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"Le monde a été sourd" Niger : les raisons d’un désastre

Publie le jeudi 18 août 2005 par Open-Publishing

Un mois après la conférence du G8 qui a promu l’aide à l’Afrique au rang de cause prioritaire, des enfants meurent de faim dans un pays pourtant cité en exemple pour ses efforts démocratiques. Dès octobre 2004, la catastrophe était prévisible. Mais devant l’urgence, les pays riches, les ONG, les médias et les autorités locales ont rivalisé d’impuissance

de Nathalie Funès

Le bétail mange trop de sable. Il n’y a pas assez de racines, de tiges, de feuilles. Chaque matin, Harouna Abdouzana, 38 ans, un éleveur de l’ethnie Haoussa, emmène le troupeau de son village là où la terre est un peu moins sèche. Mais les vaches et les chèvres sont fatiguées. Les côtes proéminentes, les muscles rongés, la panse remplie de sable, elles crèvent les unes après les autres. L’an passé, une belle génisse de trois ans se vendait 85 000 francs CFA (130 euros) sur le marché. « Avec, on achetait 5 sacs de mil et on tenait le temps de la soudure entre les deux récoltes », raconte Harouna. A présent, les bêtes sont si mal en point qu’elles sont bradées.

L’autre jour, un voisin est revenu effondré du marché. Il n’avait pas réussi à obtenir plus de 5 000 francs CFA (7,60 euros) de sa plus « grosse » vache, qui n’avait plus que la peau sur les os. A peine de quoi repartir avec une tia (une mesure) de céréales. A Hanou, le village d’Harouna, à une centaine de kilomètres de Maradi, au sud du Niger, le calcul est vite fait. La dernière récolte a été moitié moins bonne que d’habitude. Les greniers en banco (terre séchée) sont vides depuis longtemps. Plus un seul grain de mil, de sorgho ou de niébé. Des familles ont vendu leur vélo, leur charrue pour acheter un peu de céréales.

D’autres ont mangé les semences. Les plus chanceux arrivent à maintenir un repas par jour. Les moins chanceux, comme toujours quand la nourriture manque, sont les enfants. Ces dernières semaines, six gamins sont morts à Hanou. Et le mois d’août, celui des plus grosses pluies, des crises de paludisme et des infections souvent meurtrières, vient tout juste de commencer.

Le Niger affronte la plus grave crise alimentaire de ces vingt dernières années. Plus de 2 millions et demi d’habitants, un cinquième de la population, sont touchés, selon l’ONU. Et parmi eux, 800 000 enfants de moins de 5 ans, dont 150 000 qui souffrent de grave malnutrition et risquent de mourir s’ils ne sont pas pris en charge. Dans ce pays du Sahel, grand comme deux fois et demie la France, l’un des plus pauvres de la planète, on a l’habitude de vivre sur le fil du rasoir. En temps normal, 63% de la population se débrouille avec moins d’un dollar par jour ; un enfant sur trois présente des signes de carences alimentaires ; un sur cinq n’atteint pas l’âge de cinq ans.

Ici, presque tout le monde (85%) travaille dans les champs. Mais on continue de cultiver la terre comme on l’a toujours fait depuis des siècles. « On plante le mil et on attend qu’il pleuve », résume Harouna Bembello, président de l’association SOS Sahel, à Niamey. L’irrigation, excepté le long du fleuve Niger, est quasi inexistante. Le désert avance vers le sud un peu plus chaque année. Le moindre aléa climatique, et c’est la catastrophe. L’été dernier, à la mi-août, en plein cœur de ce qu’on appelle la saison « hivernale », la pluie s’est arrêtée net. Plus une goutte. Quelques jours plus tard, les criquets pèlerins ont débarqué et dévoré le peu qui avait poussé. Les fameux Schistocerca gregaria, gros comme le pouce, 200 kilomètres par jour en vitesse de croisière, se sont abattus par milliards sur les cultures. Après leur passage, il ne restait même plus d’écorce sur les arbres.

