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« J’aurais voulu que ces gamins soient organisés politiquement »

Publie le samedi 5 novembre 2005 par Open-Publishing

Amar Henni a été éducateur dans les cités durant vingt ans et forme aujourd’hui des travailleurs sociaux. Il est l’auteur de Cités hors la loi, la jeunesse invente ses règles (Editions Ramsay). Interview.

par Jacky DURAND

« Depuis vingt-cinq ans, les jeunes ont construit leur langage, leur lecture du monde. De génération en génération, ils se sont transmis des mots, des rites, des codes, des principes. De Lille à Marseille, ce langage existe dans les quartiers populaires. Si on ne part pas de ce postulat, on ne peut comprendre les cités. Il existe un fonctionnement autour de la réputation et de l’honneur. Ces deux notions organisent des vies dans la cité. A Clichy-sous-Bois, deux enfants sont morts et une bombe lacrymogène a atterri sur un lieu de prière. On a touché aux familles. D’où les incidents. Là-bas, les gens sont dans un processus de rappel, à la justice, à la dignité. Ils sont dans la question de l’honneur, pas de la réputation. Ils disent : "Vous ne nous traitez pas comme ça, on n’est pas vos chiens."

« Les gamins qui étaient en colère étaient dans cette logique d’honneur à Clichy-sous-Bois. Depuis, c’est autre chose qui se joue dans les autres banlieues, où les jeunes sont dans la réputation de leur cité, de leur quartier, du 9-3, même si, hors de leur cité, ils ne savent pas ce que c’est que le 9-3. Ce volet de la réputation s’est joué depuis tous ces mois où Nicolas Sarkozy est venu dans les quartiers et a provoqué les jeunes en les assimilant tous à des voyous. Que quelques gens délirent, fassent du trafic, c’est un fait, mais mettre tous les jeunes dans le même sac, c’est une erreur énorme. Le ministre de l’Intérieur a défié les jeunes sur leurs territoires, il a utilisé comme eux la joute verbale. Il les traite de "racaille", il fait venir les caméras. Il les défie sur un rapport de force. Les gamins sont dans la logique du "Qui va gagner ?" Ils font des concours sur l’Internet où ils disent : "Telle ville, on a brûlé tant de voitures et vous combien chez vous ?"

« Défier Sarkozy, pour eux c’est un capital réputation important. Attaquer le bus, brûler un magasin, c’est faire parler d’eux. Plus c’est gros, plus leur capital monte. Trois mois de prison, ce n’est pas cher payé pour eux parce qu’ils se disent qu’ils vont augmenter leur capital. Evidemment que c’est dégueulasse de brûler les voitures des pauvres. Moi, j’aurais voulu que ces gamins soient organisés politiquement pour emmerder le monde autrement qu’en brûlant des voitures et pas que ce soient les gens de leur condition sociale qui paient. Etre dans la question de la réputation, c’est n’importe quoi, ça n’aide en rien, ça ne construit rien.

« C’est pour ça qu’il faut aider ces gamins à sortir de ces codes-là. Ça nécessite beaucoup de travailleurs sociaux, d’accompagnement, d’autres politiques. Il faut aussi se poser la question du pourquoi. Il ne suffit pas de dire que ce sont des voyous. Il y a plein de ministres de l’Intérieur qui l’ont dit avant Sarkozy depuis vingt ans et ça n’a rien changé. »

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