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Documentaire " Là, on se fait liquider avec une grande muflerie "

Publie le jeudi 15 janvier 2004 par Open-Publishing

Les professionnels du documentaire s’inquiètent de la marchandisation de la culture.

Manuela Fresil est réalisatrice de documentaires pour la télévision. Le protocole qui modifie son régime d’assurance chômage, conjugué à la fragilité économique de son secteur de travail, à la course à l’audience que se livrent les chaînes, menace son avenir comme celui de nombre de professionnels du spectacle et de l’audiovisuel.

Pourquoi avez-vous fait le choix de travailler avec les chaînes de télévision ?

Manuela Fresil. L’économie de la télévision est très particulière. On peut faire le choix de ne pas passer par ces circuits, mais j’y suis contrainte si je veux vivre de mon métier. Cela pourrait passer par le câble mais alors l’apport financier est très faible et ne permet pas de dégager de quoi vivre, d’accéder à l’assurance chômage. Sauf à multiplier les films, auquel cas on sort du documentaire de création pour entrer dans la fabrication de magazines. Reste le cinéma, mais il y a très peu de place. Le documentaire indépendant englobe peu de gens.

Nous sommes dans une situation paradoxale. Les projets de films viennent des auteurs. À partir du moment où la chaîne donne son accord - ce qui peut être un vrai parcours du combattant -, on change de logique pour entrer dans celle des programmes. Cela suppose de jongler entre les exigences d’audience et le processus " naturel " de la création qui est d’affirmer un point de vue. Ce paradoxe se double de celui de notre statut, qui régit notre avenir concret. J’ai fait deux films dans l’année (Pour de vrai et Si loin des bêtes, diffusés sur Arte en 2003 - NDLR). J’avais obtenu l’ouverture de droits l’année dernière. C’est insuffisant pour cette année. Un film, c’est le pari de trois ans de travail. On commence à le préparer. Ensuite on s’emploie à convaincre une chaîne, ce qui peut être très long et parfois impossible. Puis il faut environ une année supplémentaire pour la réalisation.

Vous avez évoqué les exigences d’audience. Comment se traduisent-elles ?

Manuela Fresil. Il me semble que la pression se renforce, bien que sur Arte, par exemple, nous soyons sans doute privilégiés. De l’écriture télévisuelle à la manière de filmer, tout doit être en permanence négocié. Le film doit être " recevable " dans le cadre de la télévision. En même temps, je ne vois pas d’alternative. Je crois que le cinéma peut accueillir des documentaires de création, pas ceux qui questionnent la société, appuient où ça fait mal, sauf lorsqu’une autre société que la nôtre est interrogée, comme le fait entre autres Michael Moore. Nous nous dirigeons vers une industrialisation croissante de l’objet télévisuel. Par exemple le fait que l’émission Popstars accède au statut d’ouvre signifie que l’aide va aller à ceux qui produisent des choses qui vont rapporter beaucoup. Avec mes copains du métier, quand on se croise en ce moment, on se demande ce qu’on va faire comme boulot. Il est très difficile de revendiquer pour soi-même, en se décrétant indispensable. Après tout, des pays entiers vivent sans cinéma du tout.

Alors, une question en forme de provocation : pourquoi des documentaires à la télévision ?

Manuela Fresil. J’ai l’impression de proposer une manière de voir le monde moins pauvre. J’ai presque honte de m’exprimer ainsi tant c’est en décalage avec ce qu’est la télévision aujourd’hui. À quoi sert actuellement de proposer de la pensée alors que nous sommes dans un contexte de mise à bas des intellectuels ? C’est l’insulte suprême que j’ai entendu proférer l’autre jour, dans un dessin animé que regardait ma fille. François Chérèque, le patron de la CFDT, nous traite de privilégiés sur France-Inter. Je travaille absolument tous les jours, à l’exception des dimanches et de cinq semaines de vacances. Les productions me payaient jusqu’ici quarante-trois jours par an. Le reste du temps, je vis grâce aux ASSEDIC, non sans un certain malaise mais c’est le prix de mon indépendance. Il y avait déjà des années à sueurs froides mais on survivait. On pouvait avoir un pépin, un film qui ne se faisait pas. Là, on se fait liquider avec une grande muflerie. Nous, réalisateurs de documentaires, sommes un peu comme les petits-maîtres dans l’histoire de l’art. Ils avaient leur place dans l’esthétique. C’est une réflexion du réalisateur François Christophe que je partage. Si nous ne sommes plus là, qu’est-ce que le monde va perdre ? C’est aussi à vous spectateurs de répondre.

Cela veut-il dire que vous ne voyez pas d’issue ?

Manuela Fresil. Travailleurs de la culture, nous réclamons la liberté. C’est un étau dont il n’est pas évident de se dégager. Les programmes de télévision deviennent des marchandises comme les autres. J’ai l’impression de vivre une science-fiction. Si la télévision est réellement un média culturel important, alors des solutions sont possibles, à condition qu’existe une volonté politique. Sinon nous ferons toujours des films ; ce ne sera plus un métier, mais un hobby. On tournera le dimanche !

http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-01-14/2004-01-14-386141