Accueil > Les "emmurés" de Palestine

de Stéphanie Le Bars
Armé d’une badine, le professeur de biologie hurle ses appels au calme, essaie désespérément de faire refluer ses dizaines d’élèves surexcités dans le hall de l’établissement. En vain. Les garçons, âgés de 11 à 18 ans, s’avancent par vagues et lancent des volées de pierres sur la Jeep militaire israélienne garée le long du mur du lycée. Les soldats filment les élèves, les mettent en joue, puis reculent avant de s’engouffrer dans leur véhicule, qui démarre en trombe sous une dernière salve de cailloux. Ce matin-là, les échauffourées s’achèveront sans tirs de grenades lacrymogènes. Echaudés, beaucoup d’élèves avaient pourtant pris soin de se munir d’un oignon. L’inhaler est censé réduire l’irritation due aux gaz.
Chaque jour ou presque depuis un mois et demi, à l’heure de la récréation, c’est la même tension qui s’empare du lycée d’Anata, une petite ville désordonnée édifiée dans le prolongement de la partie orientale arabe de Jérusalem. Motif ?
Au matin du 1er octobre, les 750 élèves et les 33 enseignants de l’établissement ont découvert en arrivant qu’un mur de 8 mètres de haut avait été construit au beau milieu de leur terrain de volley-ball. Depuis, la vie du lycée est confinée sur 400 mètres carrés, maigre territoire pour canaliser l’énergie de tant d’adolescents. Mais la politique sécuritaire d’Israël ne transige pas.
A Anata, comme sur toute la lisière orientale de la Ville sainte, les Israéliens construisent ce qu’ils appellent "l’enveloppe de Jérusalem", avatar urbain de la "barrière de sécurité" érigée en Cisjordanie, "en réponse aux attentats palestiniens". Mais, à Jérusalem, le tracé de la clôture - un mur de béton haut de 8 mètres qui court sur plusieurs dizaines de kilomètres - emprunte une route discutable.
Au fil des décennies, pour des raisons éminemment politiques, Israël a redessiné les frontières du Grand Jérusalem, dont la partie orientale, et bien au-delà à l’est, a été annexée après la conquête militaire de 1967. Peuplée de 17 000 habitants, essentiellement des Palestiniens employés à Jérusalem-Est, Anata, selon ce découpage, appartient à la Cisjordanie. En dépit des liens familiaux, administratifs, religieux ou commerciaux qui la reliaient naturellement aux quartiers arabes de Jérusalem, la ville est aujourd’hui coupée, physiquement, de la "Cité sainte".
Par malchance, le lycée dirigé par Youssef Elayan se trouve sur la "frontière municipale". "Construire le mur précisément ici n’a rien de sécuritaire, explique le proviseur. Le but des Israéliens est de protéger les colonies (notamment l’important quartier de colonisation de Pisgat Zeev, qui fait face au lycée) et de couper la Cisjordanie de Jérusalem, notre future capitale." Ici, comme en de nombreux endroits de la clôture, le tracé retenu semble lui donner raison. Frôlant les maisons palestiniennes et, de manière caricaturale, le lycée, l’ouvrage laisse, côté israélien annexé, plusieurs hectares de terres inhabitées au pied de Pisgat Zeev.
A quelques kilomètres au sud, la première portion de "l’enveloppe de Jérusalem", sortie de terre fin 2002, se fraye aussi un chemin entre les habitations et empoisonne depuis trois ans la vie des habitants d’Abou Dis. Au pied du mur, la maison de retraite Notre-Dame des douleurs résiste tant bien que mal à cet étonnant cloisonnement qui sépare des Palestiniens d’autres Palestiniens, des parents de leurs enfants, des salariés de leur lieu de travail, des étudiants de leur université. "La plupart de nos 18 pensionnaires originaires de Cisjordanie ne reçoivent plus de visites, déplore l’une des religieuses de cette institution catholique. Leurs enfants ne parviennent pas à obtenir les permis pour traverser le mur."
Circulant entre des rangées de fauteuils roulants alignés face à un téléviseur, la jeune femme égrène les drames personnels qui se sont noués au fil des mois. "A une époque, on accueillait une femme qui suivait une dialyse en Cisjordanie. Ses déplacements sont devenus trop compliqués, on a dû renoncer à la garder. Une autre possédait une maison juste de l’autre côté du mur et s’y rendait tous les jours. Elle a dû faire une croix dessus." La vieille dame reste désormais cloîtrée entre les murs de l’institution.
Les quinze employés résidant en Cisjordanie n’ont pas encore renoncé à venir travailler. Mais leurs trajets matinaux restent soumis au bon vouloir des soldats. L’une a choisi de vivre sur place et ne rentre plus chez elle qu’une fois par mois. Munis ou non de permis, les employés doivent parfois attendre des heures avant d’être autorisés à passer. Ou alors, il faut emprunter des chemins de traverse.
Car, à Abou Dis, contrairement à ce que pense l’opinion publique israélienne, convaincue de son efficacité contre les terroristes, le mur recèle encore quelques brèches. Majoritairement favorables à une séparation physique d’avec les Palestiniens, les Israéliens, meurtris par les attentats, ont accueilli avec soulagement la décision d’Ariel Sharon de mettre en œuvre ce chantier pharaonique.
Conçu à l’origine par la gauche israélienne, qui entendait tracer une frontière sur la "ligne verte" proprement dite qui séparait jusqu’en 1949 Israël de la Cisjordanie, le projet a été dénaturé par la droite. Sous la pression des colons, M. Sharon a opté pour une clôture sinueuse de 620 kilomètres - le double de la "ligne verte" -, de façon à intégrer, côté israélien, le maximum de colonies juives. Au bout de trois ans de travaux, 190 kilomètres sont sortis de terre. Ils rendent la vie infernale à des dizaines de milliers de Palestiniens, mais n’isolent toujours pas Israël des territoires occupés.
En surplomb de ce qui, il y a encore trois ans, constituait la rue principale reliant Abou Dis à Jérusalem, une porte bricolée dans le mur est gardée par les soldats. Mais, 200 mètres plus haut, le mur, qui serpente au milieu de propriétés privées, n’est plus parfaitement étanche. Le passage n’est certes pas aisé, il faut enjamber des barbelés, escalader un muret puis s’assurer qu’aucune patrouille ne guette, mais il fait le bonheur des valides.
Déstabilisés par ces difficultés, les responsables de Notre-Dame des douleurs ont décidé, il y a trois mois, de refuser les candidats cisjordaniens. Un comble pour la religieuse, qui rappelle que la mission de sa maison est justement d’accueillir "les plus pauvres, lesquels sont en Cisjordanie puisque le statut de résident à Jérusalem confère encore une certaine protection". La construction de la barrière de séparation établit entre Palestiniens une bien cruelle hiérarchie.