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Égypte : Filles des rues

Publie le samedi 11 février 2006 par Open-Publishing

de Hanaa Al-Mekkawi

Elles sont de plus en plus nombreuses à arpenter les boulevards après avoir fui leur maison. Elles bataillent farouchement pour se trouver une place sur un trottoir ou sous un pont. Une vie dure avec son lot de viols, de drogue et sévices ; pourtant, elles refusent souvent de la changer. Enquête. « Je ne supportais plus de vivre à la maison, je voulais être libre comme mes pigeons », lance Hind qui semble avoir moins de 10 ans, mais en a réellement 14.

Elle a quitté la maison à l’âge de 7 ans et ne veut plus y retourner. Née d’un premier mariage, elle a 6 demi-frères et sœurs et n’a pas supporté sa marâtre qui lui faisait subir de mauvais traitements. « Le jour où elle a lâché les deux pigeons que j’avais élevés et auxquels je tenais énormément, j’ai décidé de quitter la maison », dit Hind.

Les filles comme Hind sont de plus en plus nombreuses. Sous les ponts, dans les jardins publics, les terrains vagues ou sur les trottoirs, elles sont partout autour de nous et on ne les remarque que lorsqu’elles nous abordent pour mendier. En général, les gens s’en méfient. Pourtant, elles existent. Et c’est souvent la pauvreté, l’ignorance ou la négligence, ce trio infernal qui les pousse parfois dès l’âge de trois ans à trouver refuge dans la rue. D’après Siham Ibrahim, directrice de l’établissement de Tofoulati, qui accueille les enfants de la rue, la raison essentielle de l’existence des filles de la rue c’est ce vice éternel qui est bien ancré dans notre société, à savoir cette ségrégation dont souffrent les filles, lequel est accentué par la pauvreté. « Dans les bidonvilles, les filles font l’objet de maltraitances aussi bien physiques que morales. Obligées de travailler pour ramener de l’argent, elles sont aussi au service de toute la famille, et leurs droits les plus élémentaires sont bafoués », dit Siham qui ajoute que la fille choisit la rue espérant trouver la tranquillité et la sécurité, ce qui n’est pas évident.

Dans la rue, la fille en rencontre d’autres qui lui enseigneront les secrets de sa nouvelle vie. Le matin, elles se dispersent pour aller travailler et ramener de l’argent au meneur de la bande qui, à son tour, ne leur offre rien. Et à celles qui essaient de se rebeller, le châtiment est impitoyable. Elles sont tabassées et sans pitié. Raison pour laquelle elles portent des cicatrices ou un handicap quelconque dû à de mauvais coups. Le soir, elles se rassemblent pour passer la nuit dans un immeuble inhabité ou un jardin public. En fait, lorsqu’une fille entre dans ce monde sans pitié, elle doit passer par plusieurs étapes et cela suivant son âge. Avec le temps et l’expérience, elle découvre qu’on ne désire d’elle qu’une seule chose, son corps.

« J’ai été violée pour la première fois à l’âge de 12 ans par mon copain plus âgé que moi. Avant de passer à l’acte, il m’a forcée à lui obéir en me blessant à l’épaule et au cou avec son couteau. Après avoir couché plusieurs fois avec lui et d’autres encore, j’ai appris à me soumettre pour éviter la violence. Et malgré ça, il y a des garçons qui aiment cogner même si je ne résiste pas. Ma récompense au départ était ma drogue, cette colle à inhaler et dont je ne peux me passer », dit une des filles qui porte le prénom de Amina pour ne pas dévoiler son identité.

Amina, 17 ans, se rend de temps en temps dans un des établissements qui présentent des services aux filles de la rue, et malgré les cicatrices qu’elle porte à cause de la violence et qu’elle a du mal à dissimuler même avec son écharpe, elle refuse de quitter la rue. Elle préfère passer ses nuits dans un coin avec son bébé de 6 mois.

Selon Siham, ces filles venant des bidonvilles sont déjà accoutumées à avoir des relations sexuelles, à en entendre parler crûment autour d’elles. Et même à éprouver une affinité sexuelle avec une personne du même sexe ou ont subi l’inceste. Le reste, c’est dans la rue qu’elles l’apprendront. « Au début, elles dorment avec les garçons. Serrés les uns contre les autres, ils se touchent, se font des cajoleries. Cela leur fait du bien, même s’ils sont petits et ne comprennent pas ce qu’est une relation sexuelle », dit Siham. Elle ajoute qu’il est impossible de trouver une fille de la rue qui n’a pas eu d’expérience sexuelle. Cela commence d’abord par un viol puis elle s’habitue.