Chronique d’une catastrophe annoncée ? En octobre, le gouvernement nigérien fait ses comptes. La situation n’est pas brillante. Il manque 223 000 tonnes de céréales. Et sur-tout 4,6 millions de tonnes de fourrage pour les animaux : le plus important déficit en matières sèches de toute l’histoire du Niger. Le Premier ministre Hama Amadou réclame alors 78 000 tonnes de céréales au Programme alimentaire mondial (PAM), l’organisme des Nations unies chargé de la lutte contre la faim dans le monde. La suite ? Rien ou presque. Les pays donateurs jouent les abonnés absents. Les financements ne suivent pas. Seulement 6 500 tonnes, même pas un dixième de la quantité demandée, seront livrées au Niger.

« Le monde a été sourd, analyse Gian Carlo Cirri, représentant du PAM à Niamey. Les premiers appels à l’aide du Niger ont été lancés quelques semaines avant le tsunami en Asie, qui a monopolisé dons et émotion. Ensuite, ce fut le tour de la guerre civile au Darfour, à l’ouest du Soudan. Il y a malheureusement trop de situations d’urgence sur notre planète. La communauté internationale est un peu comme les pompiers. Elle intervient quand il y a le feu. »

Aujourd’hui, bien sûr, tout le monde est sur le pont. C’est presque tous les jours, désormais, que la télévision nigérienne annonce l’arrivée d’un nouveau cargo de vivres sur l’aéroport de Niamey. Bernard Kouchner, ancien secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire et fondateur de l’association Réunir, a fait affréter, au profit d’Action contre la Faim, des Hercules C-130 de l’armée de l’air française et des Antonov 12 de la défunte URSS, tous bourrés à craquer d’huile d’arachide, de sucre, et de Plumpy’ nut, une pâte nutritive hypercalorique.

Philippe Douste-Blazy, ministre des Affaires étrangères, est venu, lui, avec un chargement de 2 tonnes de médicaments et de 35 tonnes de vivres. Il s’en est fallu de peu que l’ancien et le nouveau ministre ne se croisent à Tahoua, à 550 kilomètres au nord-est de Maradi. Il y a eu aussi des ponts aériens en provenance du Maroc, de la Libye... Les promesses de dons affluent. Le PAM a triplé son appel de fonds (de 16 à 57,5 millions de dollars) et espère pouvoir ainsi porter assistance aux 2,5 millions de personnes les plus vulnérables. « Mais, il a fallu attendre huit mois, soupire Gian Carlo Cirri, huit mois de trop, pour que le monde se réveille. »

C’était le 30 juin. Lorsque la BBC a diffusé les premières images des enfants nigériens qui mouraient de faim. Avec les signes si caractéristiques des gamins affamés. Le regard apathique, les cheveux décolorés, qui finissent par tomber, les bras et les jambes squelettiques, le ventre gonflé par un foie hypertrophié, la peau pâle, craquelée, à force de s’assécher. Et pour certains, les œdèmes provoqués par le manque de protéines. On parle alors de syndrome de kwarshiorkor, un mot dérivé du Ghanéen et qui signifie « affection de l’enfant qui n’est plus allaité ». Ils avaient été filmés à Maradi, la zone rouge de la malnutrition au Niger, dans l’un des 31 centres de nutrition thérapeutiques ouverts par MSF. Là-bas, l’ambiance est quasi militaire. Bracelet rouge pour les cas « sévères », orange pour les cas « à risque ». Les premiers sont envoyés dans la tente de soins intensifs, les seconds dans la tente de phase I. Avec leurs mères qui, seules, sont admises à l’intérieur du camp.

Le docteur Mohamed Soumabia a été embauché en catastrophe, il y a moins d’une semaine, alors qu’il venait tout juste d’être diplômé de la faculté de médecine de Niamey, mais il a déjà les traits fatigués. Chaque jour, il voit défiler des enfants qu’il n’est pas sûr de pouvoir sauver. Comme Zeinab, une fillette de 10 mois qui pèse seulement 3,8 kilos pour 61 centimètres, le poids d’un nourrisson occidental à la naissance. Son dossier médical la résume en une phrase : « état de choc ». Sa mère, 45 ans, qui vit dans le quartier de Bagalam, l’un des plus misérables de Maradi, n’a plus de lait depuis longtemps. Elle a eu 9 enfants, un de plus que la moyenne des Nigériennes, championnes du monde en matière de fécondité. Zeinab est la dernière de la fratrie. Elle n’avait pas assez de forces pour prendre sa ration dans le plat familial, ni pour résister à ce nid à infections qu’est la bouillie de mil. Depuis le mois de janvier, 15 000 gamins de moins de cinq ans sont venus se faire soigner dans un centre MSF. Comme Zeinab, beaucoup d’entre eux sont des « petits derniers », souvent les premiers sacrifiés. 700 sont morts pendant leur traitement.

