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Le sociologue Pierre-Michel Menger dénonce la "triple schizophrénie" du dispositif

Publie le mardi 25 novembre 2003 par Open-Publishing

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3246,36-343157,0.html

Le sociologue Pierre-Michel Menger dénonce la "triple schizophrénie" du
dispositif

La réforme du régime des intermittents du spectacle a suscité depuis juin
des débats passionnés, souvent polarisés sur les situations individuelles et
le sort des festivals d’été, mais les paradoxes de cette "exception sociale
au pays de l’exception culturelle" sont restés souvent mal identifiés, voire
cachés.

Pour considérer le fonctionnement économique du secteur et les incitations
contradictoires qu’y a introduites le régime des intermittents, la maison
d’édition La République des idées a demandé au sociologue Pierre-Michel
Menger d’analyser ce système, qui a "joué comme un formidable accélérateur
de la flexibilité de l’emploi et des inégalités du monde artistique".

Le directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS, souligne
que la croissance soutenue de la production culturelle depuis vingt ans se
traduit par "un nombre sans cesse croissant de professionnels (...) qui se
partagent, de manière inégalitaire, un volume total de travail en
progression bien moins rapide, et qui travaillent de manière beaucoup plus
fragmentée pour des durées cumulées d’emploi dont la moyenne n’a cessé de
décliner".

Pierre-Michel Menger affirme que l’emploi en contrat à durée déterminée
(CDD) intermittent s’est imposé comme la norme d’emploi, car il "procurait
trois avantages décisifs, dans le contexte de l’Etat providence français :
une flexibilité fonctionnelle ajustée à l’organisation par projet (...) ; un
allégement des coûts de main-d’¦uvre et une couverture avantageuse du risque
de chômage".

Le sociologue explique comment les divers acteurs ont joué pendant une
dizaine d’années le scénario "d’une triple schizophrénie".

Du côté patronal, les employeurs "n’entendaient pas renoncer à
l’extraordinaire commodité de cette forme d’emploi pour se procurer, à
moindre coût, le carburant de la compétition par la différenciation
originale dans une économie de variété et de production prototypique".

De leur côté, les syndicats se sont progressivement divisés, la CGT s’étant
employée "à créer un rapport de forces pour conserver en l’état le régime
spécifique d’indemnisation", tandis que la CFDT s’est inquiétée des charges
supportées par l’ensemble des salariés et des employeurs vis-à-vis des
déficits des régimes particuliers de l’Unedic. Quant aux artistes et
techniciens du spectacle vivant, "émarger à l’assurance-chômage était devenu
 pour eux- le premier signal de l’insertion professionnelle".

Du côté gouvernemental, le ministère de la culture a su tirer parti, "depuis
les années 1980, d’une forme de subventionnement indirect ou passif qui
abondait ses propres investissements : la production culturelle". S’il lui
appartenait de résorber le déficit de l’assurance-chômage, "il y
consacrerait vite plus du tiers de ses crédits annuels", note le chercheur,
qui souligne "l’intérêt du statu quo entre les trois catégories d’acteurs du
système qui a prévalu tant que les salariés et les employeurs pouvaient se
partager (...) les profits d’un fonctionnement hors de contrôle et que la
gestion politique du déséquilibre des comptes de l’Unedic paraissait
réserver tactiquement à la conservation du rapport de forces l’avantage
d’éviter l’écueil d’une intervention dans un domaine sous gestion
paritaire".

UNE LOGIQUE INÉGALITAIRE

L’auteur souligne que la croissance du salariat intermittent a provoqué "la
précarisation grandissante d’un nombre accru de professionnels". Cette
machine accentue une logique profondément inégalitaire : la petite minorité
de ceux qui travaillent ont une forte probabilité d’être sollicités,
reconnus et bien payés, tandis que ceux qui travaillent peu dégradent leur
employabilité et galèrent entre la protection du système et le RMI.

Pierre-Michel Menger décortique la question de la fraude chez les
intermittents, un sujet qui selon lui a été "manié" aussi bien par la CGT
que par les représentants publics "pour fournir un contre-diagnostic de la
crise". Ceux qui voulaient pérenniser le système ont dénoncé les abus qui
l’ont fragilisé tout autant que l’aubaine irrésistible pour les employeurs
qui cherchaient à alléger leurs charges.

Mais, dans le même temps, l’autre argument souvent développé pour protester
contre la réforme consistait à dire "qu’elle évincerait un certain nombre
d’intermittents et alimenterait les cohortes de chômeurs ordinaires". D’où
la "contradiction irréductible" : la chasse à la fraude - l’audiovisuel
étant devenu le bouc émissaire idéal - "conduit nécessairement à détruire
des emplois, car ceux qui ont recours à l’intermittence ne peuvent
précisément pas créer l’équivalent en emplois classiques".

D’un côté, le Medef se sert de la fraude, qui lui permet de "justifier
l’accord" signé alors que son projet était de "supprimer ce régime", tandis
que la CGT manie l’argument de la fraude "pour dénoncer, mais seulement
sélectivement, les employeurs". Une communauté d’intérêts qui ne résout en
rien la question plus souterraine du prix du travail artistique et culturel
et du financement de l’emploi.

Nicole Vulser
Le texte de Pierre-Michel Menger, "Intermittence : exception culturelle,
exception sociale", publié par La République des idées, sera diffusé sur
www.repid.com fin décembre.Portrait de l’artiste en travailleur, de
Pierre-Michel Menger, Seuil, col. "La République des idées", 2003.