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Après Parmalat

Publie le samedi 28 février 2004 par Open-Publishing

Traduction

de Roberto Romano (CGIL Lombardie)

Crise du modèle

Le crack financier de Parmalat a soulevé de nombreuses réflexions politiques, économiques
et juridiques. En particulier, il a soulevé de fortes critiques aux institutions
qui, directement ou indirectement, devaient veiller sur l’épargne et sur le fonctionnement
correct de la "gouvernance". Pour analyser le "default" des entreprises et des
sociétés, on peut utiliser de nombreux instruments : des modèles qui font référence à la
solidité financière ou au marché de débouché, comme s’il n’y avait aucune relation.
Malheureusement, ces modèles d’interprétation ne peuvent pas, à eux tout seuls, évaluer
la solidité du système des entreprises dans leur ensemble. En réalité depuis
10 ans, en particulier à partir de 1993, une nouvelle phase s’est ouverte pour
le capitalisme italien dont Parmalat n’est que le cas le plus éclatant, mais
pas isolé pour autant. Turanio, dans "Affari & Finanza" du 26 janvier 2004 met
au point, avec une rare efficacité, le nouveau paradigme : "Autrefois, les entrepreneurs,
avec l’aide de leur comptable, passaient les nuits à falsifier leur bilan afin
de cacher les bénéfices au fisc pour payer moins de taxes. Aujourd’hui le monde
est renversé. Les mêmes entrepreneurs passent des nuits d’insomnie, toujours
avec leur comptable, à falsifier les bilans dans le but de cacher les pertes
dues à une mauvaise gestion".

Une approche plus mesurée

Dix ans, en économie, ce n’est pas beaucoup et pourtant le système économique
que nous avions connu a définitivement disparu. La faute aux entrepreneurs un
peu bordéliques ? Aux épargnants un peu trop crédules ? La faute à la crise économique
ou au manque de transparence et de contrôle de la part de toutes les autorités
compétentes ? C’est probablement un peu tout cela qui est responsable des buts
actuels de l’économie mais la responsabilité individuelle, à elle toute seule,
ne peut pas expliquer tout ce qui est arrivé. Si la financiarisation de l’économie
a compromis l’équilibre économique, il est vrai aussi qu’un lien doit pourtant
bien se manifester entre le marché financier et la production de biens et de
services. Si cette relation a disparu, cela veut dire que nous sommes en présence
de la "classique" "faillite du marché". Le paradoxe, c’est que c’est le sujet
public, ou mieux encore la politique, qui a induit ou mené ce processus, manquant
aux plus élémentaires approches de la théorie de l’économie du bien-être. Soit
dit en passant, même ceux qui dénoncent la financiarisation de l’économie ne
peuvent expliquer tout ce qui s’est passé. De toute évidence, on peut expliquer
cette crise d’une autre façon, en replaçant la thématique dans une dimension
historique.

Comment se réalise la transformation du marché

Tout le monde se souvient des années 90 comme des années qui ont permis à l’Italie
de satisfaire aux fameux critères de Maastricht. Beaucoup se souviennent des
mesures adoptées pour s’adapter aux contraintes financières imposées par le traité UEM-UP :
compression des salaires, baisse des taux d’intérêt en raison des mesures qui
s’attaquent au déficit et à la dette publics, privatisation, libéralisation partielle
des marchés, restructuration et allègement des administrations publiques. Si
les effets sont plus ou moins connus, les implications sur l’utilisation des
revenus par les particuliers, et en conséquence celles sur la formation des revenus,
le sont moins. Les mesures de politique fiscale et financière prises par l’administration
ont frappé le tissu social et les habitudes consolidées des citoyens. En fait,
pendant toutes les années entre ’70 et la fin de ’80 l’épargne des familles - l’Italie
a une propension marginale à l’épargne plus haute que la moyenne européenne - a
vu dans les titres d’état une excellente opportunité d’"intégrer", de façon plus
ou moins importante, sa capacité de consommation. Ce n’est pas par hasard si,
malgré un déplacement soutenu de revenus du travail salarié vers les profits
et la rente, la consommation du pays est resté en ligne avec la moyenne européenne.

