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Les anciens activistes italiens : veni, vidi...trahis

Publie le vendredi 17 septembre 2004 par Open-Publishing

de Sophie Bouniot

Installés depuis de nombreuses années en France, les anciens activistes italiens et leurs proches ont reconstruit leur vie et tourné la page de la violence. Rattrapés par leur passé, menacés d’extradition, ils nous racontent l’angoisse de leur quotidien.

Le temps a passé. Ces jeunes Italiens de l’extrême gauche qui, dans les années soixante-dix, ont décidé de prendre les armes pour lutter contre la " violence d’État ", sont aujourd’hui des quadragénaires pétris d’une inquiétude souvent perceptible dans leur regard. Si une communauté de destins, celle des années de plomb et de leur engagement dans les Brigades rouges ou d’autres mouvements radicaux, les a amenés à choisir un exil français, les chemins qu’ils ont, depuis, empruntés, n’ont été guidés que par leurs personnalités. Et par la parole donnée d’un chef d’État, François Mitterrand, qui, en 1985, leur a offert une terre d’accueil contre leur promesse de renoncer à la " machine infernale " de la lutte armée (lire ci-après). Tous s’y sont tenus et ont construit une vie rangée. Certains se sont mariés, certains ont eu des enfants. L’intégration a fonctionné. Ce qu’ils sont devenus - assistante sociale, traductrice, professeur d’italien ou restaurateur - écarte toute idée de " communauté d’Italiens " dans laquelle certains persistent à les enfermer. Pour les réunir, il n’y a guère que la résurgence de ce passé qui ne passe pas. Et l’incertitude, de plus en plus lourde, qui pèse sur leur avenir.

Un premier coup de massue

L’extradition de Paolo Persichetti, en août 2002, fut vécue " comme un premier coup de massue ", explique l’un d’eux. Le revirement gouvernemental, annoncé officiellement le 11 septembre 2002, par Dominique Perben puis scellé, le 30 juin dernier, par la décision de la cour d’appel de Paris d’accorder un avis favorable à l’extradition de Cesare Battisti, a transformé " les craintes en torpeur ", lâche un autre. La diffusion d’une liste de noms réclamés en priorité par l’Italie a terminé d’anéantir leur espoir d’oubli.

Elle a choisi de s’appeler " Marianne ". Pour le " symbole ". Avec sa petite fille de sept ans et son compagnon, Ahmed, ils ont déménagé. L’idée n’est pas de se cacher. Juste d’éviter certains territoires et de " se mettre au vert ". Marianne continue d’aller travailler. Au vu et au su des autorités françaises qui peuvent décider à tout moment de l’arrêter. " J’ai le sentiment que tout va se terminer d’un jour à l’autre ", confie-t-elle après avoir vu son nom et son image jetés en pâture dans les médias sous l’intitulé " condamnée à perpétuité ". Depuis son arrivée en France en 1988, Marianne a reconstruit un présent comme l’État le lui avait permis. Régularisée en 1998, elle a un permis de séjour valable jusqu’en 2009. Elle parle pour la centaine d’anciens activistes dans son cas. " Nous avons des responsabilités à assumer en tant que citoyens par rapport à nos enfants, nos conjoints, nos travails, nos amis. Tous sont là grâce à l’ouverture que la France nous a donnée. Si, à l’époque, j’avais pu penser qu’un gouvernement pourrait revenir sur ce parti pris, celui par exemple de permettre à nos enfants de naître pour devenir plus tard des dégâts collatéraux, je n’aurai pas eu ma deuxième fille ici. "

