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L’Allemagne à la veille des législatives : Aveu de pauvreté

Publie le samedi 17 septembre 2005 par Open-Publishing

Un enfant sur dix vit dans la précarité, 4,7 millions d’Allemands sont au chômage, la croissance stagne. Longtemps parmi les plus riches d’Europe, le pays découvre la misère à grande échelle alors que les profits des entreprises augmentent.

Par Odile BENYAHIA-KOUIDER

L’affiche recouvre tout un immeuble en travaux de la Friedrichstrasse, en plein coeur de Berlin. C’est l’un des endroits les plus passants de la capitale allemande. De loin, on dirait une énième publicité pour l’assurance retraite. Mais le père qui porte sa petite fille sur les épaules a l’air préoccupé. « Quand la pauvreté construit des murs », indique le message délivré par Diakonie. L’association humanitaire protestante, un équivalent de la Croix-Rouge, a voulu frapper fort. C’est la première fois que Diakonie utilise le terme de « pauvreté » dans une campagne de sensibilisation. Et pour cause. Le mot a longtemps été tabou. Les Allemands n’admettent pas l’idée que la troisième économie de la planète, le champion mondial des exportations, puisse engendrer de la misère.

Et encore moins l’idée que la fracture sociale ait pu augmenter sous un gouvernement social-démocrate. Beaucoup, comme le chancelier Gerhard Schröder, préfèrent parler des « bonnes performances » des entreprises, et de la qualité des produits allemands. « Surprising economy » (surprenante économie) titrait, il y a trois semaines, l’hebdomadaire libéral britannique The Economist. Surprising, en effet. Les grands patrons n’ont jamais été aussi bien payés, mais le chômage est toujours à un niveau record : 4,7 millions de sans-emploi en août (11,4 %), sans compter les 600 000 personnes sorties des statistiques parce qu’elles ont trouvé des « jobs à 1 euro » (1). L’économie sociale de marché, l’invention d’un capitalisme à visage humain dont les Allemands étaient si fiers, a reçu un gros coup sur la tête. Le marché a pris le pas sur le social. Et ni les syndicats, jusqu’alors partenaires indispensables de la cogestion, ni la classe politique ne semblent en mesure de renverser la vapeur.

Durant les cinq premières années du gouvernement Schröder, c’est-à-dire entre 1998 et 2003, la proportion de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (2) est passée de 12,1 % à 13,5 % de la population. Les chiffres concernant la pauvreté des enfants sont encore plus alarmants. Selon un rapport rendu public par l’Unicef en mars, 1,5 million d’entre eux, soit un sur dix, vivent dans la précarité. C’est deux fois plus qu’il y a dix ans. Pourquoi cette augmentation ? Traditionnellement, les premières victimes de la misère sont les mères célibataires, dont la proportion est en constante augmentation, et les immigrés. Mais ces dernières années une nouvelle forme de pauvreté a émergé, celle engendrée par le chômage.

L’Allemagne en a pris conscience avec la mise en oeuvre de Hartz IV, le quatrième volet ­ et le plus contesté ­ de la réforme du marché du travail du gouvernement Schröder. Depuis le 1er janvier, les allocations chômage sont en effet versées durant une année au maximum, même pour ceux qui ont cotisé toute leur vie. Au-delà de cette période, le chômeur d’Allemagne de l’Ouest touche la somme forfaitaire de 345 euros par mois, et celui de l’Est 331 euros. Ceux qui ont des biens ou des conjoints solvables ne bénéficient pas de cette allocation. Lorsqu’ils ont appris les détails de la nouvelle loi, les Ossis (Allemands de l’Est) sont rentrés dans une colère noire. Pendant deux mois, à l’été 2004, ils ont défilé par centaines de milliers à Dresde, Magdebourg et Leipzig, sous les banderoles du PDS (parti néocommuniste), lequel a popularisé le terme de « pauvreté » avec son slogan : « Hartz IV, c’est la pauvreté faite loi ».