Les mesures prises par le pays en matière fiscale au début des années ’90, par
exemple celles sur la sécurité sociale intégrative ou celles qui poussaient dans
le sens de la naissance de nouveaux sujets juridiques (entreprises) pour se lier
au capitalisme des managers de type européen, ont rendu moins attrayants les
titres d’état, et par là elles ont poussé l’épargne des familles vers les fonds
d’investissement et le marché des obligations et des actions. La consommation
des familles ces dernières années n’a pas diminué puisque les rendements en baisse
des titres d’état ont été remplacés par ceux, plus élevés, des fonds d’investissement.
Surtout les privatisations, avec d’autres mesures fiscales, ont stimulé et orienté l’épargne
vers ces nouveaux instruments financiers, en mettant en place un actionnariat
diffus par une législation sur les privatisations flexible qui tenait compte à la
fois du besoin de préserver un noyau dur de gouvernement des entreprises privatisées,
et du besoin d’impliquer les citoyens qui "prêtaient" l’argent. Le développement
de ce "paradigme", au moins jusqu’en 2000, ne trouve aucun obstacle et est favorisé par
la forte croissance de la Bourse en termes de capitalisation, en grande partie
imputable aux entreprises anciennement possédées par l’état. En un sens les mesures
fiscales et politiques adoptées ont rencontré un vrai besoin du pays : d’un côté le
système des entreprises qui avait besoin de financements nouveaux et plus robustes
pour acquérir de nouvelles sociétés afin d’atteindre une dimension d’échelle
pour "rivaliser" sur le marché internationale (ce n’est pas un hasard si le nombre
des actions et des entreprises à la bourse n’ont pas beaucoup changé et les seules
nouveautés sont imputables aux entreprises anciennement étatiques), d’un autre
côté le besoin des épargnants de trouver un débouché "financier" plus rentable
pour palier au rendement descendant des titres d’état.

La dimension du déplacement de l’épargne

L’épargne des familles peut être destinée à des usages différents : pour couvrir
les déficits publiques, aux entreprises pour financer les investissements ou
pour l’achat de bien durables. Dans les pays industrialisés il y a eu une forte
croissance de l’épargne destinée au marché des obligations qui, si d’un côté pouvait être
physiologique, aujourd’hui trouve une contrainte forte dans la qualité du marché financier
et dans une fracture évidente entre le marché financier et le marché des biens
et services. Comme nous l’avons rappelé, au cours des années ’90 l’épargne des
familles a changé de destination, mais peu de monde a évalué l’"intensité" de
ce phénomène. En fait, entre 1995 et 2002, l’épargne récoltée par l’administration
publique a chuté verticalement de 82.031 millions d’euros à 46.250 millions d’euros,
tandis que les entreprises ont vu augmenter les ressources financières destinées à elles
de 50.212 millions d’euros à 124.102 millions. Si à la fin 1995 les familles
italiennes possédaient 1.712 milliards d’euros d’activités financières, en 2002
elles avaient atteint 2.494 milliards, avec une augmentation de 46%.

En particulier on a remarqué une attention forte pour le marché financier : si
en 1995 les familles italiennes possédaient 182 milliards d’euros en actions
et obligations des entreprises, 68 milliards de parts de fonds communs et 446
milliards de titres publiques, à la fin 2002 les rapports sont fortement modifiés.
La Banque d’Italie estime à 294 milliards d’euros le total des actions et obligations
détenues par les familles et à 334 milliards d’euros les investissements en parts
de fonds communs. Surtout, entre 1995 et 2002 la composante d’obligations a augmenté de
cinq fois, de 6 milliards à 30 milliards d’euros. Grosso modo on peut dire que
le financement des entreprises s’est déplacé vers un rapport direct avec les épargnants, à cause
du changement dans le climat fiscal, économique et, probablement, culturel.

La fracture entre rente, investissements et dette

Ce sont les années pendant lesquelles la "new economy" ne donnait aucun signal
d’affaissement économique, et tout investissement était considéré positif. Les
analyses sur ces investissements étaient toujours positives puisque le retour économique était
considéré beaucoup plus important que la dette contractée. Donc complètement
gérable. Personne, à part de rares économistes, considérait ces dettes graves à moyen
et long terme, ce que témoigne le fait que dans le débat politique l’idée avait été avancée
du dépassement des cycles économiques : si la croissance des chiffres d’affaires
et des gains est plus importante que les taux d’intérêt, il n’y a pas de raison
de limiter ou conditionner la formation de la dette. En Italie, mais pas qu’en
Italie, il est arrivé ceci justement : les entreprises ont investi beaucoup, plus
que la moyenne européenne, pendant que l’épargne des citoyens est partie vers
le marché des actions et des obligations à cause de la diminution des taux d’intérêt
sur les titres publiques. Tout le monde a joui de ce climat : tant la new economy
que la old economy, même si avec des taux de rendement différents.

