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Reconstruction historique et reconstruction juridique au-delà des images de Gênes

Publie le dimanche 10 avril 2005 par Open-Publishing

Ceux qui étaient là, savent et ceux qui savent, racontent

de Tiziano Checcoli traduit de l’italien par Karl&rosa

Ce qu’on est habituellement amené à penser quand on se confronte à l’instrument cognitif de l’image, qu’elle soit une photo ou un film, est qu’on se trouve face à un élément immédiat de représentation de la réalité : cela est, tout au moins, ce que nous suggère le sens commun.

On tend à considérer que, à la différence de tout autre moyen de perception du réel, une photo ou un film se bornent à rapporter fidèlement un fait, ou une série de faits, avec une fidélité telle qu’ils constituent un chemin sûr à travers l’espace insidieux de l’interprétation subjective, faisant en sorte que nous arrivions ’purs’ à la connaissance objective des évènements.

De cela, découle l’importance particulière que ces instruments revêtent dans ce lieu privilégié de découverte et de définition du réel qu’est, dans la réalité de l’Etat, la procédure judiciaire. Une photo, un film, une reconnaissance personnelle même, peuvent constituer - et il n’est pas rare que ce soit le cas - une "preuve" de ce qui est arrivé. Ce que l’on a vu ou ce qui est encore visible à tout moment parce que c’est fixé sur une pellicule arrête une fois pour toutes l’évènement qui n’a plus qu’à être qualifié à travers un jugement. En d’autres termes, on est amené à penser que le classique paradoxe kafkaïen est dépassé une fois pour toutes : ce juge qui ne peut jamais être "juste" - parce que pour connaître véritablement les faits et les juger, il doit en faire partie perdant ainsi de l’impartialité et parce que pour être véritablement impartial il doit y être extérieur mais sans pouvoir vraiment les connaître pour les juger - semble aujourd’hui pouvoir sortir du cercle vicieux et passer outre. Grâce à l’image.

Et pourtant, si on est obligé de commencer par le sens commun, par la force des choses, il faudra tôt ou tard s’en éloigner pour arriver à une interprétation le plus possible "correcte" de la réalité. Et le premier pas pour s’en éloigner est peut-être d’abandonner la certitude selon laquelle les images seraient des instruments de connaissance immédiate en acceptant au contraire qu’elles sont, elles aussi, le fruit d’une inéliminable médiation. Celle-ci, comme cela est évident, peut se présenter sous plusieurs formes : le choix, plus ou moins conscient, de décider quoi immortaliser qui cache en lui un autre choix fondamental ; en effet, on ne peut pas raisonnablement penser que celui qui s’apprête à capter par un instrument quelconque une série de faits dans un but, pour ainsi dire, de documentation se place de manière autonome dans une condition "schizophrène" où subsiste une parfaite scission entre le sujet qui documente le réel et le sujet "différent" et suivant qui veut exprimer par ce document un concept ou une interprétation du réel même, selon des catégories précises. Il est bien plus raisonnable de penser que déjà au moment du choix une idée est présente qui concerne son but, une sorte de projet initial à réaliser.

En second lieu, une médiation ultérieure est repérable dans la phase du comment immortaliser l’objet choisi : à ce propos, il n’y a certainement pas lieu de rappeler comment tout expédient technique, technologique ou artistique peut évidemment influer sur le résultat final et sur la détermination de l’image comme moyen de connaissance. En troisième lieu, on devra considérer le contexte dans lequel les faits photographiés sont arrivés, tenir compte des présupposés et des contingences du moment. Enfin, évidemment, s’insère la phase de l’interprétation de ce résultat final : en effet, étant donné ce qui précède, on conviendra que ce en face de quoi nous nous trouvons n’est pas un élément neutre et objectif mais un "produit" du sujet qui l’a créé.

Le caractère immédiat de l’image est exclu. Si cela est vrai, quand l’enquête historique, comme cela se passe dans les épisodes du G8 de Gênes, s’aide des images, en réalité elle ne trouve pas en elles une aide décisive ou un parcours certain vers une interprétation correcte mais doit, comme toujours, être passée au crible et interprétée, grâce à l’apport d’une pluralité d’éléments de reconstruction des évènements. Et puis, quand on n’a pas d’images, ou presque pas, comme c’est le cas pour les évènements de 1961 à Paris, le résultat semble être celui d’un ensemble d’éléments de connaissance inférieurs par rapport au cas précédent, qui cependant ne présente pas de différences essentielles sur le plan du parcours nécessaire pour parvenir à la reconstruction des faits et finalement à un jugement sur ceux-ci qui soit aussi politique.

Une prémisse méthodologique, si l’on veut, de ce genre ne vaut pas tant comme code de déontologie du "bon documentariste", pour pouvoir se vanter d’être intellectuellement honnête ; on pourrait plutôt l’avoir en tête au moment où l’on est confronté avec ces tendances jamais endormies à revoir et à réinterpréter des faits historiques avec de claires volontés répressives et révisionnistes propres à tout Ordre Constitué. A Gênes, ces jours-là, est arrivé ce que savent ceux qui étaient là ; ceux qui n’y étaient pas le savent à travers les récits des présents et à travers les expériences de mille situations analogues dans lesquelles se sont trouvés ceux qui ont choisi de manifester directement et sans préjugés une position alternative au statu quo.

Le problème est aujourd’hui de se confronter avec cette reconstruction ex post sur la base de laquelle un jugement sera rendu dans la salle du tribunal sur des personnes déterminées, sur un mouvement déterminé et ses idées. Face à cela, le risque de tomber sur le terrain de la lutte entre les images provenant de factions opposées est réel ; c’est-à-dire que l’on risque d’abandonner la reconstruction des faits et de leur signification à une compétition entre qui a le plus d’images, les mieux organisées et montées, en négligeant tout le reste. Presque comme si ceux qui ont été à Gênes ou qui ont parlé avec les victimes de la répression de 1961 à Paris pouvaient accepter de définir leur propre jugement à propos de ces évènements sur la base de la compétence des opérateurs de la Digos (police politique, NdT) ou de celle des médiactivistes de la rue.

Si, au bout du compte, c’est vraiment ce qui se passe au tribunal dans le procès sur le G8 (au moins sur le plan de la reconstruction du fait mais, heureusement, il existe encore en droit la phase de la qualification correcte des faits) on ne peut pas accepter que cette méthode s’impose aussi sur le plan du jugement moral et politique dans la société. Et alors, ce que l’on disait sur la non immédiateté des images, il faudra l’avoir bien en tête dans ce lieu devant les juges, pour ne pas permettre qu’une reconstruction arbitraire au moyen d’images filmées, soigneusement choisies et sélectionnées, soit décisive en ce qui concerne le jugement et au delà pour que cet arbitraire ne franchisse pas les portes du tribunal et ne réussisse pas à définir pour de vrai ce qui s’est passé, transformant un homicide en légitime défense et une insurrection en saccage. Encore une fois, il s’agit de s’opposer à la réécriture de l’histoire des mouvements à travers les procès au tribunal.

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