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Cesare Battisti : En devançant l’horloge

Publie le mardi 18 mai 2004 par Open-Publishing

Chronique du médiateur, par Robert Solé

LE MONDE

Il est 12 h 30 environ, mardi 4 mai, quand le ministre de l’économie et des finances, Nicolas Sarkozy, commence une conférence de presse très attendue à Bercy. A quelques centaines de mètres de là, les premiers exemplaires du Monde sont déjà sortis des rotatives d’Ivry, avec cette manchette péremptoire : "Toutes les mesures du plan Sarkozy pour redresser l’économie française".

Comment le journal pouvait-il deviner ce qu’allait dire le ministre ? Don de voyance ? Fraude sur la marchandise ? Ou simple exercice de gymnastique informative pour devancer l’actualité ? C’est évidemment la troisième explication qui est la bonne, avec tout ce qu’elle suppose de chasse aux nouvelles, de savoir-faire professionnel... et de risques.

Contrairement à la quasi-totalité de ses confrères français, Le Monde n’est pas un quotidien du matin, mais du soir, ou plutôt de la mi-journée. Si le décalage horaire l’avantage pour les nouvelles en provenance d’Amérique, il est pénalisé pour tout ce qui concerne l’Europe : ce n’est jamais la nuit que se tiennent les conférences de presse ou que sont rendus publics les verdicts, les nominations et les opérations financières.

"Nous ne faisons ni un hebdomadaire ni un mensuel, mais un quotidien, dont le rôle est d’abord de donner les nouvelles du jour, remarque Edwy Plenel, le directeur de la rédaction. Donner tout ce qui doit être donné... Notre heure de sortie nous soumet à une double temporalité : il faut rendre compte à la fois de ce qui s’est passé et de ce qui va se passer. Pour être complet, Le Monde, qui est en vente jusqu’au lendemain soir, doit être le premier."

Chaque mercredi, le conseil des ministres, réuni en fin de matinée, à l’heure du bouclage, contraint le journal à jongler avec l’information. Pas question d’attendre le lendemain pour en rendre compte. Car les lecteurs de province n’en auraient alors connaissance que le surlendemain. Là, il ne s’agit plus d’être en avance sur les confrères, mais de ne pas être en retard. D’où un exercice compliqué, qui consiste à anticiper sans se tromper. Au conseil des ministres, rien n’est acquis : jusqu’à la dernière minute, une surprise est possible. Le Monde écrira tout ce qu’il sait, mais avec une prudence de Sioux : Untel "devait être nommé", tel projet de loi "devait être adopté"...

Pour la conférence de presse de Jacques Chirac, le 29 avril en fin de matinée, le journal avait pu obtenir la déclaration liminaire sur l’Europe que ferait le chef de l’Etat, et il l’a publiée dans son intégralité. C’était une manière de devancer l’actualité, tout en offrant aux lecteurs une exclusivité.

Nicolas Sarkozy, lui, a peaufiné jusqu’au dernier moment ses mesures, en liaison avec l’Elysée et Matignon. Après avoir fait le siège de son entourage, Le Monde a pu en avoir connaissance. Et il les a publiées, avec les précautions d’usage. L’article principal passait insensiblement du conditionnel au passé composé et au présent, selon une technique propre à la presse, qui ferait hurler un correcteur de dissertation française. On y lisait successivement que Nicolas Sarkozy "devait tenir une conférence de presse", qu’il "ne s’est pas contenté d’annoncer une vingtaine de mesures", qu’il "refuse de se laisser piéger par l’alternative dans laquelle certains dirigeants chiraquiens rêvaient de l’enfermer"et que, "prenant ses détracteurs à contre-pied, il a présenté un plan économique jouant sur un tout autre registre, celui de la rigueur, mais sans intégrisme".