Mais ce qui est arrivé a modifié en profondeur la fonction du revenu, en particulier
sa distribution, en ce sens que la part de revenu attribuable à la rente a augmenté beaucoup
plus rapidement que celle liée au profit ou au travail. Il ne s’agit pas que
de la "rente" dans le sens utilisé par les économistes, mais d’une rente qui
attribuait aux investissements (fixes, achat de sociétés, OPA) une valeur suffisante,
en termes de perspectives, pour couvrir les dettes des sociétés. A partir de
2000 le climat économique change, une crise dangereuse commence à apparaître
et on a les premiers signes d’un système financier en "détresse". Malheureusement
les investissements réalisés au cours des années ’90 n’ont pas donné les résultats
attendus, tandis que les dettes pour réaliser ces investissements sont restées,
avec leur charge liée aux intérêts passifs. L’effet immédiat a été celui d’une
contraction supplémentaire de la croissance économique et une contraction des
attentes liées au marché des actions et des obligations, ce qui a conditionné les "épargnants" qui
entre-temps avaient modifié leurs habitudes financières. En gros disparaît une
entrée "supplémentaire" pour les familles, ce qui s’ajoute à un revenu du travail
beaucoup plus faible et à une distribution du revenu lié à l’intervention publique
totalement insuffisante pour faire face aux besoins collectifs. La persistance
de la crise économique du pays, qui est très différente de celle européenne,
a contraint dans les faits les entreprises à d’autres efforts financiers, mais
cette fois-ci non pas pour faire des investissements, mais pour couvrir aussi
les activités courantes. Ce n’est pas un hasard si les émissions italiennes à l’étranger
entre 2001 et 2002 sont de l’ordre de 16% du total, contre le 11% des années
précédentes, tant il est vrai que les instituts de crédit les plus impliqués
sont ceux étrangers (le 70%).

Mais comment a changé la situation financière des sociétés italiennes ? Le cabinet "Tamburi & Associati" a
analysé 4 sociétés importantes cotées en Bourse qui valent aux alentours du cinquième
de la capitalisation totale de la Bourse et ont une passivité proche du dixième
de la dette publique du pays (110 milliards d’euros) : Fiat, Enel, Pirelli-Telecom
Italia, Autostrade (Source Affari e Finanza du 19 janvier 2004). Si le rapport
entre dette brute et patrimoine net est peut-être l’indice le plus fort de la
solidité patrimoniale et financière d’une société, pour les sociétés observées
nous constatons une évidente souffrance financière. Le rapport est de 1,97, c’est-à-dire
que pour chaque euro de patrimoine net, 1,97 euros de dettes financières sont
inscrits au bilan. La situation s’améliore si nous considérons le rapport entre
la dette financière nette et le patrimoine net (1,29), mais la souffrance financière
n’est pas moins préoccupante pur autant. Les enquêtes de Mediobanca aussi confirment
la tendance qui vient d’être soulignée, c’est-à-dire un endettement excessif
par rapport au patrimoine net. Un trait caractéristique qui pouvait être géré dans
une économie fermée et avec un système créancier préposé à la seule récolte de
l’épargne des familles mêmes, mais qui devient maintenant dangereux si on considère
la destination finale de l’épargne des familles. Si les entreprises ont privilégié un "rapport
direct" ou par le biais de fonds communs d’investissement, il est évident que
les insuffisances des uns (les entreprises) et des autres (les épargnants) ont
des effets déflagrants dans tout le système.

La profondeur de la crise

Si l’entrelacement entre épargnants, banques de crédit, fonds communs d’investissement
et entreprises était et est si fort, il était probablement possible de supposer
le développement de complicités qui dépassent la déontologie professionnelle
ou la morale bien rappelée par le Cardinal Dionigi Tettamanzi (archevêque de
Milan, NdT). En plus, la situation a été empirée par une attitude des entreprises
qui ont touché les bilans pour couvrir une incapacité structurelle du système
entrepreneurial privé d’évaluer l’efficacité de ses propres investissements.
Evidemment quelque chose n’a pas marché à tous les niveaux : 21 milliards d’euros
en bonds à échéance en 2004 sont beaucoup plus qu’une sonnette d’alarme.

M. Amato (Président de Confindustria, le Medef italien, NdT) a plaidé qu’il faut
renforcer les codes de bonne conduite (ces dernières années ils ont augmenté beaucoup),
mais si l’autorité fiscale ne fait pas peur, comment ces codes peuvent-ils conditionner
les entreprises ? Aujourd’hui on discute sur qui doit faire quoi par rapport à la
protection de l’épargne, mais tout le monde oublie que le TUF (Texte Unique de
la Finance, NdT, écrit par M. Draghi) est considéré parmi les meilleurs textes
financiers européens en matière de transparence. En réalité, en Italie ceux qui
doivent contrôler ne manquent pas, mais il y a une situation dans laquelle tout
contrôle est positif, en ce sens que les anomalies dans les bilans ne sont pas
l’exception mais la règle. En fait, il est difficile de croire que la croissance
anormale de la dette des entreprises n’ait pas été remarquée, aussi parce qu’elle
dépassait les limites physiologiques dictées par la comptabilité. Peut-être il
n’était pas possible d’intervenir différemment pour "essayer" de trouver une
voie de sortie pour le modèle familial du capitalisme national, mais si celui-ci était
le panorama national, pourquoi se libérer si rapidement des entreprises publiques ?

C’est un sujet qui n’a pas encore d’analyse partagée et de réponse adéquate,
même si aujourd’hui nous voyons et subissons les effets de ces choix scélérats.

GRANELLO DI SABBIA (n° 122)
Lettre électronique hebdomadaire de ATTAC ITALIE

traduit de l’italien par Antonio

28.02.2004
Collectif Bellaciao