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SOIXANTE DIX SEPT - LA REVOLUTION QUI VIENT

par Roberto Ferrario

Publie le mardi 13 mars 2018 par Roberto Ferrario - Open-Publishing

Francesco Lorusso Bologna marzo ’77

NOUS NOUS RETROUVONS COMME CHAQUE ANNEE POUR NOUS RAPPELER CE JOUR OU FRANCESCO LORUSSO MOURUT... LE JOUR OU LE POUVOIR FICHA UN PIQUET DE FRÊNE DANS LE CŒUR ROUGE D’UN RÊVE... LE RÊVE D’UNE SOCIETE EN COULEURS... FAIBLE FLAMME QUI COUVE SOUS LA CENDRE !!!

SOIXANTE DIXSEPT - LA REVOLUTION QUI VIENT sous la direction de Sergio Bianchi et Lanfranco Caminiti 432 pp -20,00 euros 88-88738-57-6

En Italie, le mouvement politique, social, culturel, existentiel de 1977 n’a pas produit une révolte éphémère et extrémiste, mais une révolution qui a annoncé la fin du XX siècle et en même temps le présent que nous sommes en train de vivre. En effet ce mouvement, en un temps très court, a définitivement achevé tout le répertoire de l’imaginaire historique de la gauche face à une transformation productive et politique des sociétés occidentales qui a marqué une époque. De ce mouvement, d’abord réprimé dans le sang et la prison, qui a ensuite implosé dans la drogue, est restée dans la mémoire collective un faible écho dans la sombre rudesse de la lutte armée. Refoulements, omissions et falsifications l’ont poursuivi plus de quarante ans après, en lui niant l’intelligente clairvoyance qu’il avait su, au contraire, exprimer. Ce livre, en faisant se côtoyer des documents d’époque et des interprétations actuelles par certains de ses protagonistes, veut contribuer à rétablir la vérité.

Un souvenir de Gabriele Giunchi 11 mars : Mémoire d’un jour d’histoire

Ceux qui se trouvent en possession d’un segment de vérité vraie en relation avec un évènement exceptionnel et sont en mesure de le corroborer par des informations et des raisonnements déductifs, par des éléments dus au hasard, par cette sensation forte d’un destin qui plane et par l’enchaînement des évènements qui suivirent, ne peut que chercher à ajouter sa tesselle à celles des personnes qui avec lui s’efforcent de rétablir l’ordre des causes et des effets produits par cet évènement, ne peut pas se libérer de la tension de recomposer une vérité satisfaisante pour trouver la paix parmi la fatigue de ceux qui ne se résignent pas aux amnésies et aux refoulements de facilité.

Vingt cinq ans se sont écoulés depuis ces journées de mars durant lesquelles s’opposait à notre vérité relative une prétention à la vérité absolue qui, unie à l’état de siège, aux arrestations et aux insinuations les plus infâmes empêchait d’obtenir justice et honneur. Aujourd’hui, le temps qui a passé et l’évolution de problématiques sociales pas tellement différentes de celles qui furent à l’origine du mouvement de 77 nous permettent de reconsidérer la vérité sans prétendre la regarder en face, comme le suggérait Benjamin, mais en réfléchissant à ce qu’elle peut encore nous enseigner d’utile.

C’est pourquoi je me résous à rapporter des souvenirs nets sans autre but que celui de favoriser une réflexion utile à notre présent dur et préoccupant. La dernière chose à laquelle je m’attende est d’espérer en une justice posthume. La première (et la seule), c’est que l’on réfléchisse, sans faire un usage excessif de naphtaline, sur des formes de pensée, des méthodes de lutte, une nostalgie de structures d’organisation que l’on ne peut plus proposer aujourd’hui.

Je dédie ces souvenirs à Virginia Lorusso disparue il y a quelques années. Sa figure tendre et tenace, mesurée et douce aurait mérité un bien autre destin.