Un terme banni

« La détérioration de la situation des chômeurs est antérieure à Hartz IV, explique Lutz Leisering, sociologue à l’université de Bielefeld. En 1993, on considérait que 29 % des chômeurs vivaient en dessous du seuil de pauvreté, et dix ans plus tard le pourcentage atteignait 39 %. Mais les conditions créées par Hartz IV vont certainement accroître la tendance car elles ramènent les chômeurs au niveau de l’aide sociale, qui a toujours été une frontière entre pauvreté et non-pauvreté. » En France, cette situation est connue depuis les années 60 sous le terme d’« exclusion sociale ». Pas en Allemagne. Jusqu’ici, on préférait parler de « groupe marginal ». « Sous Helmut Kohl, le terme même de pauvreté était banni, se souvient Lutz Leisering. Le gouvernement Schröder a été le premier à commander un rapport sur la pauvreté et la richesse de la nation. »

L’état de l’Allemagne s’est considérablement détérioré. En 1980, c’était encore un pays très riche, avec un produit intérieur brut (PIB) par tête d’habitant supérieur de 20 % à la moyenne européenne. En 2004, ce taux était tombé à 1 %, plaçant l’Allemagne en onzième position des quinze pays de l’Union européenne. Devenu un best-seller, le livre de Gabor Steingart a servi de catalyseur. Son titre : Allemagne, la chute d’une superstar. Avec un sens très allemand de l’autoflagellation, Steingart décrit un pays qui n’innove plus, et que les cerveaux préfèrent fuir. « 1 125 emplois sont détruits chaque jour en Allemagne », martèle Angela Merkel, la candidate de l’opposition. « Arrêtez de dire du mal de l’Allemagne, lui rétorque Schröder. C’est antipatriotique. » Certes, pour la quatrième année consécutive, la croissance stagne et les prévisions 2005 font état d’un timide + 1 %. Mais la réunification a coûté 1 250 milliards d’euros, ce qui représente 4 % de croissance. Quel autre pays d’Europe aurait pu supporter cela ? L’Allemagne n’est pas devenue mauvaise, les autres sont devenus meilleurs.

D’ailleurs, si le chômage augmente, les entreprises, elles, se portent à merveille. Selon les chiffres fournis par l’office fédéral des statistiques Destatis, les profits des sociétés allemandes ont augmenté de 60 % entre 1995 et 2004, croissant trois fois plus vite que le PIB. Toujours aussi compétitives, elles arrivent encore en tête des exportations mondiales. Signe positif ? Pas forcément. « Les performances à l’exportation ont un effet pervers, estime Rudolph Hickel, professeur d’économie à l’université de Brême. Au lieu de tirer l’économie allemande vers le haut, elles ont brisé tout effet de relance du marché intérieur. Car, pour être concurrentielles, les entreprises allemandes ont obtenu des syndicats une politique salariale très en retrait. Du coup, la consommation est pénalisée. L’époque où les exportations avaient un effet immédiat sur le marché intérieur est révolue. Celui-ci est tellement hors service que plus aucune étincelle ne parvient à le remettre en marche. » Ces dernières années, les salariés allemands ont avalé beaucoup de couleuvres pour préserver l’emploi. Ils ont vu leur temps de travail augmenter, ont renoncé au treizième mois, ont accepté de partir plus tard à la retraite. Résultats : les salaires réels moyens sont inférieurs de 1,5 % au niveau de l’an 2000. Le coût global du travail a été réduit de près de 12 % quand celui de la France est resté stable.

Les groupes ont ainsi réalisé beaucoup d’économie, affiché des bilans mirobolants, mais n’ont pas investi dans le « capital humain » (expression phare de l’année 2004). Reconstruite après guerre sur des valeurs très égalitaristes, la société allemande est en train de vivre un écartèlement inédit entre les élites économiques et les citoyens de base.