« Dès le début de l’année, le nombre d’enfants qui arrivaient à Maradi s’est mis à grimper anormalement, raconte Milton Tectonidis, du département médical de MSF au Niger. En avril-mai, une enquête d’une de nos équipes dans les régions de Tahoua et de Maradi a montré des taux de malnutrition aiguë généralisée de plus de 19% et de malnutrition aiguë sévère de plus de 2% (voir encadré p. 19). Nous étions clairement dans une situation d’urgence. » Chacun le savait alors. La zone de pâturage de l’Azawak, autour de Tahoua, l’une des plus riches du pays d’ordinaire, n’avait quasiment rien donné. Pour nourrir leurs chameaux, leurs zébus, leurs moutons, les Peuls et les Touaregs du Nord sont descendus, très tôt, dès la fin du mois de novembre.

Ils sont venus gonfler les villes de la frontière nigériane (celle de Maradi aurait augmenté de près de 30% en quelques mois) alors qu’il n’y avait déjà pas grand-chose à manger. La pénurie alimentaire a grimpé en flèche. On a vu, à Diffa, des pasteurs désosser les paillotes des marchés pour donner à manger à leurs vaches, d’autres à Maradi laisser leurs chèvres mastiquer du plastique au risque de les voir succomber d’une occlusion intestinale. Lorsque, au printemps, ils sont remontés vers le Nord, les charrettes de bouchers suivaient. Les bêtes étaient si fatiguées que beaucoup n’ont pas réussi à se réchauffer après les premières pluies de mai. Des charniers continuent de pourrir dans le Tadrès, au nord de Tahoua. La rumeur veut que des Peuls, eux qui ne se suicident jamais, n’aient pas supporté le spectacle et se soient jetés dans des puits.

« Toute l’économie de subsistance est basée sur ce qu’on appelle les termes de l’échange, explique Hélène Agnelli, coordinatrice d’Action contre la Faim à Niamey. Combien faut-il de moutons et de chèvres pour obtenir un sac de mil de 100 kilos ? Voilà ce qui mesure le pouvoir d’achat. Or le prix du bétail, trop malade, trop maigre, s’est effondré. Tandis que celui des céréales a explosé. Cela signifiait tout simplement que beaucoup n’ont plus eu les moyens de s’acheter à manger. » Fin juin, le sac de mil atteint 30 000 francs CFA (46 euros), record historique. Le double de l’an passé. Certains, sur le marché de Maradi, s’en frottent encore les mains. Ici, la crise alimentaire semble bien loin. Les étals débordent de céréales, d’oignons, d’arachides, de volailles... Bouzou Ditbiamaradi, 44 ans, montre en plaqué or, djellaba verte, bedaine de businessman, est content de lui. Il a fait une bonne année.

Au printemps, lorsque « la Flamme », le journal local, annonçait que « la famine frappait aux portes du nord de Maradi » et que 20 000 enfants de la région étaient « menacés de kwarshiorkor et de problèmes de nutrition », il a acheté dans les campagnes 50 tonnes de mil à 10 000 francs CFA (15 euros) le sac. Et puis il a attendu tranquillement que les prix montent. « Ça grimpe toujours quand il ne pleut pas », explique-t-il, un sourire jusqu’aux oreilles. Il vient de revendre ses sacs plus du double de leur prix d’achat. C’est ce qui s’appelle de la spéculation. On estime à environ 13 000 tonnes le mil qui serait resté dans les hangars des riches marchands de Maradi des mois durant. Quand il ne traversait pas la frontière du Nigeria, où les prix de vente sont bien plus intéressants.