LES EVENEMENTS QUI ONT PRECEDE

Une semaine avant le 11 mars je suis convoqué officieusement par le chef de la Brigade Politique de la Préfecture de police de Bologne, Graziano Gori. C’est une personne que je connais bien puisque, ayant été membre du Secrétariat local de Lotta Continua, c’est à lui que j’adressais les demandes d’autorisation de manifestations et de rassemblements. C’est un "ennemi" à qui je reconnaîtrai toujours le mérite de la correction et avec qui le sens de la "parole d’honneur" valait quelque chose.

Il m’apprend avec un air préoccupé que, par décision du Ministère de l’Intérieur, étant donné l’exubérance du Mouvement et le côté imprévisible de ses initiatives, la gestion de l’ordre public dans la ville ne sera plus de la compétence de ses services, considéré "trop tendres avec la rue" et que tout est à présent du ressort du Commandement des Carabiniers. La décision fait suite à une opposition jugée insoluble entre des hypothèses de répression et de maintien de l’ordre différentes. C’est pourquoi on me recommande à partir de maintenant la plus grande prudence et le plus grand auto contrôle. Aucune médiation ne sera plus possible, conclue-t-il.

Si préoccupante soit-elle, il était difficile de pouvoir rapporter cette nouvelle de manière efficace aux assemblées du Mouvement, toujours très animées et peu propices à des recommandations paternalistes. Le fait est que déjà à l’occasion du 8 mars, on eut le premier aperçu du changement de climat : un cortège de femmes fut chargé durement par la police et il y eut de nombreuses blessées. La perturbation était en vue.

11 MARS

Je me rappelle même les nuages et la couleur du ciel de ce jour-là. Vers midi, je me rendis piazza Verdi pour verser la contribution nécessaire à la participation à la manifestation nationale prévue à Rome le lendemain. Il y avait un banc et un drapeau rouge, on discutait, peu nombreux étant donné l’heure.

De Porta Zamboni parvinrent les détonations typiques du lancer de grenades et ma première pensée fut que j’assistais en direct à une véritable "invasion de territoire" étant donné que jusque là aucune initiative répressive n’avait jamais concerné la cité universitaire. instinctivement je me couvris le visage d’un morceau du drapeau et je courus vers la zone des affrontements, vers la fumée dense qui s’étendait. On me dit qu’il était inutile d’essayer de s’approcher de ce côté-là et on décida de passer par via Bertoloni. Il me suffit de me pencher pour comprendre que là non plus il n’y avait pas d’air : sur le mur, à la hauteur des câbles électriques, je vis distinctement les étincelles produites par des coups d’armes à feu. Ce fait constituait déjà une "première fois", une élévation du niveau de l’affrontement. Puis, je ne me souviens plus pourquoi, en avançant vers les issues suivantes, on décida de ne pas remonter via Centotrecento.

Finalement nous nous retrouvions à être un petit groupe - cinq, six personnes - à poursuivre par via Mascarella.

Là, pour une raison que même aujourd’hui je ne sais pas expliquer (peut-être pour me rendre plus utile, peut-être par inexpérience de situations de ce genre ayant toujours été "exonéré" de la participation à des affrontements avec la police parce que je me trouvais sous le régime de la bonne conduite à cause de deux sentences définitives, peut-être par une étrange forme de courage ou... de peur), je décidai de courir seul et parallèlement sous les arcades de gauche.

En courant, je voyais les autres avancer vers via Irnerio. L’un d’eux déporté au milieu de la rue lança une pierre vers un petit groupe de carabiniers mais visa très mal, ébréchant le bâtiment qui fait l’angle.

Une chose de rien du tout, sinon que, par la suite, cette marque devint la "preuve" que quelqu’un avait tiré aussi de via Mascarello et alimenta l’absurde insinuation selon laquelle Francesco aurait pu se trouver au centre d’un tir croisé et qu’il aurait donc pu être touché par ses camarades eux-mêmes. Arrivé à un peu plus de dix mètres du débouché sur via Irnerio, je vis, à proximité du croisement, un camion, du genre de ceux de l’armée, et quelques carabiniers : assez peu nombreux finalement, de même que l’on était peu nombreux de ce côté-là.

