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Souvenir : La justice turque condamne le pianiste Fazil Say au silence

par Marc SEMO et Ragip DURAN (à Istanbul)

Publie le lundi 19 janvier 2015 par Marc SEMO et Ragip DURAN (à Istanbul) - Open-Publishing

Athée revendiqué, le musicien écope de dix mois avec sursis pour insultes à la religion via des tweets. L’UE s’inquiète de cette attaque contre les libertés.

Dix mois pour « insulte aux valeurs religieuses d’une partie de la population » au travers de quelques tweets ricanant sur l’obscurantisme de l’islam ou citant des vers d’Omar Khayyam, grand poète persan du XIe siècle et inlassable pourfendeur des hypocrisies de la religion : « Vous dites que des flots de vin coulent au paradis/Est-ce que le paradis est une taverne ?/Vous dites qu’il y a au paradis deux houris pour chaque croyant/Est-ce que le paradis est un bordel ? » La condamnation de Fazil Say, 43 ans, est certes assortie du sursis, mais si le célèbre pianiste récidive pendant « une période probatoire de cinq ans », la condamnation sera exécutoire, s’ajoutant à la nouvelle peine.

Durement critiqué par l’UE, le verdict émis hier par un tribunal d’Istanbul reste comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de ce pianiste et compositeur contraint à un quasi-silence public depuis l’ouverture de cette procédure judiciaire, il y a un peu plus d’un an. Elle se fondait sur la plainte de trois particuliers s’estimant « blessés » par ces propos blasphématoires. Mais nul ne se faisait d’illusion. « C’est politique tout ça ; derrière il y a des gens de l’AKP [le parti issu du mouvement islamiste, au pouvoir depuis novembre 2002, ndlr] », affirmait en décembre à la chaîne privée CNN-Türk ce musicien qui n’hésitait pas à revendiquer publiquement son athéisme comme sa fidélité à une certaine idée de la laïcité et de la république fondée par Mustafa Kemal sur les décombres de l’empire ottoman.

« Arabie Saoudite ».« C’est la Turquie qui a changé, pas moi », nous confiait en juillet (lire Libération du 13 juillet) l’artiste qui, depuis le début de ses déboires judiciaires, reçoit autant de mails de soutien que d’insultes. Comme le relève un de ses proches « il est difficile d’être consensuel dans un pays où une partie de la population vit comme en Italie et l’autre comme en Arabie Saoudite ». Ce pianiste au jeu puissant autant que transgressif, qui n’hésite pas à « jazzifier » une sonate de Mozart ou une fugue de Bach ni à se lancer dans des improvisations échevelées mêlant aux thèmes classiques ceux des musiques traditionnelles anatoliennes, est devenu une célébrité mondiale. Le verdict à son encontre relance le débat sur la liberté d’expression en Turquie, alors que près d’une centaine de journalistes et d’écrivains subissent des procès, dans leur quasi-totalité pour « propagande terroriste » ou « appartenance à organisation terroriste » dans des enquêtes liées à la rébellion kurde. En revanche, les procédures à l’encontre du romancier et prix Nobel Orhan Pamuk, mis en cause pour des propos sur les massacres de Kurdes et d’Arméniens, ou les accusations d’atteintes aux valeurs de la religion visant Nedim Gürsel pour son roman les Filles d’Allah, avaient rapidement abouti à des relaxes. C’est donc la première fois depuis une décennie et le lancement des réformes démocratiques dans le cadre du processus d’adhésion à l’UE qu’un artiste ou intellectuel d’une telle renommée est condamné pour un pur délit d’opinion. « Les procès de l’inquisition étaient les mêmes et cherchaient à interdire tout ce qui pousse les gens à penser et à rire », a réagi son ami sculpteur Mehmet Aksoy, dont une immense statue installée à la frontière avec l’Arménie comme appel à la réconciliation a été détruite en 2011 sur ordre du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan.

Oratorio. Le parti au pouvoir et ses partisans détestent Fazil Say, qui n’a jamais caché ses engagements. Il a été à bonne école. Musicologue de renom et militant de gauche, son père, lors du coup d’Etat de septembre 1980, cachait les livres interdits dans le piano du gosse. Dès ses premières créations, le pianiste, déjà devenu célèbre pour ses interprétations, n’a pas hésité à parler de ce qui fâche, comme le massacre, à Sivas (Anatolie centrale), de 37 intellectuels laïcs brûlés vifs dans l’attaque d’un hôtel par des islamistes radicaux, le 2 juillet 1993. En 2007, il écrivit un oratorio dédié à l’une des victimes, le poète Metin Altiok. Mais le gouvernement lui a interdit de projeter en même temps les images du massacre. Un oratorio précédent dédié au poète communiste turc Nazim Hikmet, mort en exil à Moscou, n’a pu être joué qu’en Allemagne. « J’écris maintenant des symphonies, il n’y a pas de livret ni de problème de traduction », nous expliquait-il l’été dernier.

« La pression du conservatisme religieux est de plus en plus forte et je pense qu’il est temps pour moi de m’installer au Japon », avait-il lancé, provocateur, il y a un an dans une interview au grand quotidien Hürriyet. Les propos du pianiste, tout aussi renommé, voire plus, à New York, Paris, Berlin ou Tokyo qu’à Istanbul, avaient fait la une partout. Il a laissé entendre qu’en cas de condamnation il quitterait le pays. A l’issue du verdict, ses seuls mots sur sa page Facebook ont été pour évoquer « sa tristesse pour le pays » : « Je n’ai commis aucun crime et cette condamnation est moins inquiétante pour ma personne que pour la liberté d’expression et de croyance en Turquie. »

http://www.liberation.fr/monde/2013/04/15/le-pouvoir-turc-condamne-le-pianiste-fazil-say-au-silence_896385

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