Accueil > 100 millions et 25 misérables
Christian Sautter | 28 avril 2008 | Capitalisme Crise mondiale Agriculture |
100 millions d’êtres humains sont menacés de mort par la famine qui rôde. Et l’ONU (le Plan Alimentaire Mondial) recherche d’urgence 1,4 milliard de dollars (883 millions €) pour faire la soudure. L’Europe est prête à mettre le quart de la somme nécessaire pour alimenter d’urgence des femmes et des enfants en péril (Le Monde 230408).
Pourquoi cette brutale réapparition du spectre de la faim dans notre monde prospère ? Les raisons sont apparemment bien connues. La population augmente et passera d’ici peu de 6 à 9 milliards d’habitants, ce qui fait revenir à la surface le pessimisme de Malthus : quand la population croît de façon géométrique, la production agricole, qui croit de façon arithmétique, ne peut pas suivre. C’est ignorer que les techniques agricoles ont fait des progrès spectaculaires, dont a témoigné la révolution verte indienne. Le débat sur les OGM, ces graines conduisant à des épis stériles, que les paysans pauvres doivent racheter chaque année à Monsanto, ne doit pas occulter la nécessité de grands progrès des méthodes de culture pour atteindre l’autosuffisance alimentaire en Afrique et ailleurs.
La technologie est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Stéphane Hessel et Robert Lion ont démontré que la réussite passait d’abord par une aide technique aux exploitations familiales, ce qu’a fait l’association Agrisud pour 20 000 exploitations (Le Monde 230408). Aussi par la fin du déversement permanent des surplus agricoles américains et européens bradés à très bas prix, sous prétexte d’aide alimentaire. Enfin par la limitation des cultures industrielles d’exportation (les dernières à la mode étant celles débouchant sur des biocarburants) qui accaparent les surfaces et entretiennent des réseaux capitalistes ou néo-coloniaux parasitaires.
Pourquoi ne pas reproduire à l’échelle africaine ce que fut le Plan Marshall à l’échelle européenne, après la guerre ? Les fournitures quasi-gratuites des pays développés seraient revendues par l’État aux populations à un prix raisonnable, qui permettait l’essor de la production locale et l’accumulation d’une épargne finançant les investissements de modernisation. Cela suppose qu’il existe un État ou plutôt une association d’États. Si le Plan Marshall a été un catalyseur du futur Marché commun européen, on peut rêver d’amorcer ainsi un Marché commun africain qui parlerait d’une voix plus forte dans les négociations commerciales internationales menaçant de broyer ce qui reste d’agriculture familiale en Afrique.
À l’augmentation quantitative de la population se superpose un progrès qualitatif du niveau de vie. On ne peut que se réjouir de voir une nouvelle classe moyenne de plusieurs centaines de millions de Chinois et d’Indiens accéder à la consommation de viande, dont chacun sait qu’elle exige plus d’énergie, plus d’eau, plus de ressources d’une terre arable limitée. Il n’est donc pas surprenant que les prix agricoles augmentent sur longue période, comme progresseront les prix de l’énergie et ceux de l’eau, au fur et à mesure que la rareté deviendra pressante.
Mais cette évolution, tout à fait compréhensible, peut-elle expliquer un bond en un an de 120% des prix des céréales et de 80% pour le riz ? On peut certes appeler à la rescousse la grande sécheresse qui frappe l’Australie et tel ou tel aléa climatique, mais le compte n’y est pas. Il y a autre chose, sur lequel un excellent article du Monde nous éclaire (240408). Vous remarquerez que je cite trois fois ce quotidien dans une même lettre. C’est le signe que les articles prennent du fond et pas seulement de l’élégance de style et j’espère que les étudiants « découperont » à nouveau les papiers intéressants comme on le faisait à l’époque de Beuve-Méry. Prions pour que ce média ne sombre pas dans le désastre économique qui menace toute la presse écrite d’opinion.
