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L’image ternie de Jean-Jacques Aillagon

Publie le mercredi 31 mars 2004 par Open-Publishing

Des personnalités jugent un ministre de la culture, fragilisé au terme
de deux ans d’action rue de Valois.

Jamais sans doute l’image d’un ministre de la culture n’avait basculé
en si peu de temps. "L’été des intermittents", en 2003, a été fatal à
Jean-Jacques Aillagon. Est-ce mérité ? Deux ans après son installation
rue de Valois, soit la durée de vie moyenne d’un ministre de la culture
depuis Malraux - Jack Lang mis à part -, nous avons demandé à une
quinzaine de personnalités liées au monde de la culture de juger
l’action du ministre. Le diagnostic dominant est bien résumé d’une
formule par l’économiste Françoise Benhamou : " Ce n’est pas un mauvais
ministre. Mais ce n’est pas un bon bilan."

UNE IMAGE DROITISÉE

Les professionnels de la culture, majoritairement de gauche, avaient
bien accueilli la nomination de Jean-Jacques Aillagon. Ce dernier
n’avait pas l’image d’un homme politique mais d’un technicien passionné
de culture. "Il est sympathique, il avait réussi comme directeur du
Centre Pompidou et il connaît bien les milieux culturels, note Philippe
Bélaval, un conseiller d’Etat qui occupa longtemps des postes-clés à
l’Opéra de Paris, à la Bibliothèque nationale de France et aux Archives
nationales. Le désenchantement vient d’une erreur d’aiguillage.
Jean-Jacques Aillagon, à juste titre, a voulu se positionner en
politique plutôt qu’en technicien. Mais, du coup, il est devenu
solidaire de la politique de Jean-Pierre Raffarin. C’est son grand
malheur. Etre ministre de la culture dans un tel gouvernement, c’est se
condamner au grand écart."

Car ce gouvernement, soulignent presque tous nos intervenants, ne fait
pas grand cas de la chose culturelle. "Jean-Jacques Aillagon est la
caution morale de cette indifférence, affirme même M. Bélaval. Or le
ministre doit montrer aux acteurs du monde culturel, assoiffés de
reconnaissance, qu’il les aime. L’attitude du gouvernement à l’égard de
la classe intellectuelle a rejailli de façon catastrophique sur l’image
d’Aillagon." Ainsi, ces acteurs n’auraient bientôt retenu chez lui que
"l’homme de droite et non plus le passionné de culture". Cette
"droitisation" aurait été accentuée, selon certains, par son entourage.

L’image du ministre s’est dégradée à cause de son incapacité à se
découpler de Matignon alors que l’appui de l’Elysée lui a été
chichement mesuré. Hubert Astier, ancien directeur de cabinet de
Jacques Toubon, rue de Valois, et naguère président de l’Etablissement
public de Versailles, résume cet enjeu quasi monarchique : "Pour qu’un
ministre de la culture réussisse, il lui faut une relation directe,
étroite, avec le président de la République. C’est essentiel pour
échapper au premier ministre et à Bercy qui cherchent
traditionnellement à réduire son budget. Le tandem Chirac-Aillagon est
moins performant que les tandems de Gaulle-Malraux ou Mitterrand-Lang.
Mais il y a eu pire."

Plus largement, tout le monde constate que, depuis Jack Lang, la
culture n’est plus un enjeu national et qu’elle ne pèse pas lourd dans
les politiques gouvernementales successives. "Le coup d’Etat culturel
de Lang a fait long feu", remarque Emmanuel Négrier, chercheur au CNRS
basé à Montpellier et à Barcelone. Et le spécialiste des économies
culturelles Dominique Sagot-Duvauroux, qui enseigne à l’université
d’Angers, de remarquer : "Pour que la culture redevienne un débat, il a
fallu attendre le conflit des intermittents."

UN BUDGET MITIGÉ

Quand il est arrivé rue de Valois, M. Aillagon avait promis un budget
"sanctuarisé". Après un exercice décevant en 2003, celui de 2004 a
réellement augmenté. "Notamment de 5 % pour le fameux Titre IV - le
secteur dit ’d’intervention’, qui permet au ministre de subventionner
la création et qui constitue sa véritable marge de manœuvre", explique
M. Négrier, du CNRS. M. Astier, ancien collaborateur de M. Toubon,
rappelle que "les budgets sont facilement manipulés par les ministres
de droite ou de gauche. On peut élargir le périmètre du ministère pour
masquer une diminution de ses crédits. On peut aussi geler des
dépenses. Fin 2002, plus de 150 millions d’euros destinés au patrimoine
n’étaient pas engagés. Aillagon a eu le mérite de clarifier cette
situation."

Un budget "honnête" est-il suffisant pour agir ? Selon un audit
effectué par M. Aillagon, dès sa nomination, son ministère est quasi
impotent s’il n’obtient pas 1,1 % du budget de l’Etat. "On n’y est pas,
constate Françoise Benhamou, économiste à l’université de Rouen qui
enseigne à l’Institut national du patrimoine. Le ministre est donc
condamné, comme ses récents prédécesseurs, à gérer l’acquis." Jack Lang
ajoute : "Il manque à Jean-Jacques Aillagon 460 millions d’euros pour
mener une politique ambitieuse. La France est un pays riche ; elle doit
pouvoir les trouver." Reste que le budget de l’Etat augmente plus vite
que le budget de la culture, nouvelle preuve de la perte d’influence du
secteur au sein du gouvernement.

