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Alexis Tocqueville : si la majorité se fait tyrannie

Publie le jeudi 28 juillet 2005 par Open-Publishing

Le 29 juillet, c’est le bicentenaire de la naissance du penseur libéral. De nationalité française, il partit vers les Etats de l’Union pour un véritable voyage de découverte.

de Giuseppe Ferraro traduit de l’italien par karl&rosa

Alexis de Tocqueville ( c’est l’année du bicentenaire de sa naissance, le 29 juillet 1805), eut clairement conscience de l’énoncé de Popper : "on ne distingue pas assez clairement nos "démocraties" des dictatures de la majorité". Il y a de quoi se demander si le rapport entre liberté et démocratie est aussi direct et immédiat que cela ou si n’y est pas impliquée, et tue, l’autre question : l’étroite corrélation entre les droits et les sentiments.

Le voyage de Tocqueville fut un véritable voyage de "découverte de l’Amérique" comparée aux expériences des pays européens qui à ce moment-là, les années de 1820 à 1840, élaboraient leurs formes de constitution et de gouvernement. Quand, ce 2 avril 1831, il s’embarqua au Havre avec son ami Beaumont, le motif déclaré de son voyage était autre : rédiger un rapport sur la condition pénitentiaire des Etats de l’Union pour livrer des indications à la reforme carcérale discutée en France à l’époque.

Il laissa entendre lui-même qu’il s’agissait d’un prétexte. C’était la société et non pas les prisons qui l’intéressait. Au contraire, il y a à réfléchir, et beaucoup, sur le rapport entre ses grands ouvrages, Du système pénitentiaire, De la démocratie en Amérique. Les prisons ne sont certainement pas séparables de l’ensemble de la société : elles la représentent dans son organisation, comme l’expression de ses limites et de ses frontières, refoulées et rendues invisibles aux marges des villes. Ce n’est alors pas un hasard si la rédaction de nouvelles constitutions de ces années-là alla de pair avec la recherche de réformes des prisons.

Ce qui était en question, rappelons-le, c’étaient, sur le plan social, les conquêtes démocratiques, demandées par les mouvements insurrectionnels, de même qu’en matière carcérale étaient en question les conditions de détention et le passage du système de punition corporelle à l’organisation des pénitenciers, qui proposaient un "usage éducatif" de la peine. Du corps à l’âme.
Le problème était comment récupérer les malfaiteurs et réduire les risques de récidive. Une question qui concernait les coûts économiques de l’entretien des prisons et de la sécurité de la société. Une pédagogie pénale venait ainsi côtoyer une pédagogie sociale, la critique illuministe de la raison s’accompagnait d’une critique de la raison pénale.

Verri (Des délits et des peines) et Bentham (Panopticon) , pour parler de la réorganisation juridique et de la recomposition architecturale. Le passage des prisons aux pénitenciers prévoyait de nouvelles méthodes : le silence et la cellule d’isolement, que Tocqueville appela la prison dans la prison. S’y ajoutait le travail sans communication. Des systèmes para conventuels, soutenus - pas par hasard - dans les Etats de l’Union par des institutions religieuses. Il y eut bientôt une opposition : les philanthropes d’un côté et les pédagogues de la morale de l’autre, les uns en faveur de conditions humaines de détention, les autre favorables à la récupération sociale.

Valpolicella fut en Italie un des premiers à reprendre l’expérience d’observation de Beaumont et de Tocqueville, dans une étude qui discutait Delle prigioni e del loro migliore ordinamento (Des prisons et de leur meilleure organisation, NdT). Des prisons comme l’Ucciardone de Palerme représentaient la nouvelle tendance qui associait le contrôle, la surveillance constante, aux règles du silence et de l’isolement cellulaire. En somme, du travail et de la solitude, du silence et de l’isolement.

D’un côté les mesures semblèrent à Tocqueville efficaces, mais elles enregistraient un reflet inquiétant de la possible dérive de l’état social. Ce qui le surprenait favorablement aux Etats-Unis, mais provoquait son inquiétude, était l’égalité des conditions. Le principe de l’annulation immédiate des classes se trouvait déplacé et reproposé sur le plan racial, avec l’esclavage des Africains et l’asservissement des natifs américains. Il y a beaucoup à apprendre de ce livre. Il suffit de rappeler ici les limites de cette démocratie, c’est-à-dire le malaise de la liberté exposée à la "tyrannie de la majorité" rendue encore plus explicite par le raidissement de la volonté populaire, séquestrée par le despotisme de la représentation gouvernementale.

Des relations de pouvoir jouées au nom de la liberté et de l’égalité des conditions, qui n’arrivent pas à se conjuguer dans une image de justice. Une liberté et une égalité qui sont telles de principe mais d’aucune pratique qui puisse renvoyer au soin que l’on prend de soi-même et des autres dans un rapport entre droits et sentiments. Une liberté bonne d’isolement et de silence, telle qu’on la demandait au travail carcéral. La même "éducation" se présentait sur le plan social comme indifférence et auto réclusion dans ses propres avantages. Une liberté de fourgon cellulaire.

La question est : que signifie être libre en démocratie si la liberté elle-même en a été l’obstacle dégénératif ? L’admonestation platonique n’est pas si inadaptée. Pour l’abandonner, il convient de se confronter avec des modèles différents de démocratie. Il y en a plus d’une, sur cela on ne peut pas se tromper, comme il y a plus d’une expression de la liberté, quand on la comprend dans l’exercice du droit et qu’on la ressent comme un sentiment de justice. L’Europe est aux prises avec sa Constitution, qui ressemble plutôt à un Statut sociétaire, il convient de se confronter sur les droits et les sentiments, encore plus sur le droit des sentiments, il en va de l’image de la démocratie et des pratiques de liberté.

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