L’image de Josef Ackermann, le patron de la Deutsche Bank, affichant un V victorieux à la sortie du tribunal de Düsseldorf, où il comparaissait pour « abus de confiance » dans l’affaire Mannesmann (3), restera longtemps gravée dans les mémoires allemandes comme le symbole du capitalisme le plus sauvage. Pendant que le patron le mieux payé d’Allemagne pavanait au tribunal, la Deutsche Bank dégraissait ses effectifs de 90 000 à 63 000 employés. Comme Siemens et les autres, elle a beaucoup délocalisé. Misère crasse d’un côté, arrogance managériale de l’autre, le mélange est explosif. Même « le chancelier des patrons » a du mal à supporter. « J’attends des entreprises qu’elles ne pensent pas seulement à gagner de l’argent », a-t-il lancé au congrès du SPD, fin août. Ses appels au patriotisme sont jusqu’à présent restés vains. Et ce n’est pas faute d’avoir gâté ces messieurs du Dax 30 en leur offrant notamment une réforme fiscale très avantageuse. Ainsi, en janvier 2002, la taxation de 52 % des plus-values sur la vente de participations a été supprimée. A l’origine, cette loi devait permettre aux puissantes entreprises symboles de l’Allemagne qui se tenaient par la barbichette de décroiser leurs participations. Là encore, elles ont reçu un avantage à l’international. Mais n’ont pas renvoyé l’ascenseur.

Deux piliers menacés

Manquant de recettes, les finances publiques sont, elles, dans un trou noir. L’Allemagne a violé le pacte de stabilité pour la quatrième fois consécutive. « La théorie d’Adam Smith, selon laquelle quand les entreprises nationales se portent bien, c’est bon pour le pays, ne fonctionne plus du tout, souligne Rudolph Hickel. Le SPD a cru qu’en donnant plus de liberté aux entreprises cela aurait une incidence positive sur la conjoncture, mais ce n’est pas le cas. » Les sociétés allemandes sont déjà passées dans l’ère du capitalisme de marché.

Le SPD avait encore au moins deux tabous : la cogestion et l’autonomie tarifaire. Mais la CDU compte bien profiter de l’affaiblissement des syndicats pour revenir sur ces deux piliers du « modèle rhénan ». Le scandale de corruption révélé cet été chez Volkswagen (4) n’a pas donné une image très positive de la cogestion. Ce modèle a pourtant longtemps été le gage de la paix sociale dans les sociétés du pays, et a permis d’aboutir à de nombreux accords très modernes, y compris chez Volkswagen. « La bataille consiste à trouver une forme de capitalisme rhénan revitalisé, qui sera peut-être libéralisé sur certains points, mais ne sera pas non plus seulement orienté vers les actionnaires, analyse Henrik Uterwedde (5), directeur adjoint de l’Institut franco-allemand. Le modèle anglo-saxon engendre moins de chômage mais au prix d’un taux de pauvreté et d’insécurité que les Allemands et les Français ne pourront pas tolérer. »

En décembre 1998, trois mois après son arrivée à la chancellerie, Gerhard Schröder avait déclaré : « Si nous ne parvenons pas à réduire significativement le taux de chômage, alors nous n’avons pas mérité d’être réélu. » En 2002, les électeurs lui ont donné une nouvelle chance, estimant qu’il n’avait pas eu le temps de faire ses preuves. L’enjeu des élections de dimanche est de savoir si les Allemands pensent qu’Angela Merkel est capable de faire mieux.

photos anne schönharting

(1) Pour conserver leurs indemnités, les chômeurs de longue durée doivent accepter les postes proposés par l’ANPE allemande, pour un gain de 1 euro de l’heure sur leurs allocations.

(2) Est considéré comme pauvre toute personne dont le revenu disponible est inférieur à 60 % du salaire moyen allemand.

(3) Les dirigeants de Mannesmann, avec la complicité du conseil de surveillance, s’étaient versé des primes lors de l’OPA de Vodafone sur leur entreprise, en 2000.

(4) Une enquête est ouverte pour déterminer si l’argent mis à la disposition des salariés ­ notamment des élus syndicaux du comité d’entreprise ­ pour des voyages d’affaires n’a pas été détourné à des fins personnelles.

(5) Le Modèle social allemand en mutation, sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Cirac, Cergy-Pontoise, 2005.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=324035