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Les retraites comme "salaire continué" - Entretien avec Bernard Friot

par IES

Publie le jeudi 26 janvier 2012 par IES - Open-Publishing

 Vous défendez l’idée selon laquelle les réformes successives de la retraite, depuis une vingtaine d’années, visent à rompre avec le principe au cœur du système construit après la guerre, celui d’une retraite considérée comme le « salaire continué ». Pouvez-vous tout d’abord préciser cette notion ?

Bernard Friot. En effet, nos pensions ont été construites comme du salaire continué, socialisé, et non comme du salaire différé. Le salaire différé signifie une logique d’épargne : « J’ai cotisé, j’ai droit. J’ai droit au différé de la cotisation ». Comme si j’étais dans de la prévoyance. La retraite comme salaire continué, c’est le cas de la Fonction publique, et ce depuis 1853 : les agents sont payés pour leur grade, et non pour leur poste, et lorsqu’ils entrent en retraite, ils continuent à être payés pour leur grade. Il y a bien continuation du traitement.

A partir du lendemain de la guerre, ce modèle s’est largement diffusé dans le secteur privé, qui a renoncé à l’épargne. Jusqu’en 1941, c’était des livrets individuels d’épargne qui assuraient la pension. A la Libération, les cadres sont les premiers à entrer dans la logique des fonctionnaires : dès 1947, avec l’Agirc (leur caisse spécifique, Ndr), ceux qui partent en retraite, partent avec une pension pleine s’ils ont eu une carrière complète, alors même que, par définition, ils n’ont jamais cotisé pour un système de retraite qui n’existait pas encore. Il suffit tout simplement que les actifs cotisent à un taux suffisant pour payer toutes les retraites au fur et à mesure. On voit bien que la retraite n’est pas la contrepartie des cotisations passées, mais fondamentalement d’abord la continuation du salaire, qui est certes financée par des cotisations actuelles. De même, dans les entreprises publiques, le dispositif mis en place au lendemain de la guerre copie celui des fonctionnaires. Au point qu’à EDF, on appelle la retraite, le « salaire d’inactivité ».

Dans le privé même, deux mouvements vont accentuer cette tendance. D’abord, l’indexation des retraites sur les salaires, au lieu de l’indexation sur les prix : on affirme ainsi que la pension est totalement liée au mouvement des salaires. Puis les lois Boulin, de 1971-1972, améliorent nettement le taux de remplacement (du salaire par la pension). La génération 1930, la dernière à partir en retraite dans les conditions d’avant la réforme (1993), a bénéficié d’un taux de remplacement, en moyenne, de 84% du dernier salaire dans le privé pour une carrière complète. A comparer à l’objectif de 66% à l’horizon de la réforme Fillon de 2003.

 Comment ce mouvement vers une retraite, continuation du salaire, a-t-il été rompu ?

Bernard Friot. En 1987, Philippe Seguin (ministre des Affaires sociales dans le gouvernement Chirac, Ndr), maître à penser de François Fillon, décide l’indexation sur les prix. Une rupture majeure, sur le plan quantitatif : l’essentiel de la baisse du taux de remplacement est dû à cette mesure. Et du point de vue symbolique, la pension est clairement coupée du salaire. La deuxième étape, c’est le gel des cotisations, à partir de 1991 dans le régime général, de 1996 dans les régimes complémentaires : là encore, on rompt avec la logique salariale qui, jusqu’ici, accompagnait par une hausse du taux de cotisation la croissance de la place des retraités dans la vie sociale. Compte tenu de la montée des besoins, cela génère un espace pour la capitalisation. Troisième étape, c’est la distinction entre le contributif et le non-contributif (1), avec la mise en place, en 1993, du Fonds de solidarité vieillesse (FSV, financé par la CSG, qui prend en charge les cotisations retraite des chômeurs, Ndr). Jusque là, les aléas de carrière étaient couverts par la cotisation socialisée. On ne stigmatisait pas, comme non-contributifs, des populations ou des avantages, comme on le fait pour les avantages familiaux maintenant. En distinguant le contributif du non-contributif, on sort du salaire et on va du côté de la prévoyance. Le FSV, c’est de la solidarité nationale, pas de la solidarité salariale.

