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Le droit communautaire remet en cause les fondements de la fonction publique

Publie le dimanche 17 juillet 2005 par Open-Publishing
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UN RAPPORT PUBLIC DE DEUX TRÈS HAUTS FONCTIONNAIRES DANS “LES CAHIERS DE LA FONCTION PUBLIQUE” (1)

Ils le disent eux-mêmes : c’est bien le droit communautaire qui remet en cause les fondements de la fonction publique

Un aveu sans fard

Le mensonge atteint des proportions inimaginables.

Sur n’importe quel sujet, il faut cacher la réalité. Et l’exemple de la fonction publique, outre qu’il est en lui-même d’une importance considérable, est à cet égard édifiant. On a lu, page 10, comment le ministre des Finances, Thierry Breton, reconduit par Chirac et Villepin, envisage de fusionner les deux directions de son ministère, aboutissant ainsi à une remise en cause de l’édifice républicain datant de la Révolution française, largement conforté à la Libération, en 1945-1946.

Et il n’y aurait pas de relation avec les directives de l’Union européenne ?

Dans son discours d’investiture, M. de Villepin n’a-t-il pas affirmé : « Pour faire vivre notre ambition française, nous
devons aussi nous appuyer sur un Etat au service, un Etat qui protège et qui garantit l’égalité des territoires.

Notre nation s’est construite autour de l’Etat et de ses valeurs : le service de l’intérêt général, le respect de la loi, la défense de la liberté de chacun. Plus que jamais, les Français veulent que nous affirmions ces valeurs.

Les personnels de la fonction publique témoignent d’un dévouement sans réserve, d’un vrai sens de l’équité, d’un vrai goût du service. Je sais que je peux compter sur eux. »

Curieux discours de la part du nouveau Premier ministre, s’affirmant comme « défenseur des services publics à la française ». Il est vrai que, après le 29 mai, il est difficile de parler autrement. Mais, dans le même temps, les directives pratiques de M. de Villepin s’inscrivent dans la continuité de celles de ses prédécesseurs, Jospin et Raffarin, aboutissant au démantèlement de la fonction publique.

Le document que nous publions ci-contre est frappant. Et ce rapport, M. de Villepin ne peut pas ne pas le connaître. Il émane de deux très hauts fonctionnaires et vient d’être publié dans la très officielle revue Les Cahiers de la fonction publique (février 2005), étude démontrant l’inverse de ce que n’ont cessé d’affirmer les partisans du oui, à savoir que la fonction publique à la française n’est en rien concernée par le « droit communautaire » de l’Union européenne.

Ce document démontre, au contraire, comment la fonction publique entre de facto dans les compétences communautaires et que les récentes décisions de la Cour européenne de justice (CJCE), faisant jurisprudence, confortent totalement cette orientation.

On va le voir, ce qui est en cause est essentiel.

Ainsi, une directive de 1999 sur les contrats à durée déterminée pour le privé, du fait d’une décision de la CJCE, doit s’appliquer à la fonction publique ; une procédure contre la France est d’ailleurs engagée.

De même, en ouvrant aux résidents communautaires la possibilité d’accès à la fonction publique, la CJCE s’est permis de définir les services publics par emplois et non plus par corps de la fonction publique, qui peuvent donner accès à plusieurs emplois. Le droit public français prévoyait jusqu’ici que l’accès à un corps (qui, répétons-le, peut déboucher sur plusieurs métiers) est déterminé par des études et un diplôme, base du statut de la fonction publique.

La classification par emploi (comme dans le privé), et non plus sur la base du statut de fonctionnaire, classification voulue et imposée par l’Union européenne, est le fondement du projet gouvernemental de remettre en cause les 900 corps et grades actuels de la fonction publique au profit de « 28 cadres statutaires ».

Ce n’est donc plus, comme il est de règle dans la fonction publique, l’équivalence du diplôme indispensable à l’entrée dans un corps de la fonction publique.

C’est la remise en cause, comme le démontre explicitement le document publié ci-contre, de tout le fonctionnement de la fonction publique et du statut de ses agents.

LUCIEN GAUTHIER
“La fonction publique est devenue de facto un champ de compétence communautaire” (2)

(...) L’impact du droit communautaire sur le droit de la fonction publique est trop souvent perçu comme marginal, alors même que ses grandes orientations sont aujourd’hui solidement établies et affectent des principes fondamentaux du droit interne (...).

La fonction publique ne figure pas parmi les compétences de l’Union européenne, ce qui explique que l’administration française se soit longtemps crue en dehors de ses développements.

Cette illusion est sans avenir, comme le confirme l’étendue des matières concernant la fonction publique soumises aujourd’hui au droit communautaire (...).

Il faut donc bien constater que la fonction publique est devenue de facto un champ de compétence communautaire, dans lequel la Commission et la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) interviennent régulièrement. Dans tout projet de réforme concernant la fonction publique, il convient désormais d’acquérir le réflexe d’une vérification de compatibilité avec le droit communautaire.

Cette insertion de la fonction publique dans le champ du droit communautaire s’est réalisée de deux façons.