À la lumière des derniers événements, elle a expliqué " à la petite " que sa maman pouvait lui être enlevée du jour au lendemain en utilisant " la métaphore de Robin des Bois ". " Parler de nos enfants est sûrement l’image la plus forte, mais il s’agit avant tout d’un patrimoine collectif, de toutes ces vies, ces parcours de reconstruction que l’on veut balayer. " Son compagnon, Ahmed, rencontré il y a presque dix ans, est broyé par une colère sourde teintée de désespoir : " Je ne comprends plus rien. Ces derniers temps, je suis comme dans une espèce de tourbillon qui me fait peur. Seuls les nerfs me font tenir debout. S’ils lâchent, je tombe et je ne me réveillerai pas. Je veux encore garder un fil d’espoir. Je me dis qu’on ne peut pas faire voler en éclat tout ce que nous avons bâti. Quand j’entends Chirac parler de droit, de justice pendant les fêtes de la Libération de Paris, ça me fait rire. " Si le gouvernement décide d’extrader Marianne, " qu’est-ce que je vais faire ? ", interroge cet homme en plantant son regard dans le vôtre. Et d’égrainer : " Nous avons un bail à deux noms, je serais obligé de quitter notre logement. Avec mon salaire de paysagiste, je ne pourrais pas rembourser nos crédits. Et puis, comment faire avec la petite ? Elle est apeurée dès qu’elle voit un uniforme, dès que sa mère sort. On a commencé à l’amener chez un psychologue. "

Les mots et les yeux d’Ahmed laissent deviner l’équilibre qui fonde sa relation avec Marianne : " J’ai rencontré une personne forte, intelligente, avec une douceur. Elle m’a appris tellement : à me calmer, à lire mes droits en me disant : "ne sois pas le beur de service ". " À ceux qui lui disent : " Tu savais à qui tu étais marié ! ", Ahmed répond : " Je savais aussi ce que m’autorisait la loi ! " " La torture morale, je ne connaissais pas. Le fait d’être agressé et impuissant. Il ne te reste qu’une possibilité, être à côté de la personne que tu aimes. " À Chirac, qu’il pointe fréquemment d’un verbe accusateur, il écrira si le pire devait arriver : " Je lui demanderai de prendre ses responsabilités et de venir expliquer à ma fille pourquoi sa mère n’est plus là. Parce que moi, je ne pourrais pas. Je lui dirai aussi qu’en France, les gens naissent libres et égaux... à droite. "

Enfant européen, citoyen du monde

La fille aînée de Marianne a choisi de s’appeler " Françoise ". Cette jolie blonde, étudiante en licence de lettres à la Sorbonne, parle, à vingt et un ans comme d’autres à quarante. Un héritage de son histoire déjà débordante, même si elle " ne considère pas que (sa) vie est particulière ". Pourtant, livre-t-elle, " je n’ai jamais vécu mon âge. Des fois, je me dis : "sois une jeunette de ton temps, comporte-toi comme tel." Mais l’Histoire me rattrape aussitôt. " Née dans une prison italienne, durant les six années de détention que Marianne a purgés juste avant son procès, Françoise a " baigné là-dedans depuis toujours ". " Entre ma mère, mon père, mon oncle, la normalité était d’aller les voir au parloir. " Le terme " enfant de l’exil " ne lui évoque rien. " Enfant européen, citoyen du monde, sûrement. Mais il n’y a pas lieu de parler d’exil. Demain, je peux devenir française. " Loin du mythe de l’exil doré, les années de galère à leur arrivée en France avec sa mère, elle les a vécus aussi simplement. " On n’analyse pas. Avec le recul, je vois bien que la situation était compliquée. Un jour dans un motel, un autre chez des amis, les problèmes d’argent en plus. "

Dans son discours, aucun reproche. " Ma mère a fait ses choix, elle les assume. Moi, j’ai reconstruit ma vie. Nous sommes très proches et très indépendantes. J’ai toujours été fière d’elle. Elle ne nous a jamais fait porter le poids de ses décisions. " Responsabilisée depuis toujours, indépendante depuis ses dix-huit ans, vivant et subvenant seule à ses besoins quotidiens, Françoise refuse de " tomber dans le pathos ". Son tempérament est trop " strong " : " Je pense d’abord à mettre en place des plans d’attaques dans la réorganisation familiale. Si ma mère devait être arrêtée, je devrais prendre en charge ma petite sour. " Peu à peu, la carapace de la jeune fille se fissure : " Ma mère, je ne sais pas comment elle fait pour sourire alors qu’elle va mal, même si elle ne le montre pas. Ce qui me fait souffrir le plus, c’est que je ne pourrais pas l’imaginer encore une fois en prison. Avec toute la culpabilité qu’elle peut avoir, je ne voudrais pas être deux secondes dans sa tête. Dès que je la vois, je me dis que c’est peut-être la dernière fois. C’est inhumain. C’est comme un cancer en phase terminale, on ne sait pas quand la fin va arriver. "