Puis je ne vis plus rien, à cause de l’effet d’une perspective oblique, mais j’entendis résonner les bruits secs de huit - neuf coups au moins d’arme à feu, se succédant rapidement.

Je fis immédiatement marche arrière, les autres aussi, en parallèle. Si ce n’est que eux, ils portaient, chacun par un membre, le poids d’un corps sans énergie. Nous nous rejoignîmes et nous nous arrêtâmes devant l’issue de derrière d’un cinéma.

Francesco mourut là, parmi des regards ébahis, tandis que je lui adressais de vaines paroles.

Nous arrêtâmes une voiture pour essayer de rejoindre l’hôpital le plus proche. Entre-temps une ambulance arriva et chargea le corps de Francesco mais les visages des infirmiers ne laissaient aucun espoir.

J’allai quand même au S.Orsola pour m’entendre dire ce qui était déjà tragiquement évident.

J’appris, tout de suite après, qu’on avait lancé un cocktail Molotov contre les carabiniers, que Francesco avait eu le temps de dire "ils m’ont eu" et de faire encore environ dix mètres sur ses jambes jusqu’à l’endroit où il est tombé, là où fut ensuite placée la plaque.

J’appris aussi qu’à l’origine de tout, il y avait eu une dispute et une escarmouche entre quelques dizaines de camarades et des membres de "Comunione e Liberazione" [mouvement de jeunes catholiques, ndt] réunis en assemblée. Chose que l’on aurait résolue à une autre époque par quelques injures et un peu de bousculade, pas beaucoup plus.

Je compris immédiatement que le dessaisissement de la Brigade politique de la Préfecture de police avait déclenché une compétition exacerbée entre les services spéciaux de la police et les carabiniers, presque une course à l’efficacité, sous l’enseigne de la recrudescence : étant donné le volume de fumée produit, dans des conditions qui facilitaient la visée à un tireur (la perspective en entonnoir de l’arcade), il aurait même été possible qu’il y eût plus d’un blessé...

A partir de ce moment-là, il fut clair pour chacun que tout allait être différent. Dés le début de l’après-midi, la place Verdi était pleine de monde mais on abaissait la voix. On fit une rapide assemblée, dans l’odeur pénétrante de l’essence : on décida de conduire le cortège vers le siège de la Démocratie Chrétienne, les bureaux de "il Resto del Carlino" [un journal, ndt] et la gare.

Personne ne parla de vitrines, personne ne fit rien pour empêcher qu’elles soient détruites. Certes, le bruit d’explosion des vitres qui partaient en morceaux le long du cortège était inquiétant : des cascades de glace autour de nous qui mettaient dans le cœur un froid glacial bien plus grand.

Personnellement je trouvai offensant que le service d’ordre du PCI montât la garde devant le Monument aux Morts de la résistance et je trouvai d’un goût discutable la mise à sac conclusive du restaurant "Al Cantunzein". Mais c’étaient des pensées silencieuses : moi, je n’avais pas faim.

Le lendemain, dés le début de l’après-midi commencèrent les affrontements à l’université. Le matin, à la manifestation syndicale, on avait refusé la parole à un membre du Mouvement : le cercle de fer se refermait. Pendant huit heures on résista : sur les barricades, le soir, résonnait un piano. Puis il y en eut qui décidèrent et pratiquèrent l’expropriation de l’armurerie Grandi : pour toute réponse arriva une rafale de mitraillette à hauteur d’homme. Pour moi, la mesure était pleine.

Le jour suivant, nous nous réveillâmes avec les chars en ville et des tireurs d’élite sur les toits. On commença à arrêter quiconque formait dans la rue des groupes de plus de cinq personnes et refusait de se disperser : c’est ainsi que des dizaines de tifosi de l’équipe de Bologne, venus dans le centre de manière organisée ainsi qu’environ 260 camarades se retrouvèrent sous les verrous. Le fait de détenir des citrons était considéré comme suffisant pour démontrer une volonté de résistance. Radio Alice [radio libre, ndt] était fermée.