Dernière étape, en date, du changement de logique : la loi Fillon de 2003 substitue la durée de cotisation à l’âge comme critère fondamental du droit à la retraite. Ce n’est pas le salarié qui, à tel âge, continue à toucher son salaire alors qu’il n’a plus de poste, c’est l’individu qui a cotisé pendant tant d’années et qui a droit à une pension strictement contributive. Le projet de ces réformes, c’est que le mouvement de la pension ne soit plus celui du salaire.

 Selon vous, la suite de la réforme est déjà annoncée.

Bernard Friot. Oui, c’est l’adoption du modèle suédois.

 Comment fonctionne le système suédois ?

Bernard Friot. Chaque salarié se voit affecter un compte dans lequel sont comptabilisées toutes ses cotisations. Il n’y a plus d’âge légal de départ. Lorsque le salarié liquide sa pension, on divise le compte, dit virtuel ou notionnel, par l’espérance de vie de la cohorte à laquelle il appartient, ceux qui, cette années-là, ont 60 ans, par exemple : s’ils ont en moyenne 23 ans d’espérance de vie, on divise le montant du compte par 23 pour obtenir la rente annuelle. Avec ce système, toute hausse de l’espérance de vie pousse les intéressés à retarder la liquidation de leur pension pour en conserver le montant. Le lien entre espérance de vie et durée de vie professionnelle est assuré de façon systémique. On est dans la stricte contributivité. L’objectif est que la somme des pensions soit strictement proportionnelle à la somme des cotisations.

En France, il y a déjà une proposition de réforme, avancée par Thomas Piketty, qui reprend cet exemple suédois. Tous les régimes actuels obligatoires en répartition (privé, public, indépendants, agriculteurs) seraient remplacés par un « système public en répartition ». Avec un taux de cotisation fixé définitivement à 25%, ce qui entraînerait à terme une baisse du taux de remplacement et ouvrirait peu à peu de l’espace pour la capitalisation. Les cotisations versées seraient actualisées chaque année en fonction de la hausse moyenne des salaires, un rendement garanti par l’Etat. Lorsque l’assuré liquiderait son compte, son « capital » ainsi accumulé serait divisé par l’espérance de vie de son groupe social pour établir sa pension annuelle.

 Quelle est la principale différence avec le système que nous connaissons actuellement ?

Bernard Friot. C’est la disparition de la référence au salaire. Alors que nous étions dans un mouvement qui rapprochait de plus en plus la pension du salaire, le projet Piketty parachève une réforme qui veut rompre avec l’idée de salaire continué. On basculerait dans un système de prévoyance individuelle, garanti par l’Etat. Piketty parle de « mécanisme d’épargne obligatoire garanti par l’Etat ». Certes, ce n’est pas de l’épargne rentière, on reste en répartition et ce sont toujours les cotisations qui financent les pensions, sans accumulation financière. Mais on est bien dans une logique de patrimoine ; la pension ne s’inscrit plus dans le flux courant du salaire, mais comme un stock converti en rente. Les ménages sont titulaires d’actifs, au titre du compte notionnel ; c’est un actif des ménages sur l’Etat.

Le but est de bâtir ainsi un « premier pilier » de retraite, public, assurant aux individus un revenu différé certes insuffisant mais assez élevé pour qu’ils se portent sur le marché financier pour le « deuxième pilier ». Les projets européens, et le projet français qui s’inscrit dans ce cadre, ont tiré les leçons de l’échec du modèle anglais, celui d’un financement massif de la pension par l’épargne financière. Les Britanniques ont constaté qu’avec une pension publique trop faible, les individus n’osent pas affronter le marché des capitaux. Donc, si l’on veut –et c’est l’obsession des réformateurs- une large pratique de l’épargne financière par la partie la plus payée des salariés (12 à 15 millions de personnes en France), il faut leur garantir une pension publique dont l’horizon est clair, le niveau assuré, qui leur permet d’oser affronter le marché financier.