Que nous dit cet excellent article ? « La spéculation sur les matières premières affole le monde agricole ». Les marchés de Chicago et celui de Paris sont tourneboulés par l’arrivée de capitaux qui n’ont jamais vu un boisseau de blé et qui anticipent une hausse des cours, que leur pression contribue à amplifier. À Paris, marché modeste, le nombre de contrats sur le blé est passé de 210 000 à 970 000 entre 2005 et 2007. À l’origine, ces marchés permettaient aux agriculteurs de vendre à l’avance leur récolte et d’éviter ainsi d’emprunter massivement jusqu’à ce que l’argent rentre après la moisson. Il n’y avait qu’une transaction par an, pour faire simple. Aujourd’hui, il y a des milliers de transactions par jour, au casino du capitalisme financier qui, toujours plein d’imagination, vient d’ouvrir une nouvelle salle de jeu, consacrée aux matières premières agricoles.
C’est là que nous passons des millions d’hommes qui risquent de mourir de faim dans les années qui viennent, à une poignée de misérables, moralement s’entend (IHT 160408). Ils sont 25, ces gestionnaires de fonds spéculatifs qui ont plutôt bien gagné leur vie en 2007. Prenons le cas de Monsieur John Paulson. Cet homme de 52 ans, à l’évidence très intelligent, a gagné 3,7 milliards de dollars (oui, ce sont des milliards, pas des millions) en pariant sur l’explosion de la bulle des « subprimes », cette pyramide de crédits hypothécaires extravagants aux Etats-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en Espagne, en Irlande (et peut-être en France ? mystère). La médaille d’argent (2,9 mds $) va à Georges Soros, 77 ans. Il a encore du talent, celui qui avait fait plier la livre sterling en 1992 ! Les 25 spéculateurs d’élite ont ainsi amassé en un an un joli pécule de 22 milliards de dollars, somme que l’on peut comparer aux 1,4 mds $ nécessaires pour sortir 100 millions de personnes de la disette !
Comment marche un fonds spéculatif ? Des individus riches, des fondations universitaires, des fonds de pension confient des capitaux à ces corsaires, avec l’espoir d’une coquette rémunération. À partir de cette mise initiale, les « hedge funds » empruntent massivement pour jouer à la hausse ou à la baisse sur tous les marchés financiers (y compris les matières premières agricoles, depuis que l’immobilier et l’énergie ont perdu de leur magie). Le spéculateur garde 2% des sommes qui lui sont confiées et 20% des profits réalisés, ce qui laisse 80% des bénéfices aux épargnants vertueux, qui condamnent les horribles spéculateurs durant les dîners en ville.
Le même article souligne le contraste entre « cette élite financière agile » et les millions de familles américaines dont le pouvoir d’achat baisse et l’emploi est menacé. C’est la première fois depuis la guerre que durant un cycle d’expansion, de 2001 à 2007, le pouvoir d’achat des familles américaines a baissé, de 61000 à 60500 $ ! Et savez-vous quelles sont les deux années où la distribution des revenus a été aussi inégale aux Etats-Unis qu’en 2007 ? 1913 et 1928. No comment.
Si je ne vous ai pas convaincu que la version actuelle du capitalisme financier est une absurdité morale, mais aussi économique (pas de consommation = pas d’expansion), j’en serais dépité.
Deux conclusions.
Premièrement , c’est d’Amérique que viendra la nécessaire « régulation » des fonds spéculatifs, qui ne sont que la partie émergée d’une incroyable pulsion d’enrichissement sans cause. Une élite dévoyée de rentiers appauvrit les Américains et discrédite les vrais entrepreneurs, ceux qui gagnent du vrai argent à la sueur de l’innovation. Les échos que nous recevons de la campagne électorale en cours ne mettent pas l’accent sur ce sujet crucial. Lequel des deux candidats démocrates sera le Roosevelt qui remettra le capitalisme et la société américaine sur des bases saines ? La petite musique protectionniste que l’on entend n’est guère encourageante. Les maux de l’Amérique ne sont pas à l’extérieur mais à l’intérieur. Et les maux de l’Europe sont les mêmes, en plus amortis.
Deuxièmement , il faut étouffer à la source cette pulsion spéculatrice. Taxer les « hedge funds » est probablement difficile tant ils sont agiles. Mais taxer leurs transactions ne pose pas de difficulté majeure. Une taxe minime ne gênerait pas le fermier qui vend en une fois une partie de sa récolte. Mais elle pèserait lourd sur les centaines de milliards de dollars qui font des allers et retours dans la journée. Cette taxe urgente a un nom : la taxe Tobin. Si les Etats-Unis la mettent en œuvre, le monde suivra.
Le moment est venu de récompenser le travail et l’innovation et de dire : haro sur la rente et la spéculation !