D’une part, ont été appliqués à la fonction publique des textes conçus à l’origine pour le secteur privé. Il en est ainsi de la directive du 28 juin 1999 sur le renouvellement des contrats à durée déterminée, qui donne force juridique à un accord conclu entre trois syndicats européens.
Ce texte a été négocié entre des partenaires sociaux raisonnant sur le secteur privé, en l’absence de représentant des Etats employeurs.
Aujourd’hui, la directive fait cependant l’objet d’une procédure précontentieuse contre la France, car la Commission affirme que ce texte couvre aussi la fonction publique (...).

D’autre part, l’inclusion de la fonction publique dans le droit communautaire s’est effectuée de manière prétorienne au travers de la jurisprudence de la CJCE. En effet, cette dernière met en oeuvre une interprétation des traités et des directives audacieuse - allant parfois plus loin que la Commission - et reposant sur le postulat que la fonction publique est incluse dans le champ d’application des traités, sauf certaines exceptions, entendues restrictivement, dont elle dessine les contours (...).

Le droit communautaire remet en cause plusieurs fondements de la fonction publique française (...) La CJCE définit le champ de ce qui est ouvert et fermé aux ressortissants communautaires en raisonnant par emplois, alors que la fonction publique française est organisée en corps.

Elle ne permet donc pas, en contradiction avec l’avis d’assemblée du Conseil d’Etat du 31 janvier 2002, de maintenir fermés des corps dont les missions participent, pour l’essentiel, à l’exercice de la puissance publique.Tout un corps doit être ouvert dès lors qu’un seul de ses emplois ne participe pas à la puissance publique.

Cette jurisprudence affecte triplement le statut général.

Tout d’abord, elle conduit à raisonner par emplois et non par corps, ce qui est plus naturel dans une fonction publique d’emploi, comme en Suède, par exemple, où un agent est recruté pour exercer une fonction déterminée, que dans une fonction publique de carrière, comme en France, où un agent est recruté dans un corps donnant accès à plusieurs emplois. Ensuite, elle oblige à distinguer au sein de la fonction publique les emplois régaliens des autres emplois, distinction qui a inspiré un dualisme statutaire adopté par l’Allemagne (généralisation de la distinction entre fonctionnaires et employés), mais qui a été rejetée par la France depuis 1946.

E nfin, elle conduit à des phénomènes de carrière tronquée qui heurtent le principe d’égalité de traitement dans un même corps, puisqu’un ressortissant communautaire ayant intégré un corps dont les emplois supérieurs participent à la puissance
publique n’aura pas accès à l’ensemble des emplois que son appartenance au corps lui donnerait vocation à occuper.

L’accès dans plusieurs corps de fonctionnaires se fait traditionnellement à l’issue d’une scolarité dans une école dite d’application (ENA, Polytechnique, Ecole nationale des impôts...). Une sélection est effectuée à l’entrée, à travers un concours généraliste qui exige un niveau d’études, mais non pas la détention d’un dip1ôme particulier, avant une formation professionnalisante, au cours de laquelle les élèves ont le statut de fonctionnaire stagiaire. La CJCE, au travers l’arrêt Burbaud notamment, promeut un modèle inverse, dans lequel la sélection suit, au lieu de la précéder, la formation. Elle raisonne donc comme si le moment du recrutement ne se plaçait pas à l’entrée, mais à la sortie de l’école d’application, laquelle ne se différencierait donc guère d’un établissement ordinaire d’enseignement supérieur.

On peut alors se demander si un concours d’accès à l’école d’application a encore un sens et si le statut de fonctionnaire stagiaire, rémunéré par l’Etat, doit être maintenu. C’est en effet bien le principe même des écoles d’application, former des élèves préalablement sélectionnés et dotés du statut de fonctionnaire stagiaire, qui est remis en cause par la logique de l’arrêt Burbaud (...).

Le droit communautaire promeut sans le dire un modèle de fonction publique d’emploi, dans lequel coexistent un petit nombre de fonctionnaires chargés de fonctions régaliennes et un grand nombre de contractuels, avec un mode de recrutement privilégiant l’entretien sur le concours

L’application de ce modèle à la France se traduit, plus qu’ailleurs, par un phénomène de “discrimination à rebours”, d’ailleurs parfaitement accepté par la CJCE, puisque l’application du droit communautaire conduit à réserver un traitement plus favorable aux ressortissants communautaires qu’aux nationaux. Les écoles d’application en fournissent une bonne illustration. Peu d’Etats de l’Union européenne imposent comme en France un concours pour devenir directeur d’hôpital.

La jurisprudence Burbaud conduit ainsi à ce qu’une personne devenue directeur d’hôpital dans un Etat n’imposant pas de concours puisse prétendre à un emploi de directeur d’hôpital en France sans se soumettre au concours d’entrée à l’ENSP imposé aux nationaux. Ceux-ci ne pourront en outre faire valoir à l’étranger leur qualité de directeur d’hôpital qu’après avoir réussi ce même concours (...).

Le droit communautaire pose à la fonction publique française la question de son identité et de sa modernisation.

C’est pour elle un défi qu’il n’est plus possible d’éluder. Le relever suppose de revisiter les fondements du statut général (...). »

(1) Les auteurs en sont Christine Le Bihan-Graf, directeur adjoint au directeur général de l’administration et de la fonction publique, et Christophe Coudroy, chef du bureau du statut général à la Direction générale de l’administration et de la fonction publique.

(2) Les titres des paragraphes en gras sont des auteurs.

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