DES CHOIX CULTURELS HÉSITANTS

Avec un budget plombé par les charges des "gros établissements", la
marge de manœuvre du ministre est étroite. "Quand on manque d’argent,
répond Mme Benhamou, il faut faire des choix, les annoncer haut et
fort. Je ne les vois pas." M. Astier salue "une politique sans
paillettes" . D’autres affirment que M. Aillagon n’a pas laissé sa
marque. Pour un haut fonctionnaire, familier du ministre, "Aillagon est
un fils de Michel Guy et de Georges Pompidou, qui, en dépit de ses
origines régionales, défend d’abord les grandes institutions de l’Etat.
Il voudrait abandonner nombre de missions, qu’il juge annexes, aux
collectivités locales. En menant cette politique originale, il serait
le premier à remettre en question l’héritage Malraux-Lang. Pourquoi pas
 ? Mais il ne l’a pas fait. Car il lui aurait fallu des appuis
considérables. Il ne les a pas."

M. Sagot-Duvauroux procède par comparaisons : "Malraux a bâti sa
politique sur le choc électif ; Lang a élargi la notion de culture et a
insisté sur la création artistique. Avec Philippe Douste-Blazy et
Catherine Trautmann, la culture devait contribuer à réduire la fracture
sociale. Jean-Jacques Aillagon poursuit une politique d’aménagement
culturel du territoire. C’est bien, mais ce n’est pas enthousiasmant.
Surtout, il considère le public comme de simples consommateurs. Sans se
poser la question du faible élargissement des publics concernés. Or la
multiplication des lieux est aujourd’hui moins importante qu’une
meilleure implication des gens. Mais ce défi n’est pas sa priorité." Il
dénonce aussi le fait que le ministre de la culture n’est guère
intervenu quand son collègue de l’éducation nationale, Luc Ferry, a
"laissé tomber la politique d’enseignement artistique à l’école,
engagée par Lang".

Les mesures visant à donner plus d’autonomie aux grands établissements
publics sont les plus remarquées. Elles inquiètent certains. Elles sont
saluées par l’ancien collaborateur de M. Toubon au ministère, M. 
Astier, qui souligne "un patient travail de réformes" : nouveau souffle
pour les fondations et le mécénat, obligation faite aux directions
régionales de bloquer 10 % de leurs crédits pour de nouveaux projets,
mesures pour la lecture publique en milieu rural, aide aux tournages de
films en France, utilisation de FR3 pour relayer les institutions
culturelles locales, bataille à Bruxelles pour l’exception culturelle à
la française. Est-ce suffisant pour caractériser un grand dessein ? "Le
climat actuel ne s’y prête guère", répond M. Astier.

PRIVATISATION DE LA CULTURE ?

"Aillagon.com", pouvait-on lire sur des calicots brandis durant l’été
par quelques intermittents, qui voient dans leur nouveau régime
d’assurance-chômage une étape vers la "marchandisation" de la culture.
Le mot fut aussi évoqué lors du conflit sur l’archéologie préventive.
Le ministre serait-il prêt à "vendre au privé des secteurs de son
secteur public" ? Ce slogan ne repose sur aucune réalité, affirme un
haut fonctionnaire de gauche : "Il a en partie été alimenté par la loi
sur le mécénat, qu’Aillagon a fait voter pour rattraper l’énorme retard
que nous avons dans ce domaine."

Plus souvent, le ministre est accusé de vouloir abandonner à des
entreprises privées, au motif que "l’Etat ne sait pas vendre", des
activités commerciales assurées par l’Etat. "Les choix d’un producteur
privé ne sont pas plus mauvais que ceux d’un producteur public, répond
François Hers, de la Fondation de France. Le ministre de la culture
doit passer du rôle de prescripteur à celui de médiateur, en assurant
une expertise." Si les fonctions essentielles du ministère de la
culture sont préservées, il est indéniable, en revanche, souligne M. 
Négrier, qu’ "il y a une marchandisation mondiale de la culture devant
laquelle la Rue de Valois reste impuissante". Mme Benhamou déplore le
silence du ministre en la matière : "M. Aillagon est muet devant la
concentration des industries culturelles, muet devant la
standardisation des produits culturels, sur la fermeture des petits
points de vente de disques, sur le fait que même les institutions
culturelles publiques adoptent les standards du marché. Cette passivité
est très préjudiciable."

M. Sagot-Duvauroux donne l’exemple de la fusion envisagée entre Vivendi
et Hachette : "Jean-Jacques Aillagon a poussé à la création de cette
entité sous prétexte qu’il fallait aider à la naissance d’une
entreprise culturelle française de taille internationale. Ce choix,
censuré par Bruxelles, allait à l’encontre de la diversité culturelle
que le ministre prétend défendre."

Michel Guerrin et Emmanuel de Roux

Un ministère sous pression

Tous les ministres, de droite comme de gauche, qui ont succédé à Jack
Lang Rue de Valois, ont suscité frustration et insatisfaction. Sans
doute parce que le ministère de la culture reste empêtré dans les
pesanteurs de son administration et souffre d’une lente asphyxie
engendrée par la course-poursuite, perdue d’avance, entre ses charges
fixes et son budget, qui augmente plus lentement.

Il pâtit également, disent certains, d’une hypermédiatisation. Pour le
conseiller d’Etat Philippe Bélaval, "c’est un des ministères parmi les
plus durs à tenir à cause de la pression médiatique et du vedettariat
de ses acteurs". Il suffit en effet qu’un metteur en scène clame son
indignation, qu’un musée se mette en grève, pour que les journaux s’en
emparent et que la Rue de Valois tremble. "La population culturelle
sait jouer des médias", confirme l’économiste Françoise Benhamou.

Hubert Astier, qui fut le directeur du cabinet de Jacques Toubon,
rappelle que "le ministère de la culture est constamment sous les feux
de l’actualité. Les projecteurs ne s’éteignent jamais !"

LE MONDE