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Nos banlieues ne sont pas des ghettos

Publie le jeudi 15 juin 2006 par Open-Publishing

un entretien avec Loïc Wacquant

Olivier Doubre

Le chercheur Loïc Wacquant, formé par Pierre Bourdieu, publie une « sociologie comparée » des quartiers de « relégation sociale », entre La Courneuve et le ghetto de Chicago. Un essai captivant dans le contexte actuel. Entretien.

Au moment où paraît votre livre « Parias urbains », Ségolène Royal propose « d’encadrer militairement les jeunes délinquants ». Qu’en pensez-vous ?

Loïc Wacquant : Je trouve cette déclaration atterrante à deux titres. D’abord, ce qui est proposé, c’est d’envoyer « dès la première incartade » les jeunes délinquants dans des camps d’« encadrement militaire ». Mais, évidemment, lorsqu’on dit cela, tout le monde a en tête que les jeunes dont il s’agit sont ceux des milieux populaires, des banlieues déshéritées, et majoritairement des jeunes issus de l’immigration postcoloniale. Or, toutes les statistiques montrent qu’à l’adolescence, la probabilité de commettre des actes de délinquance est grosso modo la même chez les jeunes de toutes les classes sociales. Mais si un des enfants de M. de Villepin ou de Mme Royal avait maille à partir avec la loi pour un délit mineur ­ comme ce fut d’ailleurs le cas début juin pour le deuxième fils de Mme Royal, Julien ­ nul n’imagine une seule seconde qu’on les enverrait, eux, dans un prétendu « camp d’encadrement militaire » !

Ensuite, ce que Ségolène Royal propose là, ce sont les fameux boot camps américains, mis au point et développés aux États-Unis, d’abord par les municipalités, puis par un certain nombre d’États, à la fin des années 1980. Or, il existe aujourd’hui pléthore d’études montrant que ces boot camps n’ont eu absolument aucun impact positif, ni sur la délinquance ni sur la resocialisation des jeunes en difficulté. À la suite de cette vague d’études, et de la révélation d’abus qui ont provoqué la mort d’un certain nombre d’adolescents maltraités dans ces camps fermés, villes et États ont mis au rebut les boot camps. Il est donc stupéfiant d’entendre un représentant d’un parti qui se dit de gauche proposer d’importer des États-Unis ce dispositif de brutalité institutionnalisée au moment même où ses inventeurs l’abandonnent...

Dans votre livre, qui rassemble dix ans d’enquêtes entre La Courneuve et le ghetto de Chicago, vous réfutez la thèse très répandue d’une « convergence transatlantique » marquée par l’émergence de ghettos « à l’américaine » dans la ville française...

Depuis quinze ans maintenant, on nous répète que les banlieues populaires en déclin se « ghettoïsent » sur le modèle américain. Je voulais donc d’abord interroger ce qu’est vraiment un ghetto aux États-Unis. Or il ne s’agit pas simplement d’un territoire ségrégué, ou d’une enclave de misère et de violence : c’est un dispositif socio-spatial par lequel on enferme la totalité d’une catégorie stigmatisée, quelles que soient les classes sociales en son sein. Dans le ghetto noir américain, qui est uniformément noir, les habitants sont contraints de développer tout un réseau d’institutions propres au groupe. Leurs commerces (églises, médias, associations...) servent de bouclier protecteur contre la domination blanche tout en leur permettant de construire leur vie quotidienne dans cette « ville noire nichée au coeur de la ville blanche ».

Le ghetto renvoie donc à une dynamique de formation d’une société parallèle, adossée à une unité démographique et culturelle. Or, les banlieues déshéritées de la périphérie des villes françaises (et européennes) ne sont pas du tout dans ce schéma. Tout d’abord, elles sont très mélangées, du point de vue des origines ethno-nationales, tout en étant à majorité française du fait du droit du sol. De ce fait, elles ne sont pas le creuset d’une identité culturelle commune. Ensuite, les cités en déclin ne fonctionnent pas comme instrument d’enfermement : les habitants qui réussissent socialement, que ce soit par les études ou le marché du travail, les quittent dès qu’ils en ont les moyens. Enfin, au lieu d’y observer la création d’institutions propres, on note que les banlieues populaires tendent à se vider de leurs institutions (commerces, entreprises ou services). On a donc un mouvement exactement inverse de celui d’un ghetto : de plus en plus de diversité et de moins en moins d’institutions, sauf les institutions de l’État.

Lire la suite dans Politis n° 906

Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, Loïc Wacquant, La Découverte, 334 p., 23 euros.

Lire aussi, du même auteur : les Prisons de la misère, Éd. Raisons d’agir, 192 p., 6,10 euros.

http://www.politis.fr/article1739.html