Nous n’avons jamais vécu cachés

Condamné par contumace après trois ans et demi de détention dans la péninsule, Giovanni est arrivé dans l’Hexagone en 1986. Interpellé en 1988, la cour d’appel de Paris a donné un avis favorable à son extradition. La procédure s’est arrêtée là. " Si on m’avait alors extradé, je n’aurais pas fondé une famille. Aujourd’hui, on s’arroge le droit de détruire ce qu’on m’a autorisé à construire. Du point de vue éthique, les autorités françaises n’en sortiront pas grandies. " Son titre de séjour a expiré en septembre 2002. Depuis, la préfecture le laisse sans nouvelles. Conséquence, il n’exerce plus son métier de professeur d’italien et voit se profiler un retour sur les chantiers. Ceux où il avait commencé son insertion d’exilé. " Tout cela est grotesque, certains d’entre nous ont été naturalisés. Battisti devait l’être aussi, mais quelques jours avant, la justice française a donné son accord pour l’extrader. Contrairement à ce qui est écrit dans certains journaux, nous n’avons jamais vécu cachés. La situation était claire. Les autorités ont toujours connu nos dossiers et nos condamnations. "

Arrivée en France en 1985, après cinq années passées en Afrique, Paola est devenue traductrice. Elle a été condamnée à douze ans de réclusion en 1982 pour " construction de bande armée ". Maniant aisément la langue de Molière, cette femme élégante se remémore les années où elle a dû faire son " pèlerinage " tous les trois mois à la préfecture de Paris afin d’obtenir un récépissé de permis de séjour. Sans papiers : pas de logement, pas de travail, hors le statut de vacataire. En 1998, comme tous ces exilés italiens, elle obtient un titre de séjour. Certains pour dix ans, d’autres pour cinq. Comme elle. " Je ne sais pas sur quels critères. " Un semblant de légalité s’installe. Depuis 2003, elle est à nouveau dans un " no man’s land administratif ". " Nous sommes une vingtaine d’Italiens dans ce cas. "

" Le choix de la violence est perdant "

Critique sur son passé, " quel que soit le contexte, le choix de la violence est perdant, il change le caractère et la qualité de la lutte qu’on mène ". Paola veut positiver : " Une porte s’est ouverte avec le battage médiatique autour du cas de Cesare. Mes enfants ont réellement découvert que leurs parents, père et mère, avaient intégré une mouvance de violence dans un contexte violent. Jusqu’ici, nous avions des discussions guindées. Depuis quelques mois, c’est presque un miracle, on discute simplement. " Sa fille, normalienne, s’est même autorisée à coucher ses mots sur le papier : " Qui suis-je pour prendre parole ? "La fille de", unique fardeau universel. Mon destin à moi est d’être fille aînée d’exilés. Fille aînée de révolutionnaires armés. Fille aînée de clandestins en fuite. Fille aînée de condamnés en sursis. Fille aînée de combattants défaits et vieillissants. (...) Je suis sans place, sang place, cent places. (...) Un jour je serai président et je leur offrirai un passeport. La prochaine fois, je serai grande. Et ils verront ! Parcours tracé, raide, aride, solitaire. Dents serrées. Tête baissée. Mon armure de diplômes est rutilante, je suis prête au combat. Étourdissant vertige de l’inachevé, de l’inutile, de l’absurde. Je n’ai toujours pas de place. Leur combat n’est pas le mien mais je porte la défaite. "

http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-09-16/2004-09-16-400578