« A chaque fois que j’évitais de coucher avec un homme, on m’obligeait à le faire, soit pour satisfaire un plaisir ou pour gagner de l’argent, alors j’ai décidé de travailler pour mon propre compte », dit Intessar qui a été violée à l’âge de 6 ans. Aujourd’hui, elle a 24 ans et a trois enfants dont elle ne connaît pas les pères. Des enfants qui n’auront d’autres choix que la rue. Deux hommes la protègent et perçoivent l’argent des clients avant de la laisser partir avec eux. Et lorsqu’elle tombe malade et a besoin d’un peu de repos, elle passe une consultation chez un spécialiste dans l’un des établissements qui s’occupent des enfants de la rue, se fait soigner puis rejoint son coin.

Le sociologue Ahmad Al-Magdoub pense que ces filles « sont des bombes qui vont exploser un jour au visage de tout le monde ».

Siham s’insurge face à ces propos et lance que ce sont des victimes et non pas des criminelles. Par ailleurs, les experts sociaux tentent de limiter le phénomène en descendant dans la rue pour trouver ces filles, voir leurs conditions de vie et essayent de les ramener dans l’un des établissements spécialisés ou leur font comprendre qu’ils sont prêts à les accueillir et à les écouter à n’importe quel moment. En fait, il y a des filles qui acceptent d’aller vivre dans l’établissement, mais ce sont surtout les plus jeunes. Les plus âgées préfèrent rester libres et recourent aux établissements en cas d’urgence comme par exemple un accouchement. Doaa, sociologue dans l’établissement de Tofoulati, affirme que ces filles peuvent effectivement, après un certain temps, rejoindre la rue, car elles ont fini par acquérir des moyens de défense nécessaires pour se protéger.

Parfois, elles se comportent comme des garçons, elles gardent une lame sous la langue ou font des affaires avec les meneurs de bande pour être mieux protégées. « Elles ont toutes quelques points communs : violence, langage grossier, manque de confiance vis-à-vis des gens et sentiments d’amertume à l’égard de la vie », dit Doaa, en ajoutant que même si elles se disputent entre elles tout le temps, elles se liguent contre les étrangers. A la fin de la journée, lorsque Hind étend son corps sur la pelouse du jardin et qu’elle regarde le ciel, elle ne souhaite qu’une seule chose, se réveiller le lendemain sans avoir été traquée par la police ou agressée par un voyou. C’est la raison pour laquelle sa copine Samia lui sert de vigile. Pendant que l’une dort, l’autre reste éveillée et ainsi de suite. « Faim, peur, froid, insécurité, mais tout de même je me sens mieux ici qu’à la maison où personne ne m’aime et où je fais la bonne pour tout le monde », dit Hind. Elle ne pense ni au passé ni au futur, elle vit au jour le jour, mais de temps en temps, il lui arrive de rêver d’avoir un jour une maison à elle où elle pourra de nouveau élever des pigeons.

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Entretien : Siham Ibrahim, directrice du Centre d’accueil Tofoulati

Le nombre des filles de la rue a-t-il augmenté ces dernières années ?

Evidemment, le nombre a augmenté, surtout au cours de ces cinq dernières années. Cela s’est confirmé par les nombreuses arrestations de ces filles de la rue et aussi par leurs visites en permanence aux différents établissements. L’éclatement de la cellule familiale et la pauvreté ont amplifié le phénomène. La solution première serait d’améliorer les conditions de vie des gens les plus défavorisés. Il faut que tout le monde s’entraide et applique correctement les lois concernant la protection de l’enfance.

Quelle est la différence entre garçons et filles des rues ?

La vie dans la rue est rude aussi bien pour les filles que pour les garçons. Ce sont les mêmes conditions qui les ont poussés à la rue et les deux s’exposent aux mêmes dangers. Seul le comportement diffère, mais les filles sont plus futées et se débrouillent mieux que les garçons. Elles ont recours à certaines astuces pour se faire accepter par la bande. Les garçons sont plus forts physiquement, mais sont moins malins. Et quant à leur vie dans l’établissement, nous avons constaté que les garçons étaient plus ordonnés et propres que les filles.

Qu’est-ce qui fait que ces enfants acceptent de se diriger vers un des centres d’accueil ?

Au début, ce sont les experts sociaux qui vont les chercher, les sensibiliser en leur faisant connaître l’existence d’un établissement qui puisse les accueillir. Et c’est comme ça qu’ils finissent par nous faire confiance. Par la suite, ils ont la liberté de décider de s’y rendre ou d’y vivre. Cela se passe plus aisément avec ceux qui sont en bas âge. Quant aux plus âgés, ils ne sont que de transit. Trop habitués à la rue, les grands peuvent avoir une influence négative sur les plus jeunes, et c’est pour ça que nous n’insistons pas pour les garder.

Hanaa Al-Mekkawi, Al Ahram-Hebdo - semaine 05 / 2006

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=2844