Accueil > LES LARMES DE SIMONE

de Didier Bourg
Le père Darsouly doit se retourner dans sa tombe. Et pas
qu’une fois. Il doit même faire un paquet de tours. Lui, l’homme aux quatre guerres. La grande, à dix-huit ans comme élève-officier, celle de 40, en tant que capitaine, et puis les deux orphelines, comme il les appelait, l’Indo et l’Algérie. C’est cette dernière qui le mettait en colère.
"On leur a pété la gueule aux bougnoules. Les politicards de Paris, y nous ont trahi !".
Un seul mot d’ordre chez les Darsouly, "Les couilles au cul, camarade, les couilles au cul !". Et une idée fixe. Il faut sauver la France, la vraie, la blanche, celle qui se bouscule pour croquer l’hostie. Juste avant de casser sa pipe, le vieux Darsouly a longuement rappelé à son petit-fils qu’il était désormais le dépositaire de la gloire familiale. Adrien avait tout juste sept ans.
A son tour de faire des petits Darsouly pour sauver la patrie. A son tour de leur transmettre la haine de tout ce qui est étranger à « Notre France ». Celle pour laquelle
ses ancêtres se sont battus. Une France de l’effort où « ces feignants d’ouvriers et d’immigrés pouvaient pas profiter de
la sécu, du chômage et des allocations familiales ».
La mère du petit, l’admirable
Madame veuve Darsouly, belle-fille
de Darsouly le vieux, a fait donner la
meilleure éducation à son rejeton.
Primaire dans le privé, au très huppé
Cours Sainte-Clotilde de Hongrie,
collège et lycée militaires à Autun et,
cerise sur le gâteau, Saint-Cyr. Que
du gratin et de l’accro à l’uniforme,
revers boutonné et lever au clairon.
Simone Darsouly est veuve de
guerre en temps de paix. Son pauvre
lieutenant de mari s’est mangé une
jeep pendant des manœuvres. Elle a
dû très tôt élever seule leur fils
unique et apprendre à cacher ses
désirs de femme derrière des tailleurs
toujours impeccables.
Dans son existence, il n’y a de
place que pour la mère. Une mère
qui ne peut être qu’exemplaire. Avec
un fils qui sera lui aussi irréprochable.
Une fois seulement elle a
failli à son rôle. Un moment d’égarement
à la fête de la Vraie France éternelle,
le mouvement dont elle est la
marraine. Ce n’est pas l’étonnante
ressemblance physique du chef du
mouvement avec Mussolini qui la
fascinait alors, plutôt la capacité sans
égal de cet ancien para à fustiger en
privé les Juifs, les immigrés, les
Arabes, les musulmans, les francsmaçons,
les communistes, les
homos... et tant d’autres.
A l’évocation de ces “ennemis de
la France”, il tordait sa mâchoire et
serrait les poings, se plantant sur ses
jambes massives tout en les écartant.
La bestialité de cet être éructant sa
haine provoquait en elle une pulsion
qu’elle connaissait bien mais qu’elle
avait toujours réussi à surmonter.
Pourquoi avait-elle cédé cette fois-là
aux avances du chef ? Elle l’ignore.
L’exercice ne lui a pas laissé un souvenir
impérissable. L’odeur de lard
rance du “guide”, son souffle avide
sur sa nuque, cherchant frénétiquement
en elle le même transport que
le morveux tire du mouchoir qu’il va
jeter.
Depuis elle expie en ne manquant
aucun office matinal. Et s’ennivre
d’eau bénite comme on lave
une souillure. Adrien lui aussi devra
participer à cette mortification pour
effacer sa faute. A l’instar de son
père, de son grand-père et de ces
Darsouly qui ont pissé le raisin et
vomi leurs viscères sur tous les
champs de bataille depuis Mac-
Mahon, c’est de son propre sang
qu’il obtiendra ce pardon pour elle.
Au fil des années, l’insondable
Adrien n’a jamais déçu la mère courage.
C’est sûr, il va prendre la relève,
tomber même au champ d’honneur,
dans une de ces guerres où la France
finira bien par se joindre aux
Américains. Il a toujours acquiescé
avec le sourire aimable du fils
dévoué. Les uniformes d’école amidonnés,
la glorification des corps
musclés au garde-à-vous ou défilant
en colonne par quatre, le menton en
avant et le doigt sur la couture. Les
dortoirs à la sueur masculine, les jeux
virils sur le stade... parfois sous la
douche. Les bizutages des anciens,
les humiliations des galonnés. Tout.
Il a tout accepté. Prenant même un
goût certain à la vie militaire.
Il n’a pas bronché quand
maman a décrété qu’elle gèrerait aussi
sa vie sentimentale. Elle lui a fait
offrir des bonbons au chocolat fin à
des petites filles en robes blanches.
Puis des livres de prière à des préadolescentes
boutonneuses. Enfin
des bouquets ridicules à des adolescentes
déjà dégourdies.
Madame Darsouly le sait. A
vingt-et-un ans et une première
affectation comme officier en perspective,
son fils doit désormais songer
sérieusement à fonder une famille.
Les rallyes pour lesquels elle
dépense sans compter la demi-solde
de son défunt mari n’ont pas encore
produit les effets escomptés. Certes
Adrien s’est fait inviter par le comte
de Beaumarchais, un descendant
sans fortune, mais tout de même à
particule, du célèbre écrivain. La fille
du comte a le nez un peu fort et la
croupe trop large au goût de Simone
mais l’affaire pourrait prendre forme,
alors...
Mais quid d’Adrien ? Les camarades
de promo qu’elle soudoie sans
retenue sont incapables de lui citer le
moindre flirt ou le soupçon de
chaude-pisse qui l’auraient irritée et
rassurée à la fois. Et puis il y a eu ce
courrier, ce matin. Une grande enveloppe
blanche. Le cachet d’un photographe
d’art de Rennes, Harold
Moizot.
Depuis trois heures, Maman
Simone pleure. Sur ses genoux, la
photo de son fils et d’un jeune
homme au teint halé. Tous les deux
nus, enlacés. Et, au dos, ces mots
rédigés à la main : « Il s’appelle
Nasserdine. Maman, on s’aime. Maman
je t’aime. Ton Adrien ».