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Qu’il est bon de rentrer chez soi !

Publie le mardi 18 octobre 2005 par Open-Publishing

de El-Khatib Rana

Les pluies de la veille n’avaient fait qu’accentuer les énormes nids-de-poule que la camionnette dans laquelle nous nous trouvions devait péniblement surmonter alors que nous nous rapprochions du village où vit Shahadeh, situé dans les faubourgs de Jénine, en Cisjordanie.

Il était évident, au simple coup d’oeil à Shahadeh, que la prise de conscience du retour à la maison était suspendue sur sa tête comme la menace d’un nuage sombre. Chaque nouveau soubresaut de la camionnette dans les trous gorgés d’eau signifiait pour lui et pour moi le retour à la maison, un retour à la vie et à l’existence dévastée qui était sienne quatre mois en arrière, avant son séjour aux Etats-Unis pour y recevoir une prothèse de la jambe qu’une bombe israélienne lui avait arraché 16 mois précédemment.

Périodiquement, il me jetait un regard furtif, comme pour me dire que je pourrais peut-être le garder, qu’il pourrait peut-être retourner avec moi dans notre maison de Phoenix, en Arizona, où il venait de passer les trois derniers mois dans la paix et la tranquillité. Mais tout ce que je pouvais faire était de passer mon bras autour de lui pour le consoler un peu et lui faire comprendre que j’étais toujours là, pour le moment.

L’émotion de voir les parents de Shahadeh et de le leur ramener sans encombre, fut de courte durée. Leurs visages souriants pendant que nous passions de l’autre côté du cantonnement des soldats israéliens avec ses barbelés, ses portes d’acier et les cabines du check-point de Jalameh, changèrent quand ils virent Shahadeh assis dans la camionnette, immobile, avec seulement des larmes coulant de son visage. Ses larmes n’étaient pas de joie, mais au contraire les larmes d’un enfant qui retourne à une vie de souffrance et d’oppression. Je voulais m’excuser auprès d’eux mais qu’aurais-je pu dire ? "Je suis désolée, mais Shahadeh n’est pas heureux de rentrer à la maison. Comprenez que ce n’est pas à cause de vous, ni même de nous ou de moi. C’est Israël. C’est la misère qu’ils vous ont infligé".

Mais je restai là assise, silencieuse à regarder Shahadeh dont les grands yeux magnifiques se remplissaient de larmes à la pensée du futur qui l’attendait.

L’atmosphère dans la camionnette devenait étouffante et insupportable, comme si se reflétaient mes propres sentiments de désespoir à la pensée que je renvoyais Shahadeh à son existence de douleur et de mépris. J’ouvris la fenêtre dans l’espoir de respirer, malgré la fraîcheur moite des jours de pluie. Mais la vitre ouverte n’apportait que les odeurs de gazole mélangées à la puanteur des eaux usées provenant d’un système d’égout de plus en plus malmené par les chars israéliens qui délibérément écrasent le sol sur leur passage, laissant partout leur empreinte destructrice

Les rivières de sang des moutons abattus nous entouraient en ce premier jour de l’Aïd Al Adha. A l’intérieur de la camionnette, Shahadeh pleurait en silence. A l’extérieur de la camionnette, le beau paysage de Jénine montrait les signes des viols subis par une armée abusive et criminelle. La combinaison seulement composait mes sentiments de culpabilité et de douleur à devoir abandonner Shahadeh, sa famille et les Palestiniens. Alors que nous nous rapprochions de sa maison, il semblait avoir pratiquement atteint un état catatonique (du grec kata, "en-dessous" et tonos, "tension", ndt). Mon bras autour de ses épaules ne pouvait plus rien faire pour améliorer les choses. Shahadeh rentrait à la maison. La conversation avec la famille, avec tout le cérémonial, avait commencé. Mon meilleur ami se chargeait de compenser mon silence embarrassé. Tous les garçons dans les rues semblaient porter des revolvers en jouet. Je ne les voyais que visant quelqu’un ou quelque ch ose dans des jeux de bataille. Certains pistolets semblaient presque réels. Tous ces enfants nés et grandis sous l’occupation ne faisaient que reproduire ce qu’ils connaissaient. A l’exception de Shahadeh, ces enfants n’ont jamais vu un parc et n’ont jamais joui des libertés basiques. Quand ils rêvent, ils ne rêvent que d’échapper au cruel soldat et à l’occupation qui ne semble pas devoir finir prochainement. Leurs rêves commencent et finissent là.

Je sus que nous étions arrivés à la maison de Shahadeh lorsqu’après un virage nous avons vu une foule de gens venus accueillir son retour. Les sourires de la multitude de visages étaient aussi nets que le chagrin de Shahadeh semblait incommensurable. En un instant la portière de la camionnette fut ouverte et Shahadeh s’en alla à pied vers sa maison en tirant derrière lui une de ces énormes valises que nous lui avions confectionnée et remplie des choses dont nous l’avions comblé en Amérique... L’amour familial qui l’entourait était réconfortant mais il semblait à peine y prêter attention. Les béquilles qu’il avait laissé il y a seulement trois mois étaient désormais remplacées par des jambes à nouveau. Il marchait vers la foule qui venait fourmiller autour de lui. Son comportement et sa tenue n’étaient plus les mêmes. Il se distinguait de sa famille. En à peine trois mois de paix, de calme et de liberté, il avait changé. Je désirais plus que tout que ce moment soit heureux. Mais au lieu de cela, cet enfant avait de la peine. Il savait parfaitement où il était et ce qu’il n’aurait plus.

Tout l’amour du monde ne pouvait pas lui donner ce qu’il avait découvert, la liberté. Là-bas à Phoenix, il pouvait se promener dehors et jouer au ballon avec moi n’importe quand sans aucune crainte. Il aimait aller à la rencontre de notre facteur et prendre le courrier du jour. Il pouvait dormir la nuit entière sans peur. Il pouvait se doucher autant qu’il voulait. Il avait toujours de l’électricité. Quand il avait chaud, on mettait l’air conditionné. Et quand il avait froid, le chauffage. Il voyait des rues propres. Il pouvait apprécier l’ordre et la tranquillité. Il faisait des tours de manège. Il jouait dans le parc. Il nageait dans une piscine et glissait sur la neige. Il avait pu goûter d’un peu de normalité et d’enfance.

Les visages souriants se précipitèrent pour accueillir ceux encore dans la camionnette. On nous introduisit dans la maison des parents de Shahadeh. En peu de temps, c’est tout le clan qui était là, allant et venant dans la maison pleine de courants d’air mais si chaude d’amour. Shahadeh s’est assis silencieux près de moi. Les larmes avaient cessé mais je pouvais sentir le vide et la confusion. L’amour et l’attention l’entourant étaient supérieurs à ce que seule je pouvais lui avoir donné aux Etats-Unis. Shahadeh ne semblait pas à cet instant encore trop préoccupé de retrouver l’occupation qui avait dévasté la vie palestinienne. C’était une journée d’émotions mêlées, heureuses et tristes. La journée était faite des larmes de Shahadeh, de la joie partout des membres de la famille et des bavardages animés. La journée fila à toute allure jusqu’au coucher du soleil qui signifiait qu’il nous fallait partir.

Nous nous sommes levés et avons fait nos adieux à la famille qui nous a suivi jusqu’à la camionnette. Shahadeh revint s’asseoir près de moi. Comme à toute tombée de la nuit en Palestine occupée, on éprouve toujours un frisson sinistre, un sentiment de vulnérabilité et de solitude. Un sentiment de mélancolie vint s’accrocher à moi comme des chaînes à mon âme. Les rues étaient sombres. Le silence qui nous entourait était perturbant et l’anormalité de la vie palestinienne palpable. Au check-point précédent Jalameh, nous avons dû attendre dans la nuit. Notre chauffeur avait l’habitude. Il éteignit ses feux et alluma les lumières intérieures du véhicule afin que les soldats israéliens puissent nous voir sans qu’on les voient. C’est peut-être dans ces moments-là qu’on se sent le plus vulnérable et seul. On a fini par avancer sous la lumière de la torche d’un soldat israélien.

De retour au check-point de Jalameh, l’instant était venu de nous dire au revoir. Après ces trois mois avec Shahadeh dans ma vie, je savais aussi qu’une partie de moi restait derrière avec lui. J’éprouvais un énorme sentiment de douleur. Je ne pouvais rien faire pour arrêter la folie qu’est son monde. Tout ce que je pouvais était de lui dire d’être bon, de bien étudier à l’école, que je reviendrais. Il se cramponna à moi en sanglotant. Sentant les larmes qui montaient en moi et alors que je me détachais, je sentis comme un poignard qui me déchirait impitoyablement la gorge. J’aurais voulu le reprendre, lui donner une nouvelle chance. Mais je ne pouvais rien faire d’autre que de m’éloigner. Deux jours plus tard, les Israéliens firent une incursion dans sa ville, bombardèrent les collines fatiguées de Jénine. A la suite de cela, ils arrêtèrent une vingtaine de jeunes hommes pour des raisons de "sécurité". Shahadeh m’appela pour me dire : "Les Juifs sont revenus chez moi, maman Rana...". Et tout ce que je pouvais faire était d’écouter.

Traduction de l’anglais de Gérard Jugant

Rana El-Khatib vit actuellement à Beyrouth, Liban. Elle est l’auteur de l’ensemble de poésie politique, BRANDED : The Poetry of a so-called ‘Terrorist’.

Une partie de son travail poétique a été traduit en français et publié par : La Courte Echelle/éditions Transit, 29 La Canebière 13001 Marseille.

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=808