De telles anticipations supposent un rapport de confiance entre les journalistes et leurs informateurs. Une rencontre d’intérêts aussi : si les premiers sont toujours à l’affût d’informations exclusives, les seconds jugent parfois utiles de les diffuser. Mais il arrive que les médias se heurtent à un mur ou se fassent piéger par de complexes stratégies de communication : par exemple, lors des différentes phases de la procédure budgétaire, où les chiffres ne sont pas vérifiables immédiatement.

Le journal était bien informé sur la conférence de presse du ministre de l’économie. Les mesures qu’il a annoncées par anticipation sont celles que M. Sarkozy devait détailler peu après. Dans son numéro suivant, Le Monde s’est contenté de rendre compte de l’ambiance de la conférence de presse, des questions des journalistes, des réponses du ministre et des réactions politiques. On aurait pourtant aimé un rappel - cette fois au présent, à l’affirmatif - des mesures annoncées. C’est souvent l’inconvénient de l’anticipation : ayant tout dit par avance, le journal ne se sent plus obligé de le redire quand l’événement a eu lieu. Un lecteur qui aurait manqué le numéro de la veille ne saurait pas exactement ce qu’a décidé M. Sarkozy.

Le Monde avait été moins bien inspiré le mois dernier en annonçant que Renaud Dutreil était nommé ministre de la justice dans le nouveau gouvernement Raffarin. L’article ne se contentait pas de donner cette (fausse) nouvelle, mais en soulignait la signification politique. Le lendemain, un rectificatif était publié, avec cette explication : "A 10 heures, mercredi matin, de bonnes sources, recoupées, y compris dans l’entourage du ministre, nous avaient affirmé que l’ex-secrétaire d’Etat aux PME avait été choisi pour remplacer Dominique Perben dans le gouvernement Raffarin III. Mais M. Perben, tenté par le ministère de la défense et pressenti pour les affaires sociales, a finalement fait part dans la journée de son souhait de conserver son poste. M. Dutreil a été averti par téléphone vers 14 heures, mercredi, qu’il n’obtiendrait donc pas ce ministère mais celui de la fonction publique et de la réforme de l’Etat."

Une solution simple serait évidemment d’attendre que l’événement ait eu lieu pour en rendre compte. Mais le média qui se contenterait de cette formule confortable perdrait peu à peu des lecteurs, qui iraient voir ailleurs. La chasse aux nouvelles, sinon aux scoops, fait partie intégrante du métier de journaliste. Il est légitime de vouloir être le premier à publier une information, à condition que celle-ci soit vérifiée : un retard vaut toujours mieux qu’une erreur.

Ces dernières années, Le Monde a beaucoup développé son souci d’être le premier - et de le souligner. La formule " Le Monde révèle" (qui agace de vieux lecteurs, habitués à plus de retenue) a fait son apparition dans les titres de première page : "Le Monde révèle le contenu du rapport sur les abus de l’intermittence" (15 janvier), "Le Monde révèle" la nature des inspections dont avait fait l’objet l’avion accidenté de Flash Airlines (17 janvier), "Le Monde révèle" la baisse de la délinquance dans les arrondissements parisiens (2 février), comme il "révèle" la teneur de la lettre sur le dopage adressée aux responsables du cyclisme français (12 février) ou les courriels échangés entre Vivendi et la Deutsche Bank (31 mars)...

L’anticipation ne se limite pas évidemment à des révélations. Elle relève aussi de l’analyse : ces derniers jours, par exemple, le journal s’est empressé de mettre en exergue les tortures et humiliations survenues dans les prisons irakiennes, pressentant qu’elles auraient d’énormes conséquences politiques.

Au-delà de l’actualité quotidienne, l’anticipation suppose d’ouvrir les yeux et de tendre l’oreille, sans parti pris, pour saisir l’air du temps et déceler des évolutions sociales. "La France s’ennuie", écrivait Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde du 15 mars 1968. "L’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion." Deux mois plus tard, la France s’embrasait, comme pour faire écho à ce brillant analyste qui, au fil de ses chroniques, avait su donner au mot "observateur" sa véritable dimension.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-364121,0.html