Le gouvernement a-t-il sous-estimé la gravité de la situation ? En juin, le discours du président Mamadou Tandja, lors de sa visite aux Etats-Unis - où il est considéré comme l’un des chefs d’Etat africains les plus méritants -, plonge les observateurs impuissants de la crise dans la consternation : « Si quelqu’un veut aider le Niger, nous sommes preneurs. Mais si ce donneur ou les journalistes trop bavards de son pays doivent montrer des images d’enfants souffrant de malnutrition, les promener dans le monde et faire une campagne néfaste et pernicieuse contre l’image du Niger, nous ne l’accepterons pas. »
Tous les mécanismes permettant d’amortir la crise étaient pourtant là. Mais aucun n’a fonctionné. Un stock de céréales de sécurité, géré par le gouvernement, était censé assurer la soudure entre les deux récoltes.

Il s’est révélé largement insuffisant ; 36 000 tonnes seulement ont pu être distribuées à la population. Dès le début du mois de juin, il n’y avait plus un seul grain dans les hangars de l’Etat. Et impossible d’acheter au Burkina, au Nigeria et dans les autres pays voisins, qui ont peu ou prou fermé leurs frontières, par peur de manquer eux aussi. Pis encore, le gouvernement a continué à appliquer jusqu’au bout le sacro-saint principe de la vente de mil à prix modéré, au lieu de procéder à des distributions gratuites et massives. Pour éviter, comme on le murmure à Niamey, de contrarier les gros commerçants de Maradi, dont de nombreux proches du président Tandja. Il fallait débourser 10 000 francs CFA (15 euros) pour un sac. Bien trop cher pour les familles qui en avaient le plus besoin.
« La loi du développement économique, la peur de déréguler le marché, la volonté de suivre à la lettre les prescriptions du FMI ont été privilégiées, malgré la catastrophe alimentaire, indique Mego Terzian, coordinateur de MSF à Maradi. Il aurait fallu le plus vite possible commencer à distribuer des vivres gratuitement. Au lieu de cela, le pays s’est enfoncé dans la crise. Le constat est le même pour le recouvrement des coûts médicaux. Qu’on soit riche ou pauvre, l’accès aux soins coûte au minimum 500 francs CFA (75 centimes d’euros). Mais quand il faut se battre pour se nourrir, on n’a plus les moyens d’aller chez le médecin. C’est comme ça que s’installe le cercle vicieux de la malnutrition. Les gamins tombent malades, ils ne sont pas soignés, ils ne mangent plus, ils maigrissent, ils s’affaiblissent, ils attrapent de nouvelles affections, ils mangent encore moins... »

Ces jours-ci, au Niger, la pluie tombait. La prochaine récolte, en octobre, s’annonce bonne. Dans ce pays qui vit sous perfusion des bailleurs de fonds, où la population a été multipliée par quatre depuis l’indépendance, en 1960, alors que la surface arable diminuait de 40%, le seul indicateur qui vaille reste l’eau. « Les familles ont beaucoup perdu dans cette crise, soupire Seidou Bakari, coordinateur de la Cellule de Crise alimentaire, organisme gouvernemental. Leurs enfants, leur bétail, leurs biens de production, leurs semences... Nous allons mettre des années à nous en remettre. Et si jamais la pluie s’arrête d’un coup, comme l’année dernière, alors là, nous sommes morts... »
Nathalie Funès

Le Niger en chiffres
Population : 11,9 millions
PNB par habitant : 180 dollars
Espérance de vie : 46 ans
Mortalité infantile : 155 pour mille (de 0 à 1 an), 262 pour mille (de 0 à 5 ans)
Taux de scolarisation en primaire : 40%
Fécondité moyenne par femme : 8 enfants
Illettrisme : 83%
Indice de développement humain du PNUD : 174e (avant-dernier rang mondial)

Source : Banque mondiale, 2003.

La Cellule de Crise alimentaire, organisme gouvernemental, estimait à la mi-juillet à 2,7 millions le nombre de personnes qui souffrent de la crise alimentaire dans les départements de Tillabéri, Tahoua, Maradi et Zinder (environ 3000 villages). 875000 personnes sont dans une situation extrêmement critique (critères établis en fonction de la gravité des pathologies infantiles, de la réduction du nombre de repas journaliers, etc.), 827000 sont dans une situation critique, 26000 sont confrontées à des conditions très difficiles, 250000 à des conditions difficiles et 725000 présentent des signes d’alerte.

http://www.nouvelobs.com/articles/p2127/a274298.html