APRES MARS...

Il s’en suivit l’état de siège et l’interdiction absolue de manifester. Vint ensuite la théorie du "complot" bâtie de toutes pièces par le PCI pour extirper de sa ville-symbole le corps étranger d’un mouvement qui avait le défaut d’être né en même temps que la stratégie du "compromis historique" et de s’avérer indéchiffrable et encombrante pour les critères statistiques de leur lecture politique.

Dans les assemblées qui suivirent on prit acte du fait que ce processus extraordinairement innovateur qui permettait de rassembler des différences, des déviances, des sujets variés dans une coexistence certes pas toujours idyllique mais dans l’ensemble tolérante, devait se mettre au pas de l’urgence, se former en carré pour défendre son identité sans dégénérer.

Ce n’est qu’alors que furent réunies les conditions pour que quelqu’un puisse se définir, avec une certaine approximation, comme leader représentatif du Mouvement dans son entier mais je ne me souviens pas que quiconque ait joué des coudes pour cela.

Sous les tables, le contraire eut été étrange, apparurent les premiers tracts des Brigades Rouges.

Le reste, on le connaît. Je veux rappeler seulement deux journées symboliques, très différentes l’une de l’autre.

11 avril. Il neigeait et il faisait froid, comme un présage des années à venir. L’autorisation d’un cortège de piazza Verdi à via Mascarella fut donnée. Je ne me souviens d’aucune autre manifestation avec aussi peu de sourires : le juge Catalanotti commençait, avec un acharnement en accord avec l’époque, sa campagne d’arrestations en se servant même si besoin du témoignage de son chauffeur, de partout on respirait l’ air lourd des délations et des insinuations les plus minables. Pendant un mois, le carabinier M.Tramonti, accusé de l’assassinat de Francesco, se retrouva même en prison, mais la formule "usage légitime des armes", prévue par la loi réelle, le fit s’envoler.

1er mai. Sur la proposition de Graziano Gori (encore lui), j’acceptai de faire une tentative extrême qui sembla au début un pari : signer la demande d’autorisation d’un cortège de Piazza Azzarita à piazza dell’Unità, en me chargeant de toutes les responsabilités en cas d’accidents. Pour lui, cela servait à démontrer à de nombreux détracteurs que le dialogue avec le Mouvement était encore possible et, par là, un autre positionnement de l’ordre public en ville, pour nous, cela servait à retrouver une visibilité et à retourner dans la rue.

Nous fûmes 10 000 à défiler et ce sera justement Graziano Gori (qui mourut l’année suivante dans un accident de la route qui laissa quelque doute...) qui empêchera qu’une manœuvre précipitée de quelques jeeps ne créent un terrible malentendu qui aurait pu avoir des conséquences imprévisibles.

Cela semblera étrange à dire, mais l’unique protection que nous eûmes dans cette période nous vint de ce singulier policier.

Ce jour-là on sourit et l’on se dérida un peu plus.

Mais à cette époque, la municipalité fit sortir une délibération qui empêchait quiconque de s’asseoir sur les parapets et sur les marches du porche de S. Petronio : toute image ou apologie de l’oisiveté était bannie de la ville du double emploi.

Et tous les soirs, à minuit, nous devenions autant de Cendrillons : la police débarrassait Piazza Maggiore par des charges synchronisées aux sonneries du clocher. Le siège continuait sous d’autres formes.

Il restait le "pierino" : une infâme mixture dont le nom lui venait d’un vieux patron de bar, ahuri d’avoir soudain tant de succès.

Il restait la volonté de défendre notre capacité d’action politique et d’expression. La dernière occasion fut le Congrès de septembre. Ensuite, ce fut le grand froid.

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