment prévaut que rien ne change, que les mêmes erreurs sont commises par les élites, où l’aveuglement règne. Ils s’étonnent de ce mélange de réflexe suicidaire et d’une immortalité qui fait penser aux séries de science-fiction : quoi qu’il arrive, on les retrouve toujours. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de la situation politique française, bien connu mais mal analysé : nous sommes le pays dans lequel chaque élection depuis vingt ans aboutit à la défaite de ceux qui sont en place, mais où la classe politique se renouvelle le moins. Nous cumulons les inconvénients de l’instabilité avec ceux de la sclérose !

Il est curieux de voir ainsi les classes dirigeantes intérioriser aussi fortement le principe d’une insurrection, comme si elle était justifiée et méritée ! Il est aussi surprenant de voir l’indulgence du peuple et, finalement, sa faible mobilisation, signe d’une crainte plus que d’une confiance. Alors, plutôt que de prédire ou d’attendre le soulèvement, essayons de voir ce qui pourrait agir sur le climat et l’améliorer.

Premier constat frappant : la question des inégalités a été évacuée du débat politique. Il ne suffit pas de s’indigner à grands cris, face à la "révélation" du montant des indemnités de départ d’un grand patron ou de gloser sur le concept de discrimination positive pour faire renaître le sentiment de justice.

Il faut remettre la question des inégalités au cœur du débat politique. Lesquelles sont inacceptables, par nature, selon leur niveau, ou en fonction de leur caractère transitoire ou durable ? Lesquelles seraient légitimes ? Comment agir sur leurs causes et non pas simplement atténuer leurs effets ? On ne peut pas réformer un pays quand flotte un sentiment d’injustice ni être exigeant vis-à-vis de l’effort, sans convaincre que celui-ci est équitablement réparti.

L’absence de discours structurant sur les inégalités accroît les frustrations et décrédibilise toute action réformatrice. Les écarts d’espérance de vie entre catégories sociales sont forts en France et s’accentuent. Comment, dans ces conditions, retarder uniformément l’âge de la retraite ? Quant à ce qui est reproché aux hauts revenus, ce n’est pas tant qu’ils sont hauts, c’est surtout qu’ils continuent à augmenter quand pauvreté et chômage s’aggravent. Il ne suffit pas de dire qu’il y aurait d’un côté des personnes surprotégées qui feraient obstacle à toute réforme, favoriseraient les rigidités de la société, jalouses de leur statut, au détriment de tous les précaires. Ce discours sous-entend qu’automatiquement, un peu moins de protection pour les uns se traduirait par un peu plus de facilité et de stabilité pour les autres. Or, on constate au contraire une diffusion des phénomènes de précarité.

Inégalités et protections sont les deux paramètres-clés du contrat social. Faute de doctrine sur les unes et sur les autres, le débat sur le modèle social reste superficiel et hypocrite. C’est le deuxième point sur lequel il faut insister.

Notre fameux modèle social ! Qui peut prétendre de bonne foi que notre système social mérite ce qualificatif ? Nous avons simultanément des dépenses élevées, des déficits qui se creusent, un chômage haut, une pauvreté qui s’étend, et des inégalités qui ne s’atténuent pas.

Résultat ? Toute somme supplémentaire investie dans notre dispositif ne provoque pas un gain réel de protection. Quant aux réformes, déclenchées au nom de l’efficacité, elles ne se traduisent pas par une maîtrise durable des dépenses, mais provoquent des inégalités supplémentaires, parfois insidieuses. N’oublions pas que la réforme des retraites se fait précisément au moment où l’on voit remonter le nombre de ceux de plus de 60 ans qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Quant à la réforme de l’assurance-maladie, ses économies sont virtuelles, ses menaces sur l’égal accès aux soins sont sérieuses.

Dans ce contexte, les attaques comme les défenses du "modèle français" sont souvent à la fois vicieuses et maladroites, comme en atteste la rhétorique sur la Grande-Bretagne. Ce pays connaît une évolution plus favorable que la nôtre en partant de plus bas. Ainsi, la vraie question n’est pas de savoir s’il faut ou non imiter Tony Blair ­ qui a permis aux pauvres de voir leurs revenus augmenter plus rapidement que les riches ­ mais plutôt si, et comment, on peut éviter la purge sociale thatchérienne. Que ceux qui pensent que, pour faire du blairisme, il faut passer par le thatchérisme le disent et l’assument. Que ceux qui prétendent éviter la purge sociale expliquent comment. C’est en cela que la référence à la dynamique du Royaume-Uni peut être intéressante et déboucher sur trois questions fondamentales.

Un : comment faire pour que le retour au travail se traduise systématiquement par un gain de revenus, sans pour autant diminuer la protection des chômeurs et des allocataires de minima sociaux ?

Deux : comment passer d’un système uniforme de médiocre compensation financière de l’exclusion à un accompagnement personnalisé et contractualisé des personnes en difficulté ?

Trois : comment faire en sorte que la notion de sécurité sociale professionnelle soit autre chose qu’un slogan mais connaisse un véritable contenu ?

En d’autres termes, existe-t-il une autre voie que l’accroissement des inégalités et la réduction des protections, même transitoires, pour faire redémarrer la croissance et l’emploi ?

Mais pour pouvoir s’atteler à ces chantiers, encore faut-il des pouvoirs publics capables d’agir. On sous-estime leur faiblesse ! Car si la situation est si désespérante, c’est aussi parce qu’on a le sentiment que même les meilleures politiques, à les supposer conçues, ne pourraient pas être mises en oeuvre. L’Etat est moins respecté, parce qu’il ne satisfait pas aux deux conditions qui inspirent le respect : la justice et l’efficacité. Incapacité à décider, peur de la concertation, impuissance masquée par des incantations vaines ou de la communication spectaculaire.

Participent du même phénomène les soupirs nostalgiques poussés au sommet de l’Etat ­ par les politiques comme par les hauts fonctionnaires ­ sur leur propre impuissance à faire bouger la machine et le malaise des hussards ­ grognards de la République, qu’ils soient enseignants ou travailleurs sociaux, confrontés quotidiennement à des situations graves auxquelles ils ont trop rarement le moyen d’apporter des solutions.

L’Etat n’a pas tiré pour lui-même les conséquences de la construction européenne et de la décentralisation. Prendre une décision aujourd’hui s’apparente à ouvrir un coffre muni de quatre serrures, avec quatre détenteurs de clés, jamais là au même moment. Les conseils généraux ont des compétences en matière sociale, mais l’appareil statistique ne permet pas à un président de conseil général de connaître le nombre d’enfants pauvres dans son département. Le droit au logement opposable ne voit pas le jour, notamment parce qu’on ne saurait pas quelle collectivité désigner comme responsable. Dans un pays construit autour d’un Etat fort, les dysfonctionnements de la machine d’Etat sont plus graves qu’ailleurs.

D’où cette fuite en avant législative. La palme de l’année dernière revient à la loi qui a créé le revenu minimum d’activité : le nombre de députés qui l’ont votée est supérieur au nombre de personnes qui en ont bénéficié !

Aujourd’hui, la complexité est telle qu’il faudra bien, dans la même période, transformer drastiquement notre organisation administrative et s’attaquer aux problèmes de fond.

Pour cela, on a besoin de politique. C’est d’ailleurs une des leçons du 29 mai. On décrivait un désintérêt pour la politique ? Erreur de diagnostic ! Il existe un appétit énorme pour le débat politique, qui va de pair avec un mépris pour la discussion politicienne. Chacun semble désormais attendre 2007 comme l’échéance de toutes les chances. Avec le risque d’un nouveau rendez-vous manqué s’il s’agit simplement de croire en l’homme providentiel, au motif qu’il a le verbe haut, ou de penser qu’un nouveau rejet d’une majorité sortante vaudrait adhésion à un projet calqué sur les revendications du moment.

La société civile a une lourde responsabilité : c’est elle qui contraindra notre classe politique à tirer véritablement les leçons des désaveux successifs pour que se construise un véritable projet de société. Reprenons la question des Jeux olympiques. Le problème n’est pas de savoir si Albion a été perfide et Paris injustement évincée. Le véritable sujet d’angoisse, c’est que, pour les Britanniques, les JO étaient une cerise sur le pudding alors que, pour la France, c’était le gâteau lui-même, les circenses faisant office de panem .

Pour la prochaine échéance politique, nous n’avons pas sept ans pour nous préparer, mais deux courtes petites années. Il va falloir jouer serré. On ne peut pas dire que pour l’instant le dossier "France 2007" soit très consistant.

http://www.lemonde.fr/web/article/0...

Messages

  • "En d’autres termes, existe-t-il une autre voie que l’accroissement des inégalités et la réduction des protections, même transitoires, pour faire redémarrer la croissance et l’emploi ?"
    En faisant suivre sa question d’un éloge à la politique de Blair, il y répond. Ce type roule clairement pour Nicolas Sarkozy, dont il reprend l’argumentaire sur "notre modèle social" qui n’en est pas un.

    Bref, d’après lui, pour que ça aille mieux, il va falloir se préparer à en chier. C’est le Medef qui va être content.

    • "Ainsi, la vraie question n’est pas de savoir s’il faut ou non imiter Tony Blair ­ qui a permis aux pauvres de voir leurs revenus augmenter plus rapidement que les riches ­ mais plutôt si, et comment, on peut éviter la purge sociale thatchérienne. Que ceux qui pensent que, pour faire du blairisme, il faut passer par le thatchérisme le disent et l’assument. Que ceux qui prétendent éviter la purge sociale expliquent comment."
      Désolé, c’est un copier-coller extrait de l’article de Hirsch ci-dessus. Il montre clairement que cet article est tout sauf un "éloge à la politique de Blair" comme le prétend le commentaire précédent. C’est avec de tels commentaires simplistes et falsificateurs qu’on tue tout débat de fond serein : "Hirsch roule pour le Medef. Il ne faut pas chercher plus loin".
      Si l’on ne souscrit pas à cette posture de paresse intellectuelle, alors je trouve que le papier de Hirsch pose un vrai problème. Si l’on ne veut pas de Sarkozy-Thatcher, alors il faut proposer un projet alternatif, dont Hirsch propose qu’il s’articule notamment autour de la question des inégalités et des protections. Je ne suis vraiment pas sur que cela soit au coeur du projet porté par le Medef.
      Ronan