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Open Space

Publie le jeudi 4 mars 2010 par Open-Publishing
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de Toubade

Train de banlieue. Open Space. Train de banlieue. Appart minable de banlieue
perdu entre les tours. Sommeil sans rêves - dans un lit Ikea. Et le
lendemain même schéma. Train de banlieue, open space, collègues au sourire
fade mais à la poignée de main ferme, parce que quand même, costard trois
pièces. Quelques filles parfois, sacs à mains Lanvin, ragots mondains,
problèmes de poids. Le désir ne s’éveille pas.

Open space, espaces d’auto-surveillance, de contrôle mutuel, de contrôle cordial. Un bureau à gauche, deux en face. Même configuration reproduite
mille fois : trente par étage et quinze étages et trois bâtiments.
D’ailleurs ça n’est pas suffisant, la machine s’étend et consomme toujours
plus de personnes, toujours plus d’âmes qu’elle absorbe, qu’elle concentre
huit heures par jour pour mieux les laisser se dissoudre dans le néant de
leurs soirées canapés. La machine s’étend, donc, et la moitié des bureaux
ont deux occupants. Mais patience, on construit à coté un bâtiment type Le
Corbusier, bijou de modernité : quinze étages, et, par étage, trente fois,
par blocs de quatre, des bureaux en pin. De toute beauté.

Johnny ne s’y sent pas bien.

Nique sa mère la société. "Fuck le système", comme dit à la pause café l’un
des employés, trente ans, bedonnant, se remémorant sa jeunesse. Aux lèvres
un sourire ironique, en tête cette pensée : "Ah, j’étais jeune et con,
maintenant, j’ai compris le sens de la vie, acheté un appartement, je
m’investis dans mon travail, j’ai investi dans l’immobilier, en rentrant je
sortirai le chien… Il faut que je rembourse mon prêt". Il faut qu’il
rembourse son prêt. Lentement, jour après jour, il s’est oublié, huit heures
quotidiennes de négation de son être, adhésion lente et inexorable au
système, il faut qu’il rembourse son prêt. Année après année, il a oublié
d’investir dans sa vie. Et ça l’a mené là. Trente ans, vieux. Il ne baise
presque plus et respecte mécaniquement la loi. Mais bon, chez Ikea, il a
acheté un miroir biseauté, coloré, une table en formica orange avec un
liseré, dizaïné par un jeune créateur suédois, casque autour du cou, le
samedi soir, coke, en semaine, le bureau. De la jeunesse en kit, originalité
de supermarché, les collègues aiment bien, quand ils viennent boire un coup,
ils s’y sentent bien.

Nous sommes tous des blooms.

Reste en chien. Les jours se suivent, Johnny le voit bien. Johnny est
conscient du monde qui l’entoure, il flotte seul au milieu d’une mer
d’huile, sans vagues, sans fond, sans même un phare à l’horizon. Quand
Johnny file, rapide, couloirs de métro ou couloirs de bureau, les pavés se
suivent, le goudron s’étire, la moquette défile, longue, unie, sombre et
infinie. Il sait. Il sait qu’il lui faut sortir, quitter ces couloirs
étriqués, antichambres à la vie dont il ne voit pas la sortie, et dont il a
même oublié où en était l’entrée, quelles circonstances l’y avaient poussé.

Johnny ne veut plus rester en chien. Petit à petit, il ouvre les yeux. Il
voit, sur les trottoirs grouillants, dans les rames bondés, dans les files
d’attente, supermarché, ciné, il voit les filles aux jambes galbées, il voit
les flics, il voit les costumes sombres cravatés. Et cela enflamme ses
désirs. Désirs de chair, désirs de fuite, désirs de guerre, désirs de feu,
de meurtre, d’émeute et d’amour effréné. Romantisme, absolu. Sans limites.
Il veut se conduire à l’échec, il cherche l’impasse, la perte d’équilibre,
la marge. La liberté. Il ne veut plus vivre étriqué.

Mais il n’est pas seul. Alors, la machine s’adapte. Les bureaux ont
abandonné la cravate. Certains s’en contentent, saluent cette grande
avancée. Le chef est même tutoyé. Mais non. Il a déboutonné le dernier
bouton, c’est vrai, mais le tissu de sa chemise de Jersey lui colle toujours
autant à la peau. Pantalon plissé, ceinture Azzaro.

Certains ne s’en contentent pas. Certains deviennent même conscients.

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