 Face à cette menace, vous préconisez un prolongement du système de retraite comme salaire continué, en avançant l’idée d’un « salaire à la qualification à vie ». Pouvez-vous vous expliquer ?

Bernard Friot. Il s’agit de faire un pas de plus dans la sécurité sociale, comme le propose la CGT avec son projet de sécurité sociale professionnelle, en disant que la qualification est un droit du travailleur, opposable en toutes circonstances, avec le salaire qui l’accompagne, et non un droit lié au poste. Les aléas du poste ne doivent pas avoir d’incidence sur ce droit à la qualification. Dans l’immédiat, cela signifie qu’on ne passe pas par une période de chômage, qui est disqualifiante. On justifie ainsi le maintien du salaire aux chômeurs. Cela signifie aussi qu’à 60 ans, on se voit attribuer la qualification à laquelle on est parvenu. C’est la qualification, et non l’emploi, qui est le cœur des droits sociaux. Il reviendrait à la caisse de sécurité sociale professionnelle, financée par une cotisation sociale nouvelle, d’assurer l’effectivité de ce droit d’amélioration constante, sans les aléas de l’emploi, de la qualification et donc du salaire.

 Pour vous, le retraité reste un salarié qualifié pendant toute sa retraite …

Bernard Friot. Oui, et c’est pour cela que plus il y a de retraités, plus leur part dans la production de richesse est importante. L’argument démographique n’a strictement aucun fondement de ce point de vue. La retraite n’est pas un moment de repos après le travail, comme on a pu l’appréhender au départ. C’est du travail libre payé, même s’il est vrai qu’aujourd’hui cela vaut surtout pour les cadres, qui formalisent dans la sphère publique une poursuite de travail libre ; dans les catégories populaires, c’est plus dans la sphère privée que cela s’opère. La retraite, c’est du temps conquis sur le capital, pas sur le travail. La responsabilité – énorme – des retraités, c’est de contribuer à inventer des rapports nouveaux au travail, qui n’identifient pas discipline collective et subordination au capital. Et je ne vois pas pourquoi le retraité n’aurait pas, pendant sa retraite (aujourd’hui deux décennies, demain trois), l’occasion d’améliorer sa qualification.

 Le « salaire à la qualification à vie », cela coûterait cher…

Bernard Friot. Nos capacités de travail ne doivent plus être des marchandises. Nous nous battons pour que l’eau ou la santé ne soient pas des marchandises, et nous aurions des doutes sur l’urgence d’une bataille pour la qualification et le salaire comme droits de la personne ? Evidemment, le financement de tels droits pose avec acuité la question de la répartition de la monnaie (récupérer les dix points de PIB perdus du fait de la « modération salariale » donnerait au salaire près de 200 milliards de plus par an). Mais elle pose surtout la question de la création de la monnaie. Actuellement, celle-ci est totalement liée à l’anticipation par les banques du prix qui va être attribué aux marchandises capitalistes. Il faut engager une bataille politique sur la création monétaire explicitement liée à la reconnaissance des qualifications. Un travail politique sur le lien entre travail et création monétaire. Et non une création monétaire pour sauver la mise des actionnaires des banques, comme aujourd’hui. Alors qu’on nous rabâche qu’on ne peut pas créer de monnaie, les centaines de milliards créés depuis août dernier par les banques centrales, qui provoquent aujourd’hui l’inflation financière des prix du pétrole et de l’agro-alimentaire, auraient été infiniment plus utilement, et sans inflation, consacrés à l’attribution à chacun d’une qualification et du salaire qui va avec. Car le travail est aujourd’hui considérablement sous-évalué.

http://www.ies-salariat.